jeudi 18 avril 2019

[Laurens, Camille] La petite danseuse de quatorze ans






J'ai beaucoup aimé

Titre : La petite danseuse de quatorze ans

Auteur : Camille LAURENS

Editeur : Stock en 2017, Folio Gallimard en 2019

Pages : 176








 

Présentation de l'éditeur :   

« Elle est célèbre dans le monde entier mais combien  connaissent son nom ? On peut admirer sa silhouette  à Washington, Paris, Londres, New York, Dresde ou
Copenhague, mais où est sa tombe ? On ne sait que son  âge, quatorze ans, et le travail qu’elle faisait, car c’était déjà  un travail, à cet âge où nos enfants vont à l’école. Dans les  années 1880, elle dansait comme petit rat à l’Opéra de Paris,
et ce qui fait souvent rêver nos petites filles n’était pas un  rêve pour elle, pas l’âge heureux de notre jeunesse. Elle a  été renvoyée après quelques années de labeur, le directeur  en a eu assez de ses absences à répétition. C’est qu’elle avait  un autre métier, et même deux, parce que les quelques sous  gagnés à l’Opéra ne suffisaient pas à la nourrir, elle ni sa  famille. Elle était modèle, elle posait pour des peintres ou  des sculpteurs. Parmi eux il y avait Edgar Degas. »



Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Romancière, essayiste, Camille Laurens a publié une vingtaine d’ouvrages, parmi lesquels Dans ces bras-là (prix Femina 2000) et Celle que vous croyez (Gallimard, 2016). Elle est traduite dans plus de trente pays.

 

 

Avis :

Réalisée en cire et portant de véritables cheveux, jupon et chaussons, la petite danseuse de quatorze ans d’Edgar Degas, présentée dans un cylindre de verre comme un spécimen anatomique conservé dans du formol, choqua ses contemporains. Elle n’avait certes rien de commun avec l’idéal classique des statues antiques. Qu’étaient donc les intentions de l’artiste, lorsqu’il s’imprégnait de l’univers des danseuses de l’opéra, alors si peu éloigné du monde des courtisanes et de la prostitution ? Pourquoi insistait-il sur certains traits, enlaidissant ses modèles comme pour faire écho aux croyances phrénologiques alors à la mode ? Et surtout, pourquoi cette statue, dont plusieurs exemplaires coulés en bronze sont aujourd’hui visibles dans plusieurs grands musées, nous émeut-elle toujours ?

Camille Laurens est partie sur les traces du peintre sculpteur et de son modèle, au travers d’une enquête approfondie dont le résultat est ce texte court, érudit et personnel, qui, sans jamais faire œuvre de fiction, nous retrace avec sensibilité la vie particulièrement dure des petits rats d’opéra au 19e siècle, que les premières lois sur le travail des enfants protégeront moins que les autres, et qui, souvent, dans le meilleur des cas trouvaient un protecteur – puisqu’il était à la mode d’entretenir sa danseuse -, sinon, finissaient sur le trottoir.

L’explication du contexte social permet d’éclairer les choix de Degas et de comprendre la véritable portée artistique de cette œuvre que vous ne verrez plus du même œil après cette lecture. Le texte est d’autant plus chargé d’émotion que l’auteur, véritablement prise de tendresse pour ce petit rat, en vient à évoquer des souvenirs intimes liés à sa propre famille.

Un très beau texte, qui a su tirer la quintessence d’une imposante documentation pour nous faire comprendre, très simplement, l’émotion suscitée par cette petite danseuse de quatorze ans, qui, sans Edgar Degas, serait restée à jamais dans l’obscurité de sa triste condition d’enfant exploitée. (4/5)

 

Citations :

Les lois Jules Ferry de 1881 et 1882, qui rendront l’enseignement primaire public et gratuit puis obligatoire pour tous les enfants de six à treize ans, n’existent pas encore, et du reste l’Opéra sera longtemps dispensé de les appliquer : pour les petites danseuses, l’enseignement primaire ne sera obligatoire qu’en 1919. L’écrivain Théophile Gautier, auteur sur le sujet d’un texte peu connu quoique incisif intitulé « Le rat », ironise tristement sur l’ignorance crasse de ces « pauvres petites filles » qui savent à peine lire et qui « feraient mieux d’écrire avec leurs pieds : ils sont plus exercés et plus adroits que leurs mains ».

L’Opéra de Paris recrute en effet des « petits rats » dès l’âge de six ans, qu’on appelle plus tard des « marcheuses » parce qu’elles passent leur temps à exécuter des pas, d’abord en salle de cours, puis sur scène où elles n’apparaissent que vers treize ou quatorze ans – Marie y fera ses débuts dans La Korrigane, ballet en deux actes. Là encore, Théophile Gautier se gausse de ce surnom de « marcheuses » qui anticipe leur proche avenir sur le bitume. 

Les « marcheuses » finissent bien souvent dans une maison close – le lupanar est un autre topos de la peinture et de la littérature – mais l’étoile comme la ballerine de troisième ordre, pour peu qu’elle soit belle, évolue dans les « hautes sphères du dandysme et de la politique ». Au foyer de l’Opéra ou en coulisses, aristocrates, membres du Jockey Club, grands bourgeois, journalistes influents, hommes politiques se pressent autour d’elle. Elle est la maîtresse d’un député, d’un pair de France, d’un héritier dont elle « mange le capital ». Le célèbre baron Haussmann, par exemple, défraie la chronique par la liaison scandaleuse qu’il entretient avec une jeune ballerine. Dans cette époque vénale et jouisseuse, il est de bon ton d’« avoir sa danseuse ». 

Une autre source de revenu se profile derrière le petit rat, tolérée sinon reconnue. Ce qui serait aujourd’hui dénoncé comme pédophilie, proxénétisme ou corruption de mineure est alors une pratique ordinaire dans cet univers où, selon Théophile Gautier, « les mœurs en usage sont une absence totale de mœurs ». Du reste, la majorité sexuelle a été fixée à treize ans par la loi de 1863 – elle l’était auparavant à onze. En coulisses, la profession d’entremetteuse entre les admirateurs mâles et les mères pour « présenter » leurs filles jouit donc d’un statut quasi officiel. La police ferme les yeux, de même que la direction de l’Opéra.

En outre, Degas a une passion pour la musique – Mozart, Gluck, Massenet, Gounod –, c’est sa première et principale raison de fréquenter l’Opéra avant de s’apercevoir, à travers des ballets aux chorégraphies subtiles, que, par la danse, « la musique devient dessin ».

Marie Van Goethem n’est qu’une jeune ouvrière de la danse et une petite fille seule, solitaire. Personne ne se soucie de son sort. Degas la modèle dans sa simplicité, dans son dénuement. La sculpture permet de figurer le vide autour d’elle : pas de décor, pas de compagnie. On fait le tour d’une statue comme on fait le tour d’une question, on l’examine sous tous les angles. « La petite Nana » se découpe sur fond de néant.

Degas désire abattre le stéréotype, asséner une vérité que la société ignore – veut ignorer. La danse n’est pas un conte de fées, c’est un métier pénible. Cendrillons sans marraine, les petits rats ne deviennent pas des princesses, et leurs cochers sans carrosse restent des souris grises comme le coutil de leurs chaussons. Ce sont des enfants qui travaillent, à l’instar des cousettes, des petites bonnes, des vendeuses, mais plus durement encore. 

On ne saurait nier que le visage de la Petite Danseuse offre certains des traits dénoncés comme typiquement criminels par la phrénologie et l’anatomie médicale de l’époque – front fuyant, mâchoire prognathe, pommettes saillantes, cheveux épais. Et il est avéré qu’Edgar Degas s’est beaucoup renseigné sur ces théories physionomistes, qu’illustrent plusieurs de ses portraits peints ou de ses monotypes de bordel. Il n’est pas le seul. Ces travaux physiognomoniques étaient très prisés par les artistes et les écrivains du XIXe siècle. Ainsi, Honoré de Balzac possédait les œuvres complètes de Lavater, illustrées de six cents gravures parmi lesquelles il choisissait les traits de ses personnages en fonction du caractère qu’il souhaitait leur imprimer : à visage laid, âme mauvaise. Émile Zola affirmait avoir lu tout Lombroso, en tirant des réflexions sur l’atavisme et la dégénérescence héréditaire. Victor Hugo visitait les prisonniers pour vérifier si leurs penchants criminels étaient gravés sur leur visage. 

On peut raisonnablement penser qu’il a fait pour elle ce qu’il a fait pour eux, forçant les traits naturels de son jeune modèle afin de lui donner les caractéristiques d’une criminelle. Certes, elle n’a tué personne, mais son délit n’en est pas moins grave si l’on se souvient de l’affirmation du Dr Lombroso : « La prostitution est la forme du crime chez la femme. » Par son pouvoir de dépravation, la « fille » suscite le même mépris et la même répression que les assassins. Et c’est bien ainsi que sera perçue Marie par tous les commentateurs, comme une prostituée en acte ou en germe, une sauteuse. Le critique Paul Mantz traduira le sentiment général en évoquant « un visage où tous les vices impriment leurs détestables promesses ». Et les visiteurs, en la comparant à un « singe » ou à une « Aztèque », la renvoient, ainsi que le note Douglas Druick, « aux premiers stades de l’évolution humaine.


Souvenir de voyage :

 

MET de New York

 

 

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