J'ai beaucoup aimé
Titre : Obsolète
Auteur : Sophie LOUBIERE
Parution : 2024 (Belfond)
Pages : 528
Présentation de l'éditeur :
2224. Depuis le Grand Effondrement de la
civilisation fossile et les crises qui ont suivi, l’humanité s’est
adaptée. Économiser les ressources, se protéger du soleil, modifier son
habitat, ses besoins, et adhérer au tout-recyclage. Y compris celui des femmes. Afin
d’enrayer le déclin de la population, toute femme de cinquante ans est
retirée de son foyer pour laisser la place à une autre, plus jeune et
encore fertile. L’heure a sonné pour Rachel. Solide et sereine,
elle est prête. Mais qu’en est-il de son mari et de ses enfants ? Car
personne n’est jamais revenu du Grand Recyclage. Et Rachel sent bien que
le Domaine des Hautes-Plaines n’est pas ce lieu de rêve que promet la
Gouvernance territoriale aux futures Retirées…
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Romancière et journaliste, Sophie Loubière a longtemps partagé sa
carrière professionnelle entre écriture et radio. Elle est l’autrice
d’une douzaine de romans, de recueils de nouvelles et de nombreuses
fictions audio. En 1999, son premier roman sort dans la collection Le
Poulpe, sous la direction de Jean-Bernard Pouy. Suivront plusieurs
romans, dont Dernier parking avant la plage (Les Belles Lettres, 2003 ; rééd. Phénix noir, 2023), Dans l’œil noir du corbeau (Le Cherche-Midi, 2009), L’Enfant aux cailloux (Fleuve noir, 2011), traduit dans une vingtaine de pays et récompensé de cinq prix littéraires, ou encore Cinq cartes brûlées (Fleuve noir, 2020), lauréat du prix Landerneau polar, disponibles aux éditions Pocket. Obsolète est son premier roman à paraître chez Belfond Noir.
Avis:
2224. Après le Grand Effondrement de la civilisation fossile, les hommes ont appris à vivre différemment. Terminées la consommation de masse et l’exploitation à tout va de la planète, l’autosuffisance est la règle dans une société qui, affranchie de toute considération politique, économique et religieuse, vit en harmonie avec son environnement, sans conflit ni crise puisque les humeurs sont régulées par un bracelet hormonal implanté dans la peau dès la puberté.Un problème subsiste néanmoins : la survie de l’espèce alors que les perturbateurs endocriniens ont largement féminisé les fœtus et que les hommes non stériles sont en sous-nombre. La polygamie ayant été écartée en raison des tensions qu’elle suscite dans les familles, l’on a, pour optimiser la procréation, adopté la solution du Grand Recyclage des femmes cinquantenaires. Parvenues à l’âge fatidique, elles doivent laisser leur place à des épouses plus jeunes et fertiles, et à moins de choisir « l’euthanasie raisonnée » dont la plus faible empreinte carbone permet l’attribution de crédits aux enfants, partir pour le Domaine des Hautes Plaines, un lieu inconnu dont personne n’est jamais revenu mais où, depuis l’enfance, on leur promet qu’un autre avenir les attend.
C’est ainsi qu’en même temps que deux de ses amies, Rachel reçoit sa lettre de notification de retrait. Elle et les siens sont en plein préparatifs de son départ, un véritable arrachement pour chacun d’entre eux malgré le long conditionnement y préparant, lorsqu’un autre coup de tonnerre les ébranle un peu plus. On retrouve les corps de trois fillettes, d’évidence assassinées alors que l’on n’avait plus vu ni crime ni violence depuis des lustres. « L’Homme n’obéissait plus à ses pulsions de mort. Il œuvrait avant tout à la survie de son espèce. On lui inculquait l’empathie, l’altruisme, la tempérance, on lui enseignait la gestion des conflits. Il baignait dans un milieu paisible, bienveillant et solidaire. » Comment une telle déviance a-t-elle pu se produire ?
Voilà donc le lecteur sous le joug d’un double suspense, l’affaire criminelle à vrai dire presque au second plan tant l’on se pique de curiosité pour ce qui attend les Retirées. « Le Domaine des Hautes-Plaines. Le Grand Recyclage. Tout ça ne serait qu’un immense canular. (…) Quand j’étais gosse, j’ai entendu mes mères parler d’une broyeuse géante, et ça m’a fichu une sacrée frousse. » Pourtant, conditionnés par Maya, la bienveillante IA au service de la Gouvernance Territoriale qui accompagne chacun depuis le berceau, tous acceptent le sacrifice pour la perpétuation de l’humanité, la séparation définitive sonnant comme une mort, on l’espère seulement sociale, assortie de la promesse non vérifiable d’un paradis réservé aux femmes.
Suspense donc, mais aussi humour noir et critique grinçante de notre époque à laquelle le récit, dans son ensemble terriblement inquiétant malgré l’imagination souvent savoureuse et plutôt positive accompagnant ses mille détails, tend une sorte de miroir grossissant. A noter que si le monde de 2224 a accompli globalement dans cette histoire de gros progrès qu’il nous oppose, à nous les humains de 2024, de toute la hauteur de son incrédulité face à nos erreurs, reste, en plus des dangers du mensonge et de la manipulation ouvrant la porte à toutes les dérives, même insoupçonnées, une variable d’ajustement : l’éternel sacrifice de la condition féminine. Là encore, l’auteur attire l’attention sur une réalité contemporaine, poussant jusqu’à l’obsolescence l’invisibilité ressentie par les femmes, une fois la cinquantaine passée.
L’on s’amuse autant que l’on frémit de la projection complète et réfléchie que Sophie Loubière fait de notre avenir dans un savant dosage de suspense et d’humour : une projection dystopique qui ne fait qu’outrer notre présent pour une critique en règle. (4/5)
Citations :
Voyager un jour à travers les étoiles jusqu’à Mars. Mais à quelle fin ? Pour découvrir comment cette planète sœur de la Terre était devenue aride et froide alors qu’elles étaient identiques il y a 3,7 milliards d’années ?
Ôtez-nous nos croyances, et nous les réinventerons toutes.
L’amour que l’on éprouve, que l’on reçoit ou que l’on donne, cette pierre angulaire de notre société nouvelle, ne devait en aucun cas se fissurer. Qu’elle se brise, et ce serait l’humanité tout entière qui dégringolerait. Quoi qu’on fasse, on en revenait toujours au même point : le destin de l’homme se résumait au contact d’une paume sur la tête d’un nouveau-né. À ce qui lui serait donné – ou pas. L’amour maternel, ce faux instinct pétri d’influences, d’antécédents et de craintes, ce mythe d’innocence et de pureté, était à l’origine de tout.
D’aussi loin que remontait l’histoire de l’Homme, de tous ses crimes, le plus grand demeurait sa faculté à en nier l’existence. Parfois, il allait même jusqu’à les effacer.
Au XVIIIe siècle, dans la première édition de l’Encyclopédie, on définit l’homme comme un être sentant, réfléchissant et pensant, qui se promène librement sur la surface de la Terre, domine le monde animal et vit en société. Un être capable de bonté et de méchanceté, qui a inventé des sciences et des arts, qui s’est donné des maîtres et s’est fait des lois. La femme, elle, est définie comme la femelle de l’homme. Ça en dit long, non ?
— Qu’est-ce qu’une femme, au fond, sinon un homme non accompli ? s’interrogeait-elle avec ironie. (…)
— Ces messieurs chargés de cogiter sur la question pensaient que nous étions des hommes ratés, que nos ovaires étaient des testicules restés coincés au niveau du pubis. Quelle absurdité ! (…)
— Des médecins très sérieux avaient même décrété que nos règles n’étaient ni plus ni moins que des hémorroïdes masculines !… Ce que j’ai retenu de mes études de l’histoire de la médecine, c’est que l’homme, défini par son sexe, a toujours été au cœur des préoccupations. Les maladies des êtres masculins constituaient la seule grille de lecture. Le mâle était la norme. Les traitements médicaux étaient adaptés à leur physiologie, pas à la nôtre.
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