mardi 16 juin 2020

[Slimani, Leïla] Le pays des autres






 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Le pays des autres

Auteur : Leïla SLIMANI

Editeur : Gallimard

Année de parution : 2020

Pages : 368

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

En 1944, Mathilde, une jeune Alsacienne, s’éprend d’Amine Belhaj, un Marocain combattant dans l’armée française. Après la Libération, le couple s’installe au Maroc à Meknès, ville de garnison et de colons. Tandis qu’Amine tente de mettre en valeur un domaine constitué de terres rocailleuses et ingrates, Mathilde se sent vite étouffée par le climat rigoriste du Maroc. Seule et isolée à la ferme avec ses deux enfants, elle souffre de la méfiance qu’elle inspire en tant qu’étrangère et du manque d’argent. Le travail acharné du couple portera-t-il ses fruits ? Les dix années que couvre le roman sont aussi celles d’une montée inéluctable des tensions et des violences qui aboutiront en 1956 à l’indépendance de l’ancien protectorat. 

Tous les personnages de ce roman vivent dans «le pays des autres» : les colons comme les indigènes, les soldats comme les paysans ou les exilés. Les femmes, surtout, vivent dans le pays des hommes et doivent sans cesse lutter pour leur émancipation. Après deux romans au style clinique et acéré, Leïla Slimani, dans cette grande fresque, fait revivre une époque et ses acteurs avec humanité, justesse, et un sens très subtil de la narration.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Leïla Slimani, née le 3 octobre 1981 à Rabat au Maroc, est une journaliste et écrivain franco-marocaine. Elle a notamment reçu le prix Goncourt 2016 pour son deuxième roman Chanson douce.

 

Avis :

Appelé à servir la France pendant la seconde guerre mondiale, le Marocain Amine rencontre en Alsace celle qui, en 1946, deviendra son épouse et le suivra à Meknès. Très mal accueilli dans une société de plus en plus violemment clivée entre colons et autochtones, le couple franco-marocain aura deux enfants et, pendant bientôt une décennie, s’acharnera à transformer une terre aride et rocailleuse en une vaste exploitation agricole. En 1955, au moment où Amine et Mathilde commencent à entrevoir le fruit de leurs efforts, l’insurrection des nationalistes marocains contre le Protectorat français met leur campagne à feu et à sang…

Comme les citranges, ces fruits amers issus de l’hybridation d’un oranger et d’un citronnier, Amine et Mathilde, sans parler de leurs enfants, sont au croisement de deux mondes que tout sépare : la culture et les usages bien sûr, en particulier leur conception de la condition féminine, mais aussi le regard des autres où ne se reflète que leur statut d’intrus, de traîtres à leurs identités, et bientôt d’ennemis de part et d’autre. Comment s’y retrouver quand on finit si intimement écartelé entre deux camps, et que, rejeté de tous, spolié de toute identité, l’on devient partout indésirable et étranger ?

L’histoire de ce couple franco-marocain, inspirée de la vie des grands-parents de l’auteur, est l’occasion de se plonger dans une vaste fresque historique, qui restitue avec véracité, sans parti-pris ni langue de bois, ce que fut la colonisation française au Maroc. Le regard plein d’acuité et d’empathie de Leïla Slimani excelle à faire comprendre toutes les complexités et les ambivalences de la relation d’assujettissement des locaux aux colons étrangers, mais aussi des femmes aux hommes. Dans ce roman couvent les ferments de la liberté, que l’on pressent proche pour le peuple marocain, mais bien plus inaccessible pour les personnages féminins.

A la fois épique et intimiste, ce récit au souffle indéniable et à l’écriture juste et sensible, réussit magnifiquement à faire revivre le Maroc colonialiste d’après-guerre, dans une narration réaliste et captivante qui fait attendre avec impatience les deux prochains volets de la trilogie annoncée. Coup de coeur. (5/5)


 

Citations :

Le corps et le visage entièrement couverts, elle sortit de la voiture et se dirigea vers la maison de sa belle-mère. Elle transpirait sous les couches de tissu et elle baissait parfois le foulard qui couvrait sa bouche pour reprendre son souffle. Ce déguisement lui fit une impression étrange. Elle était comme une petite fille qui joue à être une autre, et cette imposture la grisait. Elle passait totalement inaperçue, fantôme parmi les fantômes et personne, sous ces voiles, ne pouvait deviner qu’elle était une étrangère.
(…)
Les yeux baissés, son voile remonté jusqu’au-dessus du nez, elle se sentait disparaître et elle ne savait pas vraiment quoi en penser. Si cet anonymat la protégeait, la grisait même, il était comme un gouffre dans lequel elle s’enfonçait malgré elle et il lui semblait qu’à chaque pas elle perdait un peu plus son nom, son identité, qu’en masquant son visage elle masquait une part essentielle d’elle-même. Elle devenait une ombre, un personnage familier mais sans nom, sans sexe et sans âge.

 

Mais Mathilde insista, par esprit de contradiction, parce qu’elle ne résistait pas à l’envie d’en découdre. Le soir, à un Amine épuisé par le travail des champs, vidé par les soucis, elle parlait de l’avenir de Selma, d’Aïcha, ces filles encore jeunes dont le destin n’était pas tracé. « Selma doit étudier », affirmait-elle. Et si Amine gardait son calme, elle continuait. « Les temps ont changé. Pense aussi à ta fille. Ne me dis pas que tu as l’intention d’élever Aïcha comme une femme soumise. » Mathilde lui citait alors, dans son arabe aux accents alsaciens, les mots de Lalla Aïcha à Tanger en avril 1947. C’est en hommage à la fille du sultan qu’ils avaient choisi le prénom de leur première enfant, et Mathilde tenait à le rappeler. Les nationalistes eux-mêmes n’assortissaient-ils pas au désir d’indépendance la nécessité de favoriser l’émancipation des femmes ? Elles étaient de plus en plus nombreuses à s’éduquer, à porter la djellaba ou même l’habit européen. Amine opinait du chef, il grognait mais il ne faisait pas de promesses. Sur les chemins de terre, au milieu des ouvrières, il repensait parfois à ces conversations. « Qui voudra d’une dépravée ? songeait-il. Mathilde ne comprend rien. » Il pensait alors à sa mère, qui avait passé son existence enfermée. Petite, Mouilala n’avait pas eu le droit d’aller à l’école avec ses frères. Puis Si Kadour, son défunt mari, avait construit la maison de la médina. Il avait fait une concession aux coutumes avec cette fenêtre unique à l’étage aux persiennes toujours fermées dont Mouilala avait défense de s’approcher. La modernité de Kadour, qui faisait le baise-main aux Françaises et se payait parfois une prostituée juive au Mers, s’arrêtait là où se jouait la réputation de sa femme. Lorsque Amine était enfant, il avait parfois vu sa mère espionner par les interstices les mouvements de la rue et poser son index sur sa bouche pour sceller entre eux un secret.


Elle était calme et sereine puisqu’elle s’était résignée à accepter son sort, à s’y plier, à en faire quelque chose. Tandis qu’elle pénétrait dans la maison, qu’elle traversait le salon baigné par le soleil d’hiver, qu’elle faisait porter sa valise dans sa chambre, elle pensa que c’était le doute qui était néfaste, que c’était le choix qui créait de la douleur et qui rongeait les âmes. Maintenant qu’elle était décidée, à présent qu’aucun retour en arrière n’était possible, elle se sentait forte. Forte de ne pas être libre. Et lui revint en mémoire ce vers d’Andromaque appris à l’école, elle la pathétique menteuse, l’actrice de théâtre imaginaire : « Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne. »

 

Quand j’ai finalement pu accéder à la porte d’entrée du tribunal, je me suis présenté, j’ai mis en avant mes qualités de juriste mais le portier a été catégorique. Impossible de pénétrer dans le hall si je ne portais pas de cravate. J’avais du mal à le croire. Meurtri, honteux, je suis retourné vers le marchand assis en tailleur sur le sol et j’ai attrapé une cravate bleue. J’ai payé sans dire un mot et je l’ai nouée au-dessus de ma djellaba. Je me serais senti ridicule si je n’avais pas aperçu, sur les marches qui menaient vers les salles d’audience, des pères inquiets, la capuche de leur djellaba relevée et une cravate autour du cou.

 

Lui vint à l’esprit qu’il vivait peut-être trop loin de tout, que cet isolement l’avait rendu en quelque sorte coupable et l’avait aveuglé. Il était un lâche, et comme le pire des lâches, il avait creusé un terrier et s’y était caché dans l’espoir que personne ne l’atteigne, que personne ne le voie. Amine était né au milieu de ces hommes, au milieu de ce peuple, mais il n’en avait jamais conçu de fierté. Au contraire, il lui était souvent arrivé de vouloir rassurer les Européens qu’il rencontrait. Il avait tenté de les convaincre que lui était différent, qu’il n’était ni fourbe, ni fataliste, ni fainéant, comme les colons aimaient à parler de leurs Marocains. Il vivait avec, rivée au cœur, l’image que les Français se faisaient de lui. Quand il était adolescent, il avait pris l’habitude de marcher lentement, la tête basse. Il savait que sa peau sombre, son physique trapu, ses larges épaules éveillaient la méfiance. Alors il plaçait ses mains sous ses aisselles comme un homme qui a juré de ne pas se battre. À présent, il lui semblait qu’il vivait dans un monde peuplé uniquement d’ennemis.

 

« Il fut un temps pas si lointain où nous appelions terroristes ceux qui sont devenus des résistants. Après plus de quarante ans de protectorat, comment ne pas comprendre que les Marocains revendiquent cette liberté pour laquelle ils se sont battus, cette liberté dont nous leur avons transmis le goût, dont nous leur avons enseigné la valeur ? » Le journaliste, qui suait à grandes eaux, rétorqua que l’indépendance se ferait, certes, mais petit à petit. Qu’on ne pouvait s’en prendre à ces Français qui avaient sacrifié leur vie pour ce pays. Que deviendrait le Maroc une fois que les Français seraient partis ? Qui dirigerait ? Qui travaillerait la terre ? Mademoiselle Fabre le coupa. « Je ne me préoccupe pas de ce que pensent ces Français, si vous voulez savoir. Ils ont l’impression que ce sont eux qui sont envahis, par ce peuple qui grossit et qui s’affirme. Qu’ils se le tiennent pour dit : ils sont des étrangers. »
 


À cet instant, ils (couple franco-marocain) n’étaient pas dans deux camps opposés. Ils ne se réjouissaient pas du malheur de l’autre. Ils n’attendaient pas que l’un pleure ou se félicite pour lui tomber dessus et l’accabler de reproches. Non, à cet instant, ils appartenaient tous deux à un camp qui n’existait pas, un camp où se mêlaient de manière égale, et donc étrange, une indulgence pour la violence et une compassion pour les assassins et les assassinés. Tous les sentiments qui s’élevaient en eux leur apparaissaient comme une traîtrise et ils préféraient donc les taire. Ils étaient à la fois victimes et bourreaux, compagnons et adversaires, deux êtres hybrides incapables de donner un nom à leur loyauté. Ils étaient deux excommuniés qui ne peuvent plus prier dans aucune église et dont le dieu est un dieu secret, intime, dont ils ignorent jusqu’au nom.

 

« Papa, ce ne sont que les méchants Français qui sont attaqués, n’est-ce pas ? Les gentils, les ouvriers les protègent, tu ne crois pas ? »
Amine eut l’air surpris et il s’assit sur le lit. Il réfléchit quelques instants, la tête basse, les mains serrées devant sa bouche. 
« Non, asséna-t-il d’une voix ferme, cela n’a rien à voir avec la gentillesse ou avec la justice. Il y a des hommes bons dont les fermes sont brûlées et des salauds qui échappent à tout. Dans les guerres, il n’y a plus de gentils, plus de méchants, plus de justice.
— C’est la guerre alors ?
— Pas vraiment », dit Amine, et comme s’il se parlait à lui-même, il ajouta : « En réalité, c’est pire que la guerre. Car nos ennemis ou ceux qui devraient l’être, nous vivons avec eux depuis longtemps. Certains sont nos amis, nos voisins, notre famille. Ils ont grandi avec nous et quand je les regarde, je ne vois pas un ennemi à abattre, non, je vois un enfant.
— Mais nous, est-ce que nous sommes du côté des gentils ou bien des méchants ? »
Aïcha s’était redressée et le regardait avec inquiétude. Il pensa qu’il ne savait pas parler aux enfants, qu’elle ne comprenait sans doute pas ce qu’il essayait de lui expliquer.
« Nous, dit-il, nous sommes comme ton arbre, à moitié citron et à moitié orange. Nous ne sommes d’aucun côté.
— Et nous aussi ils vont nous tuer ?
— Non, il ne nous arrivera rien. Je te le promets. Tu peux dormir sur tes deux oreilles. »
Il attrapa doucement les oreilles de sa fille pour approcher son visage du sien et déposer sur sa joue un baiser. Il ferma la porte délicatement et dans le couloir il songea que les fruits du citrange étaient immangeables. Leur pulpe était sèche et leur goût si amer que cela faisait monter les larmes aux yeux. Il pensa qu’il en allait du monde des hommes comme de la botanique. À la fin, une espèce prenait le pas sur l’autre et un jour l’orange aurait raison du citron ou l’inverse et l’arbre redonnerait enfin des fruits comestibles. 

 

 

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