samedi 30 novembre 2024

Bilan de mes lectures - Novembre 2024

 

 

Coups de coeur :

 

 ASSOR Abigail : La Nuit de David
KANG Han : Impossibles adieux
PAULIN Frédéric : Nul ennemi comme un frère
QUENTIN Abel : Cabane
 


 

J'ai beaucoup aimé:

 
BOUILLIER Grégoire : Le syndrome de l'Orangerie
HUMM Philibert : Roman de gare
JOAN-LLUIS Lluis : Junil 
JONCOUR Serge : Chaleur humaine
LOUBIERE Sophie : Obsolète
MAGEE Michael : Retour à Belfast
VINGTRAS Marie : Les âmes féroces
 

 

 

J'ai aimé :

 
BORDES Gilbert : La Malbête
MINOUI Delphine : Badjens
 

 

 

vendredi 29 novembre 2024

[Joan-Lluis, Lluis] Junil

 



 J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Junil
            (Junil a les terres dels bàrbars)

Auteur : Lluis JOAN-LLUIS

Traduction : Juliette LEMERLE

Parution : en catalan en 2021,
                  en français (Les Argonautes)
                  en 2024

Pages : 288

 

 


 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

À l’aube du premier siècle, aux marges de l’Empire romain, la jeune Junil travaille dans la librairie de son père tyrannique. Elle fabrique des rouleaux de papyrus aux côtés d’esclaves qui lui apprennent à lire. Les vers du grand Ovide, surtout, éveillent en elle des émotions puissantes.
Bientôt contrainte de fuir l’Empire, Junil embarque avec trois amis esclaves dans un voyage périlleux au cœur des terres barbares. Mais qui sont au juste ces barbares ? Et si, au bout du chemin, ce n’était nul autre que le poète exilé, Ovide en personne, qui les attendait ?
Avec Junil, conte moderne et véritable phénomène public en Catalogne, Joan-Lluís Lluís nous offre un hommage vibrant au pouvoir émancipateur des histoires.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Auteur français d’expression catalane, Joan-Lluís Lluís a grandi dans une petite ville à côté de Perpignan. De son engagement pour la langue catalane et de sa sensibilité pour l’oppression sociale des minorités sont nés des romans d’une force narrative inouïe. 

 

Avis : 

Défenseur des langues régionales, l’écrivain français d’expression catalane Lluis Joan-Lluis nous transporte à l’aube du premier millénaire pour une fable aux allures d’Odyssée soulignant l’importance de la langue dans la constitution de l’identité collective.

Un Empire au Sud ; des barbares au Nord ; la poésie d’Ovide et l’exil du poète à Tomis, l’actuelle Constanța en Roumanie, « tellement loin qu’on dirait que c’est à la fin de tout ce qui existe » : tels sont les seuls repères spatio-temporels dans ce roman qui, bien plus ancré dans l’imaginaire que dans l’Histoire, cherche avant tout à nous faire revenir à un point d’origine, lorsque langue et littérature commencent tout juste à faire prendre la sauce de l’identité culturelle à travers début de tradition orale et premiers textes fondateurs.

Tout commence par la persécution et l’aspiration à la liberté. Ils sont d’abord quatre à se résoudre à tout quitter pour l’inconnu : Junil, une jeune fille traitée en esclave par un père tyrannique, mais qui, à force d’encoller les papyrus formant les rouleaux vendus dans la librairie paternelle, s’est mise à s’intéresser à leur contenu ; Trident, l’esclave copiste qui, lui ayant appris à lire et à écrire, lui a transmis l’amour des textes, en particulier des poèmes d’Ovide dont Les Métamorphoses au nom ici hautement symbolique ; le bibliothécaire Lafas qui, voué au confinement par sa consécration à Minerve, vivait jusqu’ici cloîtré dans son savoir livresque ; enfin, Dirmini qui, déjà marqué dans sa chair, sait que la mort est au bout de son destin de gladiateur. Un enchaînement de péripéties mettant leur vie en danger parachève leur rupture de ban et les voilà tous quatre lancés sur les routes, fuyant l’Empire pour la lointaine terre des Alains dont on dit qu’ils méprisent l’esclavage, mais obligés de traverser les contrées du Nord aux mains de pillards et de tribus barbares.

S’ensuit un récit à la fois d’aventure et d’apprentissage, jalonné d’épreuves et de dangers, où partis quatre, ils poursuivent de plus en plus nombreux, agrégeant peu à peu à leur petite troupe une moisson de ces barbares qu’ils redoutaient tant et qui, maintenant qu’en ces nouvelles contrées ils sont eux-mêmes devenus des étrangers, finissent par leur paraître toujours plus familiers, mus qu’ils sont tous par le même idéal de liberté. Ils leur faudra d’abord s’inventer une langue commune, condition de partage de leurs histoires respectives et bientôt de leur avenir commun, lequel s’incarnera, au gré de récits oraux, puis progressivement écrits, en une geste laissant une large place à une mythologie et à un imaginaire partagés. Ainsi, de l’oralité toujours plus stimulée et augmentée par l’imagination des uns et des autres aux traces écrites permettant la survie de la mémoire et le prolongement de soi, l’on assiste à la création de longs poèmes homériques, à la découverte des vertus de la lecture et, ce faisant, à l’émergence d’un nouvel ordre fait d’émancipation, de rêve et de liberté.

Jolie fable antique rendant discrètement hommage à Ovide et à Sophocle, mais aussi à tous les conteurs homériques au travers d’un voyage épique vers l’émancipation au sens large, Junil est avant tout l’histoire d’un apprentissage et d’une élévation, celui de l’humanité grâce à la maîtrise du langage, puis de l’écriture et de la lecture, le tout incarné en une poignée de personnages attachants. (4/5)
 

 

Citations : 

 – C’est ça, l’écriture… (...)
On peut marquer les nuages, la terre, la rivière… Mais aussi la joie, le courage, la fatigue, tout… Et les contes que tu dis aussi… On pourrait les marquer… comme ici, mais sur un autre rouleau… comme ça personne n’aurait à faire l’effort de s’en souvenir… Le papyrus s’en chargerait tout seul… (...)
– Et à quoi sert un diseur de contes s’il ne sait pas se les rappeler ? D’où sortira-t-il les mots s’il ne les a pas en lui ? Un diseur n’invente pas, il mélange les mots qui sont en lui et les dit, dans un ordre différent à chaque fois… Et c’est cet ordre qui fait un nouveau conte, mais les mots sont les mêmes. On ne peut pas parler sans les mots qu’on porte déjà en soi… C’est en se rappelant des contes qu’on finit par connaître tous les mots… Ce que vous me racontez, ça n’a pas de sens. Si je marquais les mots, je n’aurais plus besoin de les savoir tous et alors je ne trouverais plus de conte en moi…



Ma mère aussi nous parlait d’animaux dans ses contes, mais c’étaient des animaux de tous les jours, et c’était comme si elle les faisait vivre parmi nous, tu vois ? Et les guerriers dont elle parlait, c’étaient des guerriers de chez nous, on pouvait leur donner un vrai nom, untel ou untel. Et on avait peur, bien sûr, 193 mais pour de faux, tu me suis ? C’était comme jouer à nous faire peur, pour qu’on soit sage… Mais avec le Vieux c’était autre chose. Il y avait comme un poids, dans son histoire. Comme si rien ne pouvait jamais finir bien… Et quand j’y pense maintenant, à ce qu’il nous racontait, je vois des bêtes énormes, bien plus grosses qu’en réalité, et des guerriers géants, et des femmes aussi, avec leur con… Oui, c’est ça, comme s’ils venaient d’un autre monde. Mais comment c’est possible ? Cette impression, je veux dire… Alors comme toi, Junil et Trident, vous parlez souvent de tous ces poèmes écrits que vous aviez autrefois, et comme Junil lit tout le temps ce papyrus plein de dieux et de gens étranges, et que je ne comprends pas non plus, je me demande si on peut faire vivre ces guerriers géants sans vraiment le dire avec des mots, tu vois ? Plutôt que de dire : « Regardez, ce guerrier-là est géant », montrer qu’il est géant sans vraiment le dire avec des mots… Tu penses que je dis n’importe quoi, hein ? Ah, toi aussi tu y penses beaucoup, au Vieux ? Parce qu’il avait de grands mots, tu dis ? Tu crois que c’est ça ? Qu’il y a des mots qui sont grands ? Des mots qui dévoilent ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Qui dévoilent quoi ? Bon sang, Lafas, explique-moi ça, tu veux bien !


 

mercredi 27 novembre 2024

[Kang, Han] Impossibles adieux

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Impossibles adieux
           (Jagbyeolhaji anhneunda)

Auteur : Han KANG

Traduction : Kyungran CHOI et Pierre BISIOU

Parution :  en coréen en 2021,
                   en français en
2023 (Grasset)

Pages : 336

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Comme un long songe d’hiver, ce nouveau roman de Han Kang nous fait voyager entre la Corée du Sud contemporaine et sa douloureuse histoire.
Un matin de décembre, Gyeongha reçoit un message de son amie Inseon. Celle-ci lui annonce qu’elle est hospitalisée à Séoul et lui demande de la rejoindre sans attendre. Les deux femmes ne se sont pas vues depuis plus d’un an, lorsqu’elles avaient passé quelques jours ensemble sur l’île de Jeju. C’est là que réside Inseon et que, l’avant-veille de ces retrouvailles, elle s’est sectionné deux doigts en coupant du bois. Une voisine et son fils l’ont trouvée évanouie chez elle, ils ont organisé son rapatriement sur le continent pour qu’elle puisse être opérée de toute urgence. L’intervention s’est bien passée, son index et son majeur ont pu être recousus, mais le perroquet blanc d’Inseon n’a pas fait le voyage avec elle et risque de mourir si personne ne le nourrit d’ici la fin de journée. Alitée, elle demande donc à Gyeongha de lui rendre un immense service en prenant le premier avion à destination de Jeju afin de sauver l’animal.
Malheureusement, une tempête de neige s’abat sur l’île à l’arrivée de Gyeongha. Elle doit à tout prix rejoindre la maison de son amie mais le vent glacé et les bourrasques de neige la ralentissent au moment où la nuit se met à tomber. Elle se demande si elle arrivera à temps pour sauver l’oiseau d’Inseon, si elle parviendra même à survivre au froid terrible qui l’enveloppe un peu plus à chacun de ses pas. Elle ne se doute pas encore qu’un cauchemar bien pire l’attend chez son amie. Compilée de manière minutieuse, l’histoire de la famille d’Inseon a envahi la bâtisse qu’elle tente de rejoindre, des archives réunies par centaines pour documenter l’un des pires massacres que la Corée ait connu – 30 000 civils assassinés entre novembre 1948 et début 1949, parce que communistes.
Impossibles adieux est un hymne à l’amitié, un éloge à l’imaginaire, et surtout un puissant réquisitoire contre l’oubli. Ces pages de toute beauté forment bien plus qu’un roman, elles font éclater au grand jour une mémoire traumatique enfouie depuis des décennies.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en 1970 à Gwangju, Han Kang a étudié la littérature à l’université de Yonsei, à Séoul. Elle débute sa carrière littéraire comme poétesse puis publie son premier roman à l’âge de 24 ans. C’est en 2016 que le monde entier découvre son œuvre, lorsqu’elle remporte le très prestigieux Booker Prize pour La Végétarienne. Elle est aujourd’hui considérée comme la plus grande autrice coréenne, la parution de chacun de ses livres constitue un événement dans son pays et à l’international.

 

 

Avis :

La Coréenne Han Kang a choisi l’onirisme pour évoquer, entre songe et réalité, un épisode sanglant, longtemps resté tabou, de l’histoire de son pays.

Lorsque, en pleine guerre froide en 1948, une insurrection déclenchée par des violences policières enflamme l’île de Jeju, à une centaine de kilomètres de la côte coréenne, les Américains encore pour peu de temps au pouvoir à Séoul n’y vont pas par quatre chemins. Persuadés d’avoir affaire à un bastion communiste, ils lancent une répression terrible. En moins d’un an, 30 000 civils sont massacrés – un îlien sur dix – et, pendant que plus encore s’enfuient vers le Japon, des dizaines de milliers d’autres se retrouvent arbitrairement emprisonnés et torturés. L’île dont des villages entiers ont été rayés de la carte, reste totalement bouclée jusqu’en 1954, des décennies de discrimination attendant les descendants des victimes. Il faudra attendre 2014 pour que les faits soient officiellement reconnus et que, quelques années plus tard, commence la réhabilitation des familles traumatisées. Désormais, le 3 avril est jour de commémoration en Corée du Sud. Est enfin venu le temps d’apaiser ces ombres que l’Histoire a d’autant plus aisément prétendu effacer que devait suivre, dès 1950, l’hécatombe plus grande encore de la guerre de Corée.

C’est ainsi qu’après avoir longtemps attribué ses cauchemars récurrents à son livre sur des massacres commis sur le continent pendant la guerre, la narratrice Gyeonghu va devoir passer par un étrange parcours initiatique aux allures de conte fantastique pour réaliser son erreur. Ex-journaliste devenue romancière à Séoul, elle peine à repousser ses idées noires depuis sa rupture familiale, lorsqu’un SMS vient chambouler ses préoccupations. Hospitalisée en urgence à Séoul, son amie Inseon, photographe et documentariste reconvertie ébéniste depuis son retour à Jeju, lui demande de se rendre chez elle toute affaire cessante pour y nourrir son perroquet. Le voyage sous une tempête de neige qui paralyse bientôt le pays se mue en véritable épreuve, nature et éléments semblant s’être ligués pour contrecarrer sa route. Au terme d’un parcours périlleux et semé d’embûches l’attend une maison isolée, sans eau ni électricité, plombée de silence par la neige et la nuit obscure. « Une maison où toute la nuit un arbre s’avance en agitant ses longs bras. Une maison avec d’un côté une rivière à sec, tandis que de l’autre côté se trouve un village brûlé de suppliciés. »

Là, dans cet espace comme sorti du temps et du monde ordinaire, en un état de transe favorisé par la lumière étroite et vacillante d’une bougie qui anime d’immenses ombres sur les murs en laissant croire à la présence fantomatique d’Inseon, Gyeonghu découvre avec stupeur, patiemment rassemblées, d’abord par la mère de son amie, puis par Inseon elle-même, les terribles archives du drame vécu en ces lieux depuis trois quarts de siècle. Dans un mélange de visions, d’images et de songes, l’ombre d’Inseon raconte l’histoire de sa mère depuis ce jour terrible de 1948 où, enfants cherchant désespérément leurs parents, elle et sa sœur se sont retrouvées à dégager de la neige, visage après visage, les cadavres de leur village martyr. Cette mère qu’adolescente et rêvant d’une autre vie à la capitale, Inseon a si longtemps méprisée, devait s’avérer une infatigable combattante de la vérité, acharnée pendant des décennies à retrouver son frère disparu.

Tandis que le lecteur progresse entre neige et brouillard laissant entrevoir, comme d’obsédants symboles fantomatiques, les silhouettes raidies et torturées des troncs noirs de la forêt, le récit se dévoile une puissante métaphore du travail et des souffrances de la mémoire privée de vérité. Hantés par ce passé traumatique passé sous silence, les vivants ont besoin de savoir ce qu’il est advenu de leurs morts pour enfin s’autoriser à vivre, à tout le moins envisager un début d’apaisement. Alors que depuis quelques années, le gouvernement de Corée du Sud a commencé à reconnaître la déformation historique et la dissimulation de la vérité sur les massacres de civils, cette œuvre littéraire tout en délicatesse et subtilité vient elle aussi rendre compte, en un poignant hommage, des blessures profondes infligées aux victimes et aux familles. Coup de coeur. (5/5)


 

Citations :

La rue est vide. Aucune circulation sur la deux-voies. Rien ne bouge sinon la neige qui tombe mollement. Un feu rouge s’allume dans le vide, couvert de flocons. Le bus stoppe devant le passage piéton. Chaque flocon qui se pose sur l’asphalte semble hésiter un instant. Oui… bien sûr… Comme le lamento de quelqu’un qui aurait l’habitude de terminer ainsi ses conversations, comme une musique qui approche de son terme et du silence, comme l’extrémité des doigts qui se baissent au lieu de se poser sur l’épaule d’une personne, les flocons entrent en contact avec l’asphalte noir et humide, où ils s’évanouissent sans laisser de trace.
 

Inseon se lève et son ombre s’étend jusqu’au plafond. Selon ses mouvements, tandis qu’elle range les livres dans la boîte et referme le couvercle, son ombre prospère ou se réduit.
 « Si nous passions dans la chambre ? »
 Je ne réponds pas, sa question était rhétorique.
 Comment faire avec la bougie ?
 Inseon va vers l’évier et revient avec un gobelet en carton dans une main, et une paire de ciseaux dans l’autre. Dans le fond du gobelet, elle perce une croix afin d’y faire un trou. Elle détache la bougie de la table et l’enfonce dans le gobelet. À travers le carton pâle, la lumière est plus douce.
 « Viens. »
 Je ne bouge pas.
 « Je voudrais que nous regardions quelque chose ensemble. »
 L’ombre d’Inseon, de presque deux fois sa taille, s’approche de moi en dansant sur le papier peint blanc du plafond.
 Si je repousse ma chaise et que je me lève, c’est pour arrêter cette ombre. Pour empêcher qu’elle ne se répande comme de l’encre renversée, et n’avale la mienne.
 

Inseon me précède avec la bougie. Nos corps ne se touchent pas mais nos ombres flottent sur les murs comme deux géants siamois liés par leurs épaules.
Inseon entre dans la chambre. (…) Avant d’y entrer à mon tour, je regarde derrière nous. Le salon et la cuisine, obscurs, abandonnés par la bougie, forment une mer sombre. Quand je fais un pas dans la chambre éclairée par le clair-obscur de la bougie, j’ai l’impression de pénétrer dans une bulle d’air subsistant dans la cale d’un navire naufragé. De l’épaule, je referme la porte, comme pour empêcher l’eau d’envahir notre refuge.
 

Je regarde les ténèbres au-dehors. Comme le silence sous la mer. Si j’ouvrais la fenêtre, des torrents d’eau noire s’abattraient sur moi.
 

Après la constitution du gouvernement, en 1948, la ligue Bodo avait été formée en regroupant des gens classés à gauche pour, soi-disant, les réformer et les convertir. Il suffisait qu’un membre de la famille ait assisté à un rassemblement politique progressiste pour que tous soient enrôlés dans la ligue. S’y trouvaient aussi des gens dont les noms avaient été arbitrairement donnés par les chefs de villages, pour atteindre les quotas du gouvernement, et bien d’autres qui s’y inscrivaient volontairement en échange de riz ou d’engrais. Certains étaient incorporés avec femme et enfants et aïeux. Quand la guerre a éclaté, à l’été 1950, ils ont tous été arrêtés en suivant les listes, et fusillés. Entre deux cent et trois cent mille victimes auraient été enterrées dans le plus grand secret, partout dans le pays.
 
 
C’est là que j’ai compris. Quelle terrible douleur est l’amour.


Ce n’est pas une suite de hasards si trente mille personnes ont été massacrées sur cette île cet hiver-là, et deux cent mille sur le continent l’été suivant. Il y avait un ordre du gouvernement militaire américain, il fallait empêcher le communisme de gagner du terrain, fût-ce en assassinant trente mille habitants de l’île ; les jeunes extrémistes de droite issus du nord, pleins de certitudes et de rancunes, sont arrivés sur l’île ; forts d’une formation de deux semaines ils portaient des uniformes de la police et de l’armée ; les accès à l’île ont été fermés ; la presse était sous contrôle ; une folie comme pointer une arme sur la tête d’un nourrisson était autorisée, pire, récompensée ; mille cinq cents enfants de moins de dix ans ont été tués de cette façon ; avant même que le sang versé sur l’île ait coagulé, la guerre a éclaté et, suivant le modèle élaboré sur cette île, deux cent mille personnes, triées dans chaque ville et village, ont été déportées par camions entiers, emprisonnées, fusillées et enterrées en secret, avec interdiction aux familles de réclamer les dépouilles. Parce que la guerre n’avait pas pris fin, parce que ce n’était qu’un armistice. Parce qu’il y avait d’autres ennemis de l’autre côté de la frontière. Les familles des victimes ont été marquées au fer rouge par la douleur, et ceux qui auraient voulu parler se sont tus en sachant ce qui leur arriverait s’ils parlaient. Il a fallu des décennies avant que ne soient exhumés des crânes perforés et leurs balles, dans les vallées, dans les mines ou sous le tarmac d’un aéroport. Et il reste toujours des ossements, partout, disséminés, enterrés.


 

lundi 25 novembre 2024

[Bouillier, Grégoire] Le syndrome de l'Orangerie

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le syndrome de l'Orangerie

Auteur : Grégoire BOUILLIER

Parution : 2024 (Flammarion)

Pages : 432

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

En se rendant au musée de l’Orangerie, voici que, devant Les Nymphéas de Monet, l’auteur est pris d’une crise d’angoisse. Contre toute attente, les Grands Panneaux déclenchent chez lui un vrai malaise. Sans doute l’art doit-il autant à l’artiste qu’au « regardeur » – mais encore ? Redevenant pour l’occasion le détective Bmore, Grégoire Bouillier décide d’en avoir le cœur net. Les Nymphéas de Monet cacheraient-ils un sombre secret ? Monet y aurait-il enterré quelque chose ou même quelqu’un ? Et pourquoi des nymphéas, d’abord ? Pourquoi Monet peignit-il les fleurs de son jardin jusqu’à l’obsession – au bas mot quatre cents fois pendant trente ans ? Obsession pour obsession, commence alors une folle enquête qui, entre botanique, vie amoureuse de Monet et inconscient de l’œuvre, mènera Bmore de l’Orangerie à Giverny en passant par le Japon et même par Auschwitz-Birkenau, pour tenter d’élucider son « syndrome de l’Orangerie ». Lequel concerne plus de monde qu’on l’imagine. Lequel dit qu’entre l’œil qui voit et la chose qui est vue, il y a un mystère qui n’est pas seulement celui de la peinture.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Grégoire Bouillier est né en 1960. Il est l’auteur de Rapport sur moi (Allia, prix de Flore 2002), L’Invité mystère, Cap Canaveral (Allia 2004 2008) et du Dossier M, Livre 1 et 2 (Flammarion 2017 et 2018 prix Décembre), et du Coeur ne cède pas (Flammarion, 2022, prix André Malraux et prix Honoré de Balzac), tous très remarqués par la critique.

 

 

Avis :   

Les livres-enquêtes de Grégoire Bouillier disent autant de lui que de son sujet. C’est d’autant plus flagrant lorsque, comme ici, il est question de rencontre artistique, autrement dit de la confrontation de deux inconscients, celui du « regardeur » et celui de l’oeuvre. Plus que jamais se dévoilent sous l’humour de l’auteur ses propres obsessions face à la vie et à la mort, alors qu'explorant la biographie de Monet, il se lance tous azimuts dans une auscultation très personnelle de sa peinture.

Troublé que, contrairement à tant d’autres visiteurs, le terme « morbide » soit le premier qui lui vienne à l’esprit devant l’ensemble mural des Nymphéas de Monet au musée de l’Orangerie, l’auteur s’interroge. Ne s’agit-il que de son humeur, où se cacherait-il dans le bassin des nymphéas quelque triste motif lui renvoyant en miroir ses propres dispositions ? Convoquant aussitôt son alter ego le détective Bmore, déjà à l’oeuvre dans Le coeur ne cède pas, voilà notre homme qui, faisant fi des protestations de Penny, l’assistante fictive qui, non sans cocasserie, lui sert dans cette histoire de Jiminy Cricket, s’immerge dans une nouvelle enquête de son cru.

Divaguant comme à son habitude – quoique de manière un peu plus contrôlée, son éditeur, plaisante-t-il, l’ayant enjoint à moins de bavardage délibéré – de digressions en associations d’idées reflétées avec humour par l’imbrication de ses phrases et de ses parenthèses, il enchevêtre les fils narratifs, explore les hypothèses les plus diverses, même farfelues, enfin fouille son sujet à la lumière de ses obsessions sans craindre de se perdre ou de se contredire parfois. « Je fais partie du livre », écrit-il, et il se met en scène dans ce récit qui est en même temps un voyage, un cheminement personnel et un questionnement aussi scrupuleux que subjectif. Ainsi, à la biographie de Monet, aux fantômes de la guerre, du fils aîné et de l’irremplaçable Camille, enfin aux affres du peintre perdant la vue, se mêlent des souvenirs personnels de l’auteur, le malaise persistant ramené d’une visite à Auschwitz-Birkenau, et tant d’autres expériences susceptibles d’avoir plus ou moins maille à partir avec ses sombres projections artistiques. D’une prétendue psychanalyse des tableaux de Monet à celle de l’écrivain, il n’y a qu’un pas…

Brillant, drôle, d’une dextérité formelle illustrant à merveille le propos, ce dernier ouvrage de Grégoire Bouillier s’avère ainsi au final, au travers du miroir aux reflets changeants tendu par le bassin des nymphéas de Monet, une formidable et fort originale entreprise d’introspection, en même temps qu’un hommage extrêmement personnel – au risque de parfois distancer le lecteur ? – à Monet, à sa peinture et à l’art en général.

« Ce qu’il faudrait, c’est accéder à sa propre voyance. C’est dépasser la légende qui se trouve sous le tableau comme la légende qui l’auréole au-dessus. Histoire de se doter d’un regard à soi, d’un regard neuf, d’un regard d’abord muet. » Mission parfaitement accomplie ! (4/5)

 

 

Citations :

Personne n’est maître de son inconscient, surtout lorsqu’il rencontre l’inconscient d’une œuvre d’art. On oublie que si on regarde un tableau, le tableau nous regarde d’abord. Il nous regarde même mieux que nous le voyons. Car c’est lui qui plonge d’abord son regard dans le nôtre.


« Dans le combat entre toi et le monde, soutiens le monde », écrit aussi Kafka, cette fois au beau milieu de la guerre, le 8 décembre 1917. Soutenir le monde contre sa propre malfaisance. Tout est dit ! C’est lorsque le bien comprend qu’il ne viendra pas à bout du mal qu’il devient lui-même le mal absolu. Devient fanatique !


Pour autant, Monet ne se prit jamais lui-même en photo (à l’époque, on laissait à d’autres le soin de vous photographier ; à l’époque, l’autre n’était pas soi et soi n’était pas un autre qu’on s’inventait pour la galerie).


Parvenu à ce point de perception suprasensible des Nymphéas, mon malaise de l’Orangerie ne m’apparaît définitivement plus usurpé. D’ailleurs, je vais le baptiser « syndrome de l’Orangerie ». En toute modestie. En miroir du syndrome de Florence de Stendhal. Car l’angoisse peut, autant que le beau et peut-être davantage, donner le sentiment du sublime. Provoquer en nous des troubles magnifiquement psychiatriques.


Pourquoi des nymphéas ? Pourquoi peindre, trente années durant, les mêmes fleurs d’eau de son jardin, fût-ce sous des angles différents et au gré de lumières sans cesse changeantes ? Pourquoi en avoir fait son sujet de prédilection ? Son leitmotiv, sa fleur fétiche, son objet transitionnel ? Le sujet central de son œuvre et de sa vie de peintre ? Pourquoi en avoir fait un sujet ? Il n’y a que moi que cela intrigue ?


Une bibliothèque dit beaucoup de son propriétaire. On voit ce qu’il aime, ce qui l’intéresse, à quoi il rêve, ses goûts et ses secrets, sa quête. On voit son intériorité. (Ce pourquoi les maisons sans livres n’ont pas d’âme.)


« Chez Monet, la mort apparaît toujours placée dans une lumière spéciale. C’est la mort fardée des couleurs de la vie. »


Toute la réalité se trouvait incroyablement inversée. Absolument dédoublée. C’était fascinant. Il fallait venir ici pour se rendre compte que le bassin aux nymphéas était un miroir, à la fois immense et parfait. À l’eau, il substituait l’air. Il transformait, en le retournant comme un gant, l’incommensurable en commensurable. Il faisait descendre le ciel sur la Terre, jusqu’à devenir lui-même le ciel, le Très-Haut. Si, pour les catholiques, les âmes montaient au ciel, elles descendaient ici tout en bas, dans le Très-Eau. 


Andy Warhol, qui s’y connaissait ô combien en séries, a livré un autre secret de l’art sériel : « Plus on regarde exactement la même chose, écrit-il, plus elle perd tout son sens, et plus on se sent bien, avec la tête vide. » La répétition est un baume. Elle est thérapeutique. Contre l’angoisse, elle crée une hypnose. Elle vide les choses de leur substance. Elle vide le regard. Elle vide la tête. Elle fait le vide dont elle fait un plein qui sature l’espace. Elle crée l’illusion de la multitude alors qu’il n’y a plus personne. Elle soulage de la souffrance. Elle permet l’oubli.
 
 
(…) sans l’illusion de croire qu’il peignait des effets de lumière, sans son propre blabla, Churchill n’aurait jamais réussi à peindre sa détresse. Impossible. La détresse ne s’affronte pas en face. Elle n’est pas visible car elle est partout et nulle part, elle est une onde sans fin, elle est infiniment insaisissable.


(Demandez à un croyant : que l’on touche à sa foi (à son pansement) et il se met à hurler, il peut même prendre les armes et vous égorger. Comme quoi, le pansement n’est pas la guérison.) (Le véritable problème n’est pas le pansement mais la plaie.)


S’il y a une vie après la mort, elle est dans les livres, elle est dans la peinture, elle est dans les arts. Nulle part ailleurs.


Que disait déjà Edgar Poe : « L’art consiste à exagérer des choses fausses afin d’en dissimuler de vraies. »

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

samedi 23 novembre 2024

[Magee, Michael] Retour à Belfast

 



 J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Retour à Belfast
            (Close to Home)

Auteur : Michael MAGEE

Traduction : Paul MATTHIEU

Parution : en anglais (Irlande) en 2023
                  en français (Albin Michel)
                  en 2024

Pages : 432

 

 


 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Il est coincé ici pour toujours, pas vrai ? Comme une souris prise au piège, il continuera à se tortiller dans les rues de Belfast jusqu’à son dernier souffle. »
Après des études à Liverpool, Sean Maguire est de retour à Belfast parmi les siens. Il retrouve le quartier ouvrier où il a grandi, dans une ville meurtrie par plusieurs décennies de conflit entre catholiques et protestants, et où la prospérité promise par les accords de paix se fait toujours attendre. Sean n’a qu’une hâte : repartir dès que possible.
Mais il est vite rattrapé par ses vieilles habitudes : les nuits blanches, l’alcool et la coke, l’argent emprunté, les loyers impayés et les boulots précaires. Jusqu’à ce qu’à ce moment fatidique où, lors d’une soirée, il commet un acte impardonnable. Pourra-t-il échapper à un destin tout tracé ?

Écrit au cordeau, ce premier roman aborde avec une remarquable lucidité des sujets très contemporains : masculinité toxique, déterminisme social et secrets de famille. À travers ce roman d’apprentissage extrêmement poignant, c’est le portrait de l’Irlande du Nord que brosse Michael Magee.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né en 1990 à Belfast, Michael Magee est le rédacteur en chef du magazine littéraire Tangerine, basé en Irlande du Nord. Ses textes ont été publiés dans The Stinging Fly, Lifeboat et The 32: The Anthology of Irish Working-Class Voices. Retour à Belfast, son premier roman, qui sera traduit en plus d’une dizaine de langues, a été récompensé par plusieurs prix et unanimement salué par la presse anglo-saxonne.

 

Avis : 

Peu importe le diplôme universitaire qu’il ramène de Liverpool, la même sempiternelle mouise attend le narrateur Sean Maguire à son retour chez lui, dans la banlieue défavorisée de Belfast où il a grandi. Réduit à partager avec son ami Ryan un squat minable, leur emploi à mi-temps au bar d’une boîte de nuit ne suffisant même pas à remplir leur frigo, les deux jeunes gens tentent d’oublier leur vie d’expédients et de rapines au supermarché en la brûlant par les deux bouts, dans de folles soirées où l’alcool et la drogue leur procurent ivresse et oubli.

Le pire reste pourtant à venir quand une bagarre de trop envoie Sean au tribunal. Condamné à une lourde amende et à une peine d’intérêt général, viré à la fois de son boulot et de son logement, Sean est obligé de retourner loger chez sa mère. Cette fois l’électrochoc est tel que l’ex-étudiant en lettres se met à l’écriture, narrant une jeunesse dans une Belfast plombée par le passé qui a beaucoup à voir avec celle de l’auteur.

Au gouffre personnel qui menace de plus en plus d’engloutir le personnage répond celui d’une histoire familiale marquée par la violence et la misère, sur le fond encore douloureux d’une Irlande du Nord traumatisée par les « Troubles ». Car, depuis un quart de siècle que se sont achevées les trois décennies de la guerre civile, le taux de suicide, le nombre de dépressions et la consommation d’alcool, de drogues et de médicaments y connaissent en vérité une croissance exponentielle, en même temps que la ségrégation spatiale et sociale entre catholiques et protestants continue de s’aggraver.

D’un réalisme brut quant au désenchantement d’une jeunesse laminée par son héritage traumatique et par le déterminisme social, ce premier roman de Michael Magee a beau nous asséner les réalités crues et cruelles d’un pays comme écorché vif, c’est quand même bien un formidable chant d’amour qu’il adresse à Belfast et à son âme meurtrie. (4/5)
 

 

Citation : 

Voilà ce qu’ils ont accepté de signer en 1998, la même saloperie avec laquelle ils auraient même pas daigné se torcher le cul y a quarante ans, et après on s’étonne que les gens traitent les mecs du Sinn Féin de vendus ? Ces connards ont concédé le statu quo, et regarde un peu où on en est. Regarde où en est ton père, et ceux de tous les autres. Ils sont tous devenus timbrés. Tu entres dans n’importe quel bar et ils sont là, avachis devant leur pinte, à débiter leurs histoires à la con sur ce qu’ils ont fait pour leur pays, et y a rien de surprenant à ça, avec toutes les horreurs qu’ils ont vécues. Mon paternel, c’est pareil. Tu le connais. Totalement parano. Incapable de sortir de chez lui sans se demander si quelqu’un va pas lui coller une balle dans la tête au coin de la rue. Il a perdu deux frères, putain. Comment tu voudrais qu’il réagisse autrement ?

jeudi 21 novembre 2024

[Minoui, Delphine] Badjens



 



 

J'ai aimé

 

Titre : Badjens

Auteur : Delphine MINOUI

Parution : 2024 (Seuil)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Bad-jens : mot à mot, mauvais genre. En persan de tous les jours: espiègle ou effrontée. »

Chiraz, automne 2022. Au cœur de la révolte « Femme, Vie, Liberté », une Iranienne de 16 ans escalade une benne à ordures, prête à brûler son foulard en public. Face aux encouragements de la foule, et tandis que la peur se dissipe peu à peu, le paysage intime de l’adolescente rebelle défile en flash-back : sa naissance indésirée, son père castrateur, son smartphone rempli de tubes frondeurs, ses copines, ses premières amours, son corps assoiffé de liberté, et ce code vestimentaire, fait d’un bout de tissu sur la tête, dont elle rêve de s’affranchir. Et si dans son surnom, Badjens, choisi dès sa naissance par sa mère, se trouvait le secret de son émancipation ? De cette transformation radicale, racontée sous forme de monologue intérieur, Delphine Minoui livre un bouleversant roman d’apprentissage où les mots claquent pour tisser un nouveau langage, à la fois tendre et irrévérencieux, à l’image de cette nouvelle génération en pleine ébullition.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

D’origine iranienne, lauréate du prix Albert-Londres et grand reporter au Figaro, Delphine Minoui couvre depuis vingt-cinq ans l’actualité du Proche et Moyen-Orient. Publiés au Seuil, ses récits empreints de poésie, Je vous écris de Téhéran et Les Passeurs de livres de Daraya (Grand Prix des lectrices ELLE), ont connu un immense succès et ont été traduits dans une dizaine de langues.

 

 

Avis:   

En 2022, l’assassinat de la jeune Iranienne Mahsa Amini, tuée par la police des moeurs pour un voile mal ajusté, déclenchait des manifestations dans tout le pays au nom du mouvement Femme, Vie, Liberté. La journaliste franco-iranienne Delphine Minoui raconte ce formidable élan contre le sort des femmes sous l’écrasant pouvoir des mollahs au travers d’une adolescente de seize ans, personnage romanesque incarnant toute une génération en révolte.

Elle s’appelle Zahra pour la connotation très religieuse de ce prénom, mais échappée par manque d’argent à l’avortement auquel son sexe la condamnait selon la volonté de son père et de son grand-père, elle se reconnaît bien plus volontiers dans Badjens, le surnom que, parmi les minuscules gestes anti-patriarcaux que sa mère ose furtivement, cette dernière lui donne dans le secret de leur complicité de femmes. Dans la langue quotidienne « effrontée », Badjens signifie mot à mot « mauvais genre », un qualificatif que les filles de la génération Z s’octroient ironiquement entre elles, une façon de traduire l’esprit de désobéissance revendiqué désormais par le sexe considéré faible et toxique par le pouvoir religieux iranien.

Ce que sa mère dans son vase clos continue à subir sans plus de révolte que dans le secret de son âme, Badjens, comme bien d’autres de son âge connectées aux réseaux sociaux malgré la censure et reliées à des filles du monde entier, ne le supporte plus. « J’ai compris le rôle qui m’était assigné. Jusqu’ici, je n’étais qu’une erreur. Désormais je serais celle qui s’écrase, se tait. Celle qui regarde par terre. Qui ne hausse pas trop la voix. Qui ne se plaint pas, ni ne se fait remarquer. Celle qui écoute ses cousins, ses oncles, son père, son grand-père, mais qu’on n’entend jamais. À part pour Maman, je ne compte pas. Je suis invisible. » 
 
Sortir de l’invisibilité, c’est s’exposer au harcèlement et à la violence. « À compter de ce jour, chaque fois que je sortirai dans la rue, je plaquerai assidûment mon maghnaé sur la tête. (...) Je me suis reprogrammée. Il y aura un dedans et un dehors. La vie imposée et la mienne. À l’école et dans la rue, je serai celle qu’on veut que je sois. À la maison, celle que je veux être. Pas étonnant qu’on soit un peuple de schizos. C’est la seule voie pour s’en sortir. » « Parfois, je me fais peur : à force de mettre des masques, la vraie « moi » finira-t-elle par se dissoudre dans le néant ? »
 
Alors, quand la vague de protestation se met à enfler, Badjens est très vite de celles qui s’élancent dans la rue pour brûler leur foulard, bravant la répression violente et les tirs policiers dans la foule. Si sa grand-mère, imbibée du culte des martyrs de la Révolution islamique, tremble de terreur à l’idée de ces vandales prétendant arracher le voile pour lequel elle a en son temps combattu, si sa mère ne parvient pas tout à fait à en croire ses yeux devant une audace dont elle n’aurait jamais osé rêver, Badjens et ses semblables, cisaillées entre la propagande du régime et les flux d’informations captés sur les réseaux sociaux, ont pris la tête d’une contestation qui n’a plus rien à perdre - « Je suis morte le jour où je suis née » - et qui se renforce de chaque sacrifice - « Sur le tombeau de Mahsa Amini, ses parents ont écrit : Tu n’es pas morte. Ton nom est devenu un mot de passe. » 
 
Rédigé à hauteur d’adolescente dans une langue vive et orale, le texte dont la simplicité apparente, à première vue peut-être décevante, se nourrit en réalité de nombreux détails fidèlement retranscrits, n’a sans doute pas l’envergure d’une grande œuvre littéraire. Il n’en incarne pas moins avec efficacité, pour une lecture choc et très grand public, le témoignage d’une jeune génération iranienne parvenue au point de rupture. (3/5)

 

 

Citations :

À cet instant-là, j’ai compris. J’ai compris le rôle qui m’était assigné. Jusqu’ici, je n’étais qu’une erreur. Désormais je serais celle qui s’écrase, se tait. Celle qui regarde par terre. Qui ne hausse pas trop la voix. Qui ne se plaint pas, ni ne se fait remarquer. Celle qui écoute ses cousins, ses oncles, son père, son grand-père, mais qu’on n’entend jamais. À part pour Maman, je ne compte pas. Je suis invisible.
 
 
À compter de ce jour, chaque fois que je sortirai dans la rue, je plaquerai assidûment mon maghnaé sur la tête. Je m’assurerai de ne laisser dépasser aucun cheveu du foulard. De chasser la moindre touffe rebelle. Je me suis reprogrammée. Il y aura un dedans et un dehors. La vie imposée et la mienne. À l’école et dans la rue, je serai celle qu’on veut que je sois. À la maison, celle que je veux être. Pas étonnant qu’on soit un peuple de schizos. C’est la seule voie pour s’en sortir.
 

Dans les allées, ça parle inflation, fistons à marier, et nouveaux martyrs partis combattre en Syrie pour mâter la résistance à Bachar al-Assad. Ils ont l’air tellement jeunes sur les photos. Mâmân Zari dit que, au moins, ils sont allés direct au paradis. J’ai du mal à capter : faut-il faire la guerre pour échapper à l’enfer ?
 

Mâmân Zari parle comme Seda-o Sima, la télévision d’État. Je déteste la télévision. Je déteste ses bondieuseries en veux-tu en voilà. Parfois, je la soupçonne d’en faire un peu trop pour justifier sa pension d’épouse de martyr. C’est presque indécent : elle gagne plus d’argent en se tournant les pouces à la maison que ma mère, puéricultrice, qui travaille comme une brute toute la journée ! Mais ce qui m’exaspère au plus haut point, c’est ce culte de la mort à tout bout de champ. Comme si nous valions mieux sous terre que sur terre. Allah est-Il aussi tordu pour faire un cercueil de nos vies ?
 
 
Parfois, je me fais peur : à force de mettre des masques, la vraie « moi » finira-t-elle par se dissoudre dans le néant ?


 

mardi 19 novembre 2024

[Assor, Abigail] La Nuit de David

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : La Nuit de David

Auteur : Abigail ASSOR

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Je n’ai pas dit : David, allez, s’il te plaît, c’est dangereux. David, on annule, s’il te plaît, écoute-moi, je crois qu’il ne faut pas le faire. Je ne l’ai pas dit. Peut-être que si je l’avais fait, nous serions toujours l’un près de l’autre aujourd’hui. Mais à dix ans, j’avais fait une promesse à mon frère et je voulais la tenir. Je l’aimais trop — l’aimer a bien été le drame de ma vie. »
Devenue adulte, Olive revient sur son enfance. Une maison sur les hauteurs du Loiret. En contrebas, le Loing dort, des trains grondent, et chaque jour, un petit garçon hurle, frappe et tente de s’enfuir. Elle observe son jumeau, inquiète. Par touches délicates, elle dessine une complicité fraternelle immense. Comment survivre à la cruauté de l’enfance ? Peut-être en devenant un train ou une grive. C’est l’espoir qu’Olive et David nourrissent jusqu’à cette nuit de leurs dix ans.
Dans ce roman sensible et déchirant, Abigail Assor explore les failles d’une famille face à l’univers impénétrable d’un garçon pas comme les autres.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Abigail Assor est née en 1990 à Casablanca. Son premier roman, Aussi riche que le roi, a reçu le prix Françoise Sagan 2022 et le Trophée Folio-Elle 2023. La Nuit de David est son deuxième roman.

 

 

Avis :   

Lorsqu’elle avait dix ans, quelque chose s’est passé que sa famille préfère oublier mais qui ne cesse de la hanter, à jamais habitée par la culpabilité. Désormais trentenaire, la narratrice n’a pas de mots pour nommer ce qui ne lui revient que par bouffées d’émotions. Alors, dans un récit qui ne parviendra à exprimer les faits qu’en toute fin, ses ressentis d’avant cette Nuit majuscule lui reviennent par boucles itératives, tournoyant inlassablement autour d’une vérité trop lourde, dont on sait seulement qu’elle lui a arraché son frère jumeau en la laissant déchirée et bourrelée de remords. Qu’est-ce donc qui a fait disparaître David de la vie d’Olive ? Et pourquoi est-elle la seule dans cette famille à s’en torturer ?

Ils sont jumeaux, mais on ne peut plus dissemblables, elle jolie rousse comme sa mère, petite fille sage et douée comblant à la perfection les attentes maternelles, lui lourd et maladroit sous sa tignasse brune, débordé jusqu’à la violence par ses émotions, accumulant les retards d’apprentissage et préférant se réfugier dans son imagination, là où sa passion pour le monde ferroviaire lui permettrait de devenir lui-même un train. A dix ans, il ne sait pas s’habiller ni se doucher seul, ne fait pas de vélo et oublie qu’il sait nager. Quelque chose chez lui ne va pas qui ne porte pas de nom, qui n’empêche pas sa sœur de le comprendre et de l’aimer au plus fort de leur relation fusionnelle et de leur langage « barbapapa » de jumeaux, mais qui le transforme en « diable » aux yeux de leur mère débordée et excédée.

Cette maladie qui, non diagnostiquée, n’attire à la mère que la réprobation d’une mauvaise éducation, le père s’étant depuis longtemps retiré dans une absence lâche et commode, Olive est la seule à savoir la contourner pour rejoindre son frère dans la joie, le rire et la fantaisie. En total contraste avec leur affection complice, se creusent peu à peu les dysfonctionnements familiaux. Entre un mari inconsistant et une belle-mère intrusive se substituant au chef de famille, la mère empêchée par la maternité dans une carrière d’actrice n’a, seule, pas les ressources pour comprendre et aimer ce petit garçon inexplicablement différent des autres. Dominée par l’angoisse, la colère et la frustration, mortifiée par l’incompréhension réprobatrice de leur entourage, elle réagit en isolant et en surprotégeant l’enfant, se révélant en fait d’une extrême violence dans un huis clos où ne finissent plus par surnager que sa répulsion et son instinct de répression. Alors, ne sachant rien refuser à son frère malheureux, l’Olive de dix ans accepte de l’accompagner dans sa folie, cette fameuse Nuit de tous les regrets….

Avançant en spirale vers le siphon de cette issue fatale annoncée depuis le début, le récit creuse son chemin entre silence et non-dits, dans un chuchotement intérieur où, lancinants, douleur, impuissance et regrets se mêlent aux fulgurances sensibles et poétiques pour ressusciter une enfance morte en même temps que le lien fusionnel qui unissait la narratrice à son jumeau. Autisme, troubles du comportement ou maladie mentale : rarement aura-t-on évoqué de manière aussi superbement originale et bouleversante le désarroi qui règne aux frontières de la normalité, là où l’acceptation ou le rejet peuvent suffire à tirer irrémédiablement un être vers le haut ou vers le bas, du côté de la vie ou de celui de la soi-disant folie. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Maman aimait raconter que, tout petit, si elle pleurait en coupant un oignon, David venait tirer sur sa jupe, chouiner, attraper ses mollets. Tu pleures, Maman, tu pleures ? il répétait, et elle devait lui expliquer cent fois que non, elle ne pleurait pas, tout allait bien, tout allait, ici, parfaitement bien. Pourquoi il fallait toujours qu’il vienne tout commenter, ce gosse. On ne lui avait pas demandé les sous-titres. Elle finissait par l’éloigner d’un coup de talon. Il en pleurait beaucoup. Il criait et se roulait par terre. Les vases tremblaient. Et du cercle de ses bras, Maman protégeait les vases plutôt que l’enfant. Les mères sont parfois faites du même argile que les vases : si les uns se fissurent, les autres se brisent.


Tu es né diable, tu es né comme ça, tu es né comme ça, criait Maman. Il recevait ainsi crachée du haut de notre mère la fausse tragédie de sa naissance. Ces cris-là n’ont pas laissé de trace visible mais je crois qu’ils ont infesté les murs. Longtemps, j’ai pensé que la bâtisse du Sud, après notre départ, avait dû souffrir des ecchymoses de notre passage.


Maman savait bien ce que David savait faire ou pas. Quand la maîtresse de CM2 avait proposé de garder mon frère une heure après l’école pour bien lui expliquer comment lire l’heure, Maman avait décliné. Il n’y arrive pas, vous savez. Il y a des gens qui n’y arrivent jamais. Mais ce n’est pas grave, aujourd’hui, il y a les montres numériques. Et lorsque le matin, David saisissait son t-shirt pour l’enfiler, elle l’arrêtait : non, tu vas faire n’importe quoi. Et mon frère se laissait peu à peu retirer son autonomie. Le vélo non plus, ce n’était pas la peine. Nous étions beaucoup tombés tous les deux, le jour où nous avions essayé nos vélos de grands pour la première fois. Au bout de quelques chutes et impulsions de Maman, j’étais parvenue à un vague équilibre, mais David, lui, tombait encore. Il tombait tant qu’il perdait patience, écrasait du talon la roue arrière du vélo échoué dans l’herbe, et geignait : mais Olive, tu fais comment, tu fais comment. Il essayait encore, tombait de nouveau, pleurait. Allez, stop, avait dit Maman après l’avoir poussé une cinquième fois. Elle avait porté le vélo jusqu’au local de Papa. Prends ça, pour ton prototype. Il n’y arrive pas, de toute façon, c’était couru d’avance qu’il n’y arriverait pas. Papa avait créé un vélo couché passablement raté sur les ruines de ce rapt et David, étranglé à la muselière des inaptes, n’avait jamais appris. Ainsi garde-t-on sous scellés les enfants fous.


 

dimanche 17 novembre 2024

[Humm, Philibert] Roman de gare

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Roman de gare

Auteur : Philibert HUMM

Parution : 2024 (Equateurs)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Roman de gare est à même de fournir un loisir ou une distraction salutaire à ceux qui n’attendent plus grand-chose de la littérature et de la vie en général. Il aura cet avantage de leur faire voir du pays sans les désagréments relatifs aux voyages.
Attention, il ne s’agit pas d’un roman inspirant sur le thème de la résilience. »
Deux hommes, une gare, un train. Un roman qui part en retard, s’arrête sur les voies et finit en eau de boudin.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Philibert Humm, journaliste et écrivain est notamment l'auteur aux Equateurs du Tour de France par deux enfants d’aujourd’hui.

 

 

Avis :   

Après Roman fleuve il y a deux ans, récit humoristique d’une descente de la Seine en canoë multipliant les références à Trois hommes dans un bateau, le journaliste écrivain Philippe Humm poursuit dans la même veine en se faisant cette fois vagabond du rail, en clin d’oeil à Jack London, pour un nouveau roman de pseudo-aventure jouant la dérision jusque dans son titre : Roman de gare. 
 
Tout part d’une idée lancée entre quelques verres, au bar où les habitués, mi-sérieux mi-moqueurs, l’enjoignent à renouer avec sa vie d’aventurier du dimanche. Ce défi s’ajoutant aux reproches de son banquier, inquiet de la nouvelle persistance des comptes de son client à sombrer dans le rouge, voilà notre homme qui aussitôt relève le gant : avec son complice et ami Simon, ils se feront « hobos », comme ces vagabonds d’autrefois sautant clandestinement d’un train de marchandises à l’autre en quête de petits boulots à travers les Etats-Unis et devenus des figures mythiques de l’imaginaire américain.

Sitôt dit, sitôt fait. Rebaptisés pour l’occasion Buck et Callaghan en hommage à London et Kerouac, les deux compères s’élancent, sac au dos et rêve en tête, dans une épopée dont la moindre difficulté ne sera clairement pas d’accéder aux trains de fret, entre grillages et barbelés, dispositifs de surveillance et maréchaussée. Ponctué des commentaires ironiques, des dessins et des notes de bas de page déjantées accompagnant l’affèterie feinte par le narrateur, le récit s’évertue à faire fi des obstacles et de l’empreinte permanente de notre époque sur les paysages – particulièrement peu avenante le long des voies ferrées où se dévoilent « toutes choses qu’on n’est pas censés voir. La face cachée de la lune. Le cul du pays. » – pour tenter de se couler dans l’insouciance et la rêverie promises, comme en témoignent les multiples références littéraires auquel il se raccroche, par ce retour à la liberté.

Pas facile donc l’évasion en terre « civilisée », même si « le monde est si haut de plafond quand on décide que dehors c’est dedans. » Vite confrontés à leurs limites, Buck et Callaghan verront avant minuit leurs trains se transformer en citrouilles. Mais l’humour pince-sans-rire, les remarques corrosives et les digressions pleines de sel de ce roman enlevé à l’écriture aussi soignée que succulente en font, même si l’effet de surprise ne joue plus comme la première fois, un nouveau moment de pur plaisir, irrésistible de malice et de cocasserie. (4/5)

 

 

Citations :

Le paysage le long des voies ferrées est différent de celui qu’on voit par la fenêtre d’une voiture : c’est l’envers du décor, la scène depuis les pendrillons, une longue variation d’arrière-cours et de jardins en friches, de râteaux sur le toit et de vélos sur le balcon, d’appentis écroulés, mangés par le lierre, de potagers en herbe et de ballons crevés. Toutes choses qu’on n’est pas censés voir. La face cachée de la lune. Le cul du pays.


J’ai toujours préféré les soirs aux matins. L’aube a la jeunesse pour elle, rien ne l’arrête, elle est pleine de promesses. Le crépuscule, lui, ne promet rien sinon l’extinction des feux, mais il oblige à jouir du peu qu’il reste. L’approche de la nuit, comme celle de la mort, exacerbe es sens, dilate les pupilles, écarquille l’esprit. Le soir venant, il n’est plus temps d’élaborer de grands projets, plus temps de tergiverser, de reculer, plus temps d’en garder sous le pied.


Seuls les amis véritables peuvent se payer le luxe de se taire côte à côte, sans éprouver la moindre gêne. Buck savait des choses que je ne lui avais jamais dites et dont nous ne parlerions jamais. Il en allait de même pour moi. Comme en cordée, je l’assurais et il me rassurait. Nous étions amis, voilà tout. Ces choses-là se passent d’explications.

 

 

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