jeudi 29 avril 2021

[Sosa Villada, Camila] Les Vilaines

 


 


J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les Vilaines (Las Malas)

Auteur : Camila SOSA VILLADA

Traductrice : Laura ALCOBA

Parution : 2019 en espagnol (Argentine)
                   2021 en français (Métailié)

Pages : 204

 

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

La Tante Encarna porte tout son poids sur ses talons aiguilles au cours des nuits de la zone rouge du parc Sarmiento, à Córdoba, en Argentine. La Tante – gourou, mère protectrice avec des seins gonflés d’huile de moteur d’avion – partage sa vie avec d’autres membres de la communauté trans, sa sororité d’orphelines, résistant aux bottes des flics et des clients, entre échanges sur les derniers feuilletons télé brésiliens, les rêves inavouables, amour, humour et aussi des souvenirs qui rentrent tous dans un petit sac à main en plastique bon marché. Une nuit, entre branches sèches et roseaux épineux, elles trouvent un bébé abandonné qu’elles adoptent clandestinement. Elles l’appelleront Éclat des Yeux.

Premier roman fulgurant, sans misérabilisme, sans auto-compassion, Les Vilaines raconte la fureur et la fête d’être trans. Avec un langage qui est mémoire, invention, tendresse et sang, ce livre est un conte de fées et de terreur, un portrait de groupe, une relecture de la littérature fantastique, un manifeste explosif qui nous fait ressentir la douleur et la force de survie d’un groupe de femmes qui auraient voulu devenir reines mais ont souvent fini dans un fossé. Un texte qu’on souhaite faire lire au monde entier qui nous rappelle que « ce que la nature ne te donne pas, l’enfer te le prête ».

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Camila Sosa Villada (1982, La Falda, Argentine) a travaillé comme prostituée, vendeuse de rue et femme de chambre. Elle a fait des études de communication et de théâtre. Devenue actrice et chanteuse, elle est aussi l’une des écrivains les plus reconnues en Argentine ces dernières années. Elle a été la honte de sa famille, mais maintenant elle se considère comme la mère de ses parents. Les Vilaines, en cours de traduction dans cinq langues, est son premier roman.

 

 

Avis :

La nuit, le parc Sarmiento à Cordoba, en Argentine, devient le territoire des prostituées trans. Leur petite communauté est fédérée par Tante Encarna, sorte de figure maternelle pour ces filles pas comme les autres, échouées dans ce bois après un parcours douloureux et chaotique, et éternellement exposées à la vindicte et aux violences. Lorsqu’un soir elles découvrent dans les fourrés un bébé abandonné, elles décident de l’adopter clandestinement.

Quelle claque que ce premier roman, fictif, mais manifestement nourri du vécu de l’auteur dont la narratrice porte le prénom. Le récit nous fait entrer de plain-pied dans la réalité de ces filles nées dans un corps de garçon, stigmatisées dès leur plus jeune âge par leurs proches comme par la société toute entière, dans un rejet doublé de violences d’autant plus ouvertes que leur différence suggère généralement l’idée d’une monstruosité perverse, à redresser par tous les moyens, et, en tous les cas, à cacher honteusement. Pour Camila et ses semblables, assumer leur nature et leur identité - vivre tout simplement -, a très tôt signifié fuir leur famille et devenir filles de rues. Car ce monde qui les condamne et les repousse n’en a pas moins l’hypocrisie de les utiliser sexuellement, dans des conditions si misérables qu’elles ne leur laissent souvent qu’une bien brève espérance de vie.

Sans s’appesantir ni se plaindre, Camila expose calmement le parcours implacable et le quotidien éprouvant de ces êtres réduits à l’ombre, nous faisant toucher du doigt leur extrême solitude dans l’exclusion et dans la honte, leur rage de ne pas trouver droit de cité parmi les humains, les tourments qui accompagnent leur enfermement dans un corps qui les aliène. Mais aussi, leur indéfectible solidarité, les trésors de tendresse dont elles débordent, leur incroyable résilience et leur sens du bonheur et de la fête, grâce auxquels le récit, comme leur vie, réussit à demeurer optimiste et à s’habiller de merveilleux. Alors, pendant un temps, le roman emprunte au conte de fée, piochant dans le fantastique les éléments d’un lyrisme flamboyant qui, seul, semble pouvoir rendre supportable une réalité tristement sordide.

Le résultat est un détonnant mélange de rire et de larmes, de trash et d’amour, le tout écrit dans une langue lucide et sincère où l’emportent la rage de vivre et une dignité déterminée, celles qui permettent à Camila et à ses sœurs de garder la tête haute et d’essayer de ne pas sombrer dans le gouffre du désespoir. Souhaitons que ce cri pour la tolérance et le droit à la différence soit entendu par le plus large public possible. (4/5)

 

Citations : 

Le froid n’arrête pas la ronde des trans. Une fiole de whisky passe de main en main, des papiers saupoudrés de cocaïne passent successivement sous tous les nez, quelques-uns d’entre eux sont énormes et naturels, d’autres, tout petits, ont été opérés. Ce que la nature ne te donne pas, l’enfer te le prête. Là, dans ce Parc qui jouxte le centre-ville, le corps des trans emprunte à l’enfer la substance de ses charmes.

Chaque crasse subie est comme un mal de tête qui dure plusieurs jours. Une migraine puissante que rien ne peut apaiser. Les insultes, les moqueries à longueur de journée. Le manque d’amour, le manque de respect, tout le temps. Les clients qui te roulent dans la farine, les arnaques, les mecs qui t’exploitent, la soumission, cette bêtise de nous croire des objets de désir, la solitude, le sida, les talons de chaussure qui cassent, les nouvelles des filles qui meurent, de celles qu’on assassine, les bagarres à l’intérieur du clan, pour des histoires de mecs, pour des ragots, des chamailleries. Tout ce qui semble ne jamais vouloir s’arrêter. Les coups, surtout, les coups que nous inflige le monde, dans l’obscurité, au moment où on s’y attend le moins. Les coups qui arrivaient immédiatement après la baise. Nous avions toutes connu ça.

Je suis encore un enfant, je ne pourrais pas survivre seul. La nuit, je prie. On m’a appris à prier et j’ai la foi, car je suis encore petit. On m’a donné un dieu qui tient dans un chapelet.

Un jour, alors que je suis dans une réunion familiale, mon père dit : “Si j’avais un fils pédé ou drogué, je le tuerais. À quoi bon avoir un enfant comme ça ?”, il adresse la question à tous ceux qui se trouvent autour de la table. Tout le monde est d’accord, ils disent ouiouioui, bien sûr, à quoi bon. Ma mère est également d’accord avec lui. Moi, qui comprends tout ce qui se tisse autour de ma féminité, j’entends aussi sa menace. Quelques nuits plus tôt, je l’avais entendu demander à ma mère pourquoi j’étais aussi efféminé quand je parlais et elle avait répondu qu’elle l’ignorait.
 
Nous les avions baptisées les Femmes Corbeaux, car elles aimaient se mêler à la charogne, mais en réalité nous sentions qu’elles étaient là pour des raisons que nous ne connaîtrions jamais : comment imaginer ce qui poussait ces deux-là à s’approcher d’un troupeau aussi compliqué que le nôtre, constitué de filles des rues qui avaient fui des foyers que l’on ne pouvait supporter qu’à condition de devenir insensibles au point de ne plus exister, purement et simplement ? Elles, en revanche, habillées avec les corsages élégants de leur mère, relevées par les parfums les plus exquis, venaient nous rappeler nos racines misérables : nos toiles cirées, nos meubles en pin jaunâtres et fragiles, les jetés de lit tachés de graisse qui avaient couvert nos ancêtres avant de couvrir nos propres corps.
Nous nous méfiions doublement d’elles en raison de leur vie d’hommes. Je ne vais pas mentir, un grand nombre d’entre nous retrouvaient parfois leur aspect masculin. Mais si nous engagions ce retour, c’était sur le chemin de la honte, entrer dans notre ancien corps, c’était retrouver une image que nous rejetions et que parfois même nous haïssions. Mais les Femmes Corbeaux emmenaient avec elles cette aura de garçons qui nous retournait les tripes chaque fois que nous les avions près de nous. Ce n’était pas seulement parce qu’elles ne s’assumaient pas. Elles s’y refusaient parce que c’était plus commode comme ça. La position confortable qui était la leur révélait le caractère inconfortable de la nôtre : nous n’avions jamais eu l’opportunité de nous cacher dans un placard. Dès notre naissance, on nous avait jetées hors du placard, nous étions les esclaves de notre apparence.


Le désir de mourir remonte à mon enfance, un fantasme de suicide précoce, qui m’accompagne depuis que je suis petit. Je sais qu’il est là, je l’identifie clairement, je le distingue parmi tous les désirs possibles, mais j’ignore encore que je m’en libérerai en devenant trans, je ne sais pas encore que, contrairement à ce qu’on m’avait annoncé, le salut pour moi allait être une paire de chaussures à talons et un rouge à lèvres couleur vieux rose.


 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire