mardi 19 novembre 2024

[Assor, Abigaël] La Nuit de David

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : La Nuit de David

Auteur : Abigaël ASSOR

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Je n’ai pas dit : David, allez, s’il te plaît, c’est dangereux. David, on annule, s’il te plaît, écoute-moi, je crois qu’il ne faut pas le faire. Je ne l’ai pas dit. Peut-être que si je l’avais fait, nous serions toujours l’un près de l’autre aujourd’hui. Mais à dix ans, j’avais fait une promesse à mon frère et je voulais la tenir. Je l’aimais trop — l’aimer a bien été le drame de ma vie. »
Devenue adulte, Olive revient sur son enfance. Une maison sur les hauteurs du Loiret. En contrebas, le Loing dort, des trains grondent, et chaque jour, un petit garçon hurle, frappe et tente de s’enfuir. Elle observe son jumeau, inquiète. Par touches délicates, elle dessine une complicité fraternelle immense. Comment survivre à la cruauté de l’enfance ? Peut-être en devenant un train ou une grive. C’est l’espoir qu’Olive et David nourrissent jusqu’à cette nuit de leurs dix ans.
Dans ce roman sensible et déchirant, Abigail Assor explore les failles d’une famille face à l’univers impénétrable d’un garçon pas comme les autres.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Abigail Assor est née en 1990 à Casablanca. Son premier roman, Aussi riche que le roi, a reçu le prix Françoise Sagan 2022 et le Trophée Folio-Elle 2023. La Nuit de David est son deuxième roman.

 

 

Avis :   

Lorsqu’elle avait dix ans, quelque chose s’est passé que sa famille préfère oublier mais qui ne cesse de la hanter, à jamais habitée par la culpabilité. Désormais trentenaire, la narratrice n’a pas de mots pour nommer ce qui ne lui revient que par bouffées d’émotions. Alors, dans un récit qui ne parviendra à exprimer les faits qu’en toute fin, ses ressentis d’avant cette Nuit majuscule lui reviennent par boucles itératives, tournoyant inlassablement autour d’une vérité trop lourde, dont on sait seulement qu’elle lui a arraché son frère jumeau en la laissant déchirée et bourrelée de remords. Qu’est-ce donc qui a fait disparaître David de la vie d’Olive ? Et pourquoi est-elle la seule dans cette famille à s’en torturer ?

Ils sont jumeaux, mais on ne peut plus dissemblables, elle jolie rousse comme sa mère, petite fille sage et douée comblant à la perfection les attentes maternelles, lui lourd et maladroit sous sa tignasse brune, débordé jusqu’à la violence par ses émotions, accumulant les retards d’apprentissage et préférant se réfugier dans son imagination, là où sa passion pour le monde ferroviaire lui permettrait de devenir lui-même un train. A dix ans, il ne sait pas s’habiller ni se doucher seul, ne fait pas de vélo et oublie qu’il sait nager. Quelque chose chez lui ne va pas qui ne porte pas de nom, qui n’empêche pas sa sœur de le comprendre et de l’aimer au plus fort de leur relation fusionnelle et de leur langage « barbapapa » de jumeaux, mais qui le transforme en « diable » aux yeux de leur mère débordée et excédée.

Cette maladie qui, non diagnostiquée, n’attire à la mère que la réprobation d’une mauvaise éducation, le père s’étant depuis longtemps retiré dans une absence lâche et commode, Olive est la seule à savoir la contourner pour rejoindre son frère dans la joie, le rire et la fantaisie. En total contraste avec leur affection complice, se creusent peu à peu les dysfonctionnements familiaux. Entre un mari inconsistant et une belle-mère intrusive se substituant au chef de famille, la mère empêchée par la maternité dans une carrière d’actrice n’a, seule, pas les ressources pour comprendre et aimer ce petit garçon inexplicablement différent des autres. Dominée par l’angoisse, la colère et la frustration, mortifiée par l’incompréhension réprobatrice de leur entourage, elle réagit en isolant et en surprotégeant l’enfant, se révélant en fait d’une extrême violence dans un huis clos où ne finissent plus par surnager que sa répulsion et son instinct de répression. Alors, ne sachant rien refuser à son frère malheureux, l’Olive de dix ans accepte de l’accompagner dans sa folie, cette fameuse Nuit de tous les regrets….

Avançant en spirale vers le siphon de cette issue fatale annoncée depuis le début, le récit creuse son chemin entre silence et non-dits, dans un chuchotement intérieur où, lancinants, douleur, impuissance et regrets se mêlent aux fulgurances sensibles et poétiques pour ressusciter une enfance morte en même temps que le lien fusionnel qui unissait la narratrice à son jumeau. Autisme, troubles du comportement ou maladie mentale : rarement aura-t-on évoqué de manière aussi superbement originale et bouleversante le désarroi qui règne aux frontières de la normalité, là où l’acceptation ou le rejet peuvent suffire à tirer irrémédiablement un être vers le haut ou vers le bas, du côté de la vie ou de celui de la soi-disant folie. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Maman aimait raconter que, tout petit, si elle pleurait en coupant un oignon, David venait tirer sur sa jupe, chouiner, attraper ses mollets. Tu pleures, Maman, tu pleures ? il répétait, et elle devait lui expliquer cent fois que non, elle ne pleurait pas, tout allait bien, tout allait, ici, parfaitement bien. Pourquoi il fallait toujours qu’il vienne tout commenter, ce gosse. On ne lui avait pas demandé les sous-titres. Elle finissait par l’éloigner d’un coup de talon. Il en pleurait beaucoup. Il criait et se roulait par terre. Les vases tremblaient. Et du cercle de ses bras, Maman protégeait les vases plutôt que l’enfant. Les mères sont parfois faites du même argile que les vases : si les uns se fissurent, les autres se brisent.


Tu es né diable, tu es né comme ça, tu es né comme ça, criait Maman. Il recevait ainsi crachée du haut de notre mère la fausse tragédie de sa naissance. Ces cris-là n’ont pas laissé de trace visible mais je crois qu’ils ont infesté les murs. Longtemps, j’ai pensé que la bâtisse du Sud, après notre départ, avait dû souffrir des ecchymoses de notre passage.


Maman savait bien ce que David savait faire ou pas. Quand la maîtresse de CM2 avait proposé de garder mon frère une heure après l’école pour bien lui expliquer comment lire l’heure, Maman avait décliné. Il n’y arrive pas, vous savez. Il y a des gens qui n’y arrivent jamais. Mais ce n’est pas grave, aujourd’hui, il y a les montres numériques. Et lorsque le matin, David saisissait son t-shirt pour l’enfiler, elle l’arrêtait : non, tu vas faire n’importe quoi. Et mon frère se laissait peu à peu retirer son autonomie. Le vélo non plus, ce n’était pas la peine. Nous étions beaucoup tombés tous les deux, le jour où nous avions essayé nos vélos de grands pour la première fois. Au bout de quelques chutes et impulsions de Maman, j’étais parvenue à un vague équilibre, mais David, lui, tombait encore. Il tombait tant qu’il perdait patience, écrasait du talon la roue arrière du vélo échoué dans l’herbe, et geignait : mais Olive, tu fais comment, tu fais comment. Il essayait encore, tombait de nouveau, pleurait. Allez, stop, avait dit Maman après l’avoir poussé une cinquième fois. Elle avait porté le vélo jusqu’au local de Papa. Prends ça, pour ton prototype. Il n’y arrive pas, de toute façon, c’était couru d’avance qu’il n’y arriverait pas. Papa avait créé un vélo couché passablement raté sur les ruines de ce rapt et David, étranglé à la muselière des inaptes, n’avait jamais appris. Ainsi garde-t-on sous scellés les enfants fous.


 

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