jeudi 21 novembre 2024

[Minoui, Delphine] Badjens



 



 

J'ai aimé

 

Titre : Badjens

Auteur : Delphine MINOUI

Parution : 2024 (Seuil)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Bad-jens : mot à mot, mauvais genre. En persan de tous les jours: espiègle ou effrontée. »

Chiraz, automne 2022. Au cœur de la révolte « Femme, Vie, Liberté », une Iranienne de 16 ans escalade une benne à ordures, prête à brûler son foulard en public. Face aux encouragements de la foule, et tandis que la peur se dissipe peu à peu, le paysage intime de l’adolescente rebelle défile en flash-back : sa naissance indésirée, son père castrateur, son smartphone rempli de tubes frondeurs, ses copines, ses premières amours, son corps assoiffé de liberté, et ce code vestimentaire, fait d’un bout de tissu sur la tête, dont elle rêve de s’affranchir. Et si dans son surnom, Badjens, choisi dès sa naissance par sa mère, se trouvait le secret de son émancipation ? De cette transformation radicale, racontée sous forme de monologue intérieur, Delphine Minoui livre un bouleversant roman d’apprentissage où les mots claquent pour tisser un nouveau langage, à la fois tendre et irrévérencieux, à l’image de cette nouvelle génération en pleine ébullition.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

D’origine iranienne, lauréate du prix Albert-Londres et grand reporter au Figaro, Delphine Minoui couvre depuis vingt-cinq ans l’actualité du Proche et Moyen-Orient. Publiés au Seuil, ses récits empreints de poésie, Je vous écris de Téhéran et Les Passeurs de livres de Daraya (Grand Prix des lectrices ELLE), ont connu un immense succès et ont été traduits dans une dizaine de langues.

 

 

Avis:   

En 2022, l’assassinat de la jeune Iranienne Mahsa Amini, tuée par la police des moeurs pour un voile mal ajusté, déclenchait des manifestations dans tout le pays au nom du mouvement Femme, Vie, Liberté. La journaliste franco-iranienne Delphine Minoui raconte ce formidable élan contre le sort des femmes sous l’écrasant pouvoir des mollahs au travers d’une adolescente de seize ans, personnage romanesque incarnant toute une génération en révolte.

Elle s’appelle Zahra pour la connotation très religieuse de ce prénom, mais échappée par manque d’argent à l’avortement auquel son sexe la condamnait selon la volonté de son père et de son grand-père, elle se reconnaît bien plus volontiers dans Badjens, le surnom que, parmi les minuscules gestes anti-patriarcaux que sa mère ose furtivement, cette dernière lui donne dans le secret de leur complicité de femmes. Dans la langue quotidienne « effrontée », Badjens signifie mot à mot « mauvais genre », un qualificatif que les filles de la génération Z s’octroient ironiquement entre elles, une façon de traduire l’esprit de désobéissance revendiqué désormais par le sexe considéré faible et toxique par le pouvoir religieux iranien.

Ce que sa mère dans son vase clos continue à subir sans plus de révolte que dans le secret de son âme, Badjens, comme bien d’autres de son âge connectées aux réseaux sociaux malgré la censure et reliées à des filles du monde entier, ne le supporte plus. « J’ai compris le rôle qui m’était assigné. Jusqu’ici, je n’étais qu’une erreur. Désormais je serais celle qui s’écrase, se tait. Celle qui regarde par terre. Qui ne hausse pas trop la voix. Qui ne se plaint pas, ni ne se fait remarquer. Celle qui écoute ses cousins, ses oncles, son père, son grand-père, mais qu’on n’entend jamais. À part pour Maman, je ne compte pas. Je suis invisible. » 
 
Sortir de l’invisibilité, c’est s’exposer au harcèlement et à la violence. « À compter de ce jour, chaque fois que je sortirai dans la rue, je plaquerai assidûment mon maghnaé sur la tête. (...) Je me suis reprogrammée. Il y aura un dedans et un dehors. La vie imposée et la mienne. À l’école et dans la rue, je serai celle qu’on veut que je sois. À la maison, celle que je veux être. Pas étonnant qu’on soit un peuple de schizos. C’est la seule voie pour s’en sortir. » « Parfois, je me fais peur : à force de mettre des masques, la vraie « moi » finira-t-elle par se dissoudre dans le néant ? »
 
Alors, quand la vague de protestation se met à enfler, Badjens est très vite de celles qui s’élancent dans la rue pour brûler leur foulard, bravant la répression violente et les tirs policiers dans la foule. Si sa grand-mère, imbibée du culte des martyrs de la Révolution islamique, tremble de terreur à l’idée de ces vandales prétendant arracher le voile pour lequel elle a en son temps combattu, si sa mère ne parvient pas tout à fait à en croire ses yeux devant une audace dont elle n’aurait jamais osé rêver, Badjens et ses semblables, cisaillées entre la propagande du régime et les flux d’informations captés sur les réseaux sociaux, ont pris la tête d’une contestation qui n’a plus rien à perdre - « Je suis morte le jour où je suis née » - et qui se renforce de chaque sacrifice - « Sur le tombeau de Mahsa Amini, ses parents ont écrit : Tu n’es pas morte. Ton nom est devenu un mot de passe. » 
 
Rédigé à hauteur d’adolescente dans une langue vive et orale, le texte dont la simplicité apparente, à première vue peut-être décevante, se nourrit en réalité de nombreux détails fidèlement retranscrits, n’a sans doute pas l’envergure d’une grande œuvre littéraire. Il n’en incarne pas moins avec efficacité, pour une lecture choc et très grand public, le témoignage d’une jeune génération iranienne parvenue au point de rupture. (3/5)

 

 

Citations :

À cet instant-là, j’ai compris. J’ai compris le rôle qui m’était assigné. Jusqu’ici, je n’étais qu’une erreur. Désormais je serais celle qui s’écrase, se tait. Celle qui regarde par terre. Qui ne hausse pas trop la voix. Qui ne se plaint pas, ni ne se fait remarquer. Celle qui écoute ses cousins, ses oncles, son père, son grand-père, mais qu’on n’entend jamais. À part pour Maman, je ne compte pas. Je suis invisible.
 
 
À compter de ce jour, chaque fois que je sortirai dans la rue, je plaquerai assidûment mon maghnaé sur la tête. Je m’assurerai de ne laisser dépasser aucun cheveu du foulard. De chasser la moindre touffe rebelle. Je me suis reprogrammée. Il y aura un dedans et un dehors. La vie imposée et la mienne. À l’école et dans la rue, je serai celle qu’on veut que je sois. À la maison, celle que je veux être. Pas étonnant qu’on soit un peuple de schizos. C’est la seule voie pour s’en sortir.
 

Dans les allées, ça parle inflation, fistons à marier, et nouveaux martyrs partis combattre en Syrie pour mâter la résistance à Bachar al-Assad. Ils ont l’air tellement jeunes sur les photos. Mâmân Zari dit que, au moins, ils sont allés direct au paradis. J’ai du mal à capter : faut-il faire la guerre pour échapper à l’enfer ?
 

Mâmân Zari parle comme Seda-o Sima, la télévision d’État. Je déteste la télévision. Je déteste ses bondieuseries en veux-tu en voilà. Parfois, je la soupçonne d’en faire un peu trop pour justifier sa pension d’épouse de martyr. C’est presque indécent : elle gagne plus d’argent en se tournant les pouces à la maison que ma mère, puéricultrice, qui travaille comme une brute toute la journée ! Mais ce qui m’exaspère au plus haut point, c’est ce culte de la mort à tout bout de champ. Comme si nous valions mieux sous terre que sur terre. Allah est-Il aussi tordu pour faire un cercueil de nos vies ?
 
 
Parfois, je me fais peur : à force de mettre des masques, la vraie « moi » finira-t-elle par se dissoudre dans le néant ?


 

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