mardi 27 avril 2021

[Slimani, Leïla] Le parfum des fleurs la nuit

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le parfum des fleurs la nuit

Auteur : Leïla SLIMANI

Editeur : Stock

Année de parution : 2021

Pages : 128

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Comme un écrivain qui pense que « toute audace véritable vient de l’intérieur », Leïla Slimani n’aime pas sortir de chez elle, et préfère la solitude à la distraction. Pourquoi alors accepter cette proposition d’une nuit blanche à la pointe de la Douane, à Venise, dans les collections d’art de la Fondation Pinault, qui ne lui parlent guère ?

Autour de cette « impossibilité » d’un livre, avec un art subtil de digresser dans la nuit vénitienne, Leila Slimani nous parle d’elle, de l’enfermement, du mouvement, du voyage, de l’intimité, de l’identité, de l’entre-deux, entre Orient et Occident, où elle navigue et chaloupe, comme Venise à la pointe de la Douane, comme la cité sur pilotis vouée à la destruction et à la beauté, s’enrichissant et empruntant, silencieuse et raconteuse à la fois.

C’est une confession discrète, où l’auteure parle de son père jadis emprisonné, mais c’est une confession pudique, qui n’appuie jamais, légère, grave, toujours à sa juste place : « Écrire, c’est jouer avec le silence, c’est dire, de manière détournée, des secrets indicibles dans la vie réelle ». 
 
C’est aussi un livre, intense, éclairé de l’intérieur, sur la disparition du beau, et donc sur l’urgence d’en jouir, la splendeur de l’éphémère. Leila Slimani cite Duras : « Écrire, c’est ça aussi, sans doute, c’est effacer. Remplacer. » Au petit matin, l’auteure, réveillée et consciente, sort de l’édifice comme d’un rêve, et il ne reste plus rien de cette nuit que le parfum des fleurs. Et un livre. 

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Leïla Slimani est née en 1981. Elle est l'auteure de trois romans parus aux éditions Gallimard, Dans le jardin de l'ogre, Chanson douce, qui a obtenu le prix Goncourt 2016 et le Grand Prix des lectrices de Elle 2017, et Le pays des autres.

 

Avis :

Invitée à contribuer à la collection Une nuit au musée, Leïla Slimani a accepté de se laisser enfermer, un soir venu, à la Punta della Dogana, musée d’art contemporain situé dans les anciennes douanes de Venise. De ce tête-à tête nocturne avec les œuvres exposées dans ce lieu chargé d’histoire, est sorti ce texte très personnel sur la création littéraire.

S’avouant assez peu réceptive à l’art moderne, l’écrivain nous livre néanmoins quelques réflexions subtiles et poétiques sur son ressenti face aux œuvres de ce musée, dont l’une a d’ailleurs joliment inspiré le titre de ce livre. Sa sensibilité artistique trouve chaque fois un prolongement littéraire, chacune de ses sensations et de ses idées la ramenant à ce qui aimante sa vie : l’écriture. Sacerdoce éminemment solitaire mais aussi incommensurable espace de liberté, l’écriture relève chez Leïla Slimani du viscéral. C’est avec une lucidité parfois douloureuse qu’elle explore, au tréfonds de son être, ce qui l’attache tant à l’expression écrite. Elle est ainsi amenée à évoquer par exemple l’expérience d’emprisonnement de son père, ou encore l’absence d’ancrage résultant de sa double appartenance culturelle. Ecrire devient pour Leïla Slimani une quête quasi ascétique, une lente décantation du bouillonnement de la vie et du monde dans l’espoir d’en saisir l’impalpable essence. Ses références littéraires illustrent son propos avec le plus grand naturel. Et c’est avec simplicité qu’elle nous livre un texte impressionnant de sensibilité et de profondeur.

Pause d’une nuit dans un espace artistique, cet intermède entre deux romans est l’occasion d’une réflexion intime sur la création littéraire qui confirme, une fois de plus, le talent et la brillante personnalité de Leïla Slimani. (4/5)

 

Citations :

L’écriture est discipline. Elle est renoncement au bonheur, aux joies du quotidien. On ne peut chercher à guérir ou à se consoler. On doit au contraire cultiver ses chagrins comme les laborantins cultivent des bactéries dans des bocaux de verre. Il faut rouvrir ses cicatrices, remuer les souvenirs, raviver les hontes et les vieux sanglots. Pour écrire, il faut se refuser aux autres, leur refuser votre présence, votre tendresse, décevoir vos amis et vos enfants. (...)
Écrire c’est s’entraver, mais de ces entraves mêmes naît la possibilité d’une liberté immense, vertigineuse. Je me souviens du moment où j’en ai pris conscience. (...)
« À présent, tu peux dire absolument tout ce que tu veux. Toi, l’enfant polie qui a appris à se tenir, à se contenir, tu peux dire ta vérité. Tu n’es obligée de faire plaisir à personne. Tu n’as pas à craindre de peiner qui que ce soit. Écris tout ce que tu voudras. » Dans cet immense espace de liberté, le masque social tombe. On peut être une autre, on n’est plus définie par un genre, une classe sociale, une religion ou une nationalité. Écrire c’est découvrir la liberté de s’inventer soi-même et d’inventer le monde.

L’écriture est un combat pour l’immobilité, pour la concentration. Un combat physique où il faut mater, sans cesse, le désir de vivre et celui d’être heureux.

Parfois, je me dis que si je ne parlais à personne, si je gardais toutes mes pensées pour moi, elles ne prendraient pas ce tour banal que je leur trouve quand je les partage avec les autres. La conversation est l’ennemi d’un écrivain. Il faudrait se taire, se réfugier dans un silence obstiné et profond. Si je m’astreignais à un mutisme absolu, je pourrais cultiver des métaphores et des envolées poétiques comme on fait pousser des fleurs sous les serres. Si je devenais ermite, je verrais des choses que la vie mondaine empêche de voir, j’entendrais des bruits que le quotidien et la voix des autres finissent toujours par couvrir. Il me semble, quand on vit dans le monde, que nos secrets s’éventent, que nos trésors intérieurs s’émoussent, que nous abîmons quelque chose qui, gardé secret, aurait pu faire la matière d’un roman. Le dehors agit sur nos pensées comme l’air sur les fresques murales que Fellini filme dans Rome et qui s’effacent en même temps qu’elles prennent la lumière. Comme si l’excès d’attention, l’excès de lumière, loin de préserver, amenaient à la destruction de notre nuit intérieure.

Ce que l’on ne dit pas nous appartient pour toujours. Écrire, c’est jouer avec le silence, c’est dire, de manière détournée, des secrets indicibles dans la vie réelle. La littérature est un art de la rétention. On se retient comme dans les premiers moments de l’amour quand nous viennent à l’esprit des phrases banales, des déclarations enflammées que l’on se force à ne pas dire pour ne pas abîmer la beauté du moment. La littérature consiste dans une érotique du silence. Ce qui compte, c’est ce qu’on ne dit pas. En vérité, c’est peut-être notre époque et pas seulement mon métier d’écrivain qui me pousse à désirer la solitude et le calme. Je me demande ce qu’aurait pensé Stefan Zweig de cette société obsédée par l’étalage de soi et la mise en scène de son existence. De cette époque, où toute prise de position vous expose à la violence et à la haine, où l’artiste se doit d’être en accord avec l’opinion publique. Où l’on écrit, sous le coup de la pulsion, cent quarante caractères. (...)
Il écrit : « Notre époque n’est-elle pas précisément celle qui ne permet pas le silence même aux plus purs, aux plus isolés, ce silence de l’attente, de la maturation, de la méditation et du recueillement ? »

Dans tous les hauts lieux du tourisme mondial, des comités d’habitants s’insurgent contre la marchandisation de leur cadre de vie, contre le sacrifice de leur tranquillité aux intérêts financiers. À Venise, plus que n’importe où ailleurs, on est frappé par ce que Patrick Deville appelle « la déréalisation du monde, le refus de l’histoire et de la géographie ». Le touriste n’est plus qu’un consommateur parmi d’autres qui veut « faire » Venise et ramener de son voyage des autoportraits pris avec une perche où la ville n’est qu’un décor d’arrière-plan. Nous sommes condamnés à vivre dans l’empire du même, à manger dans des restaurants identiques, à arpenter les mêmes boutiques sur tous les continents. En trente ans, la population de Venise a été réduite de moitié. Les appartements, ici, sont mis en location pour les voyageurs de passage. Ils sont vingt-huit millions chaque année. Les Vénitiens, eux, sont comme des Indiens dans une réserve, derniers témoins d’un monde en train de mourir sous leurs yeux.

Pourquoi ai-je accepté d’écrire ce texte alors que je suis intimement convaincue que l’écriture doit répondre à une nécessité, à une obsession intime, à une urgence intérieure ? D’ailleurs, quand les journalistes me demandent pourquoi j’ai choisi tel sujet pour mon roman, je me trouve toujours en peine de répondre. J’invente quelque chose, un mensonge crédible. Si je leur disais que ce sont nos sujets qui nous choisissent, et pas l’inverse, ils me prendraient sans doute pour une snob ou une folle. La vérité, c’est que les romans s’imposent à vous, ils vous dévorent. Ils sont comme une tumeur qui s’étend en vous, qui prend le contrôle de tout votre être et dont vous ne pouvez guérir qu’en vous abandonnant. De la beauté peut-elle surgir d’un texte qui ne vient pas de nous ?
 
Marcel Duchamp disait que c’est le regardeur qui fait l’œuvre d’art. Si on le suit, ce n’est pas l’œuvre qui n’est pas bonne ni intéressante. C’est le regardeur qui ne sait pas regarder. (...)
Ce n’est donc pas l’objet qui compte mais l’expérience qui en résulte. C’est par la magie du regard, par l’interactivité, qu’un objet devient une œuvre d’art. Soit. Mais c’est précisément parce que l’art peut être partout, dans un urinoir ou une pelle à tarte, que les artistes contemporains et le monde qui gravite autour sont aussi jaloux de leur travail. Cette insularité les protège d’un risque évident de dilution voire de ridicule. Moins l’œuvre en elle-même est le produit d’une technique ou d’un travail complexe et plus on a besoin de créer ce cercle de « connaissants » qui valident : oui, c’est bien de l’art. Et si je me retrouvais un jour admise dans ce cercle confidentiel, si j’étais initiée à mon tour, je finirais peut-être par dire moi aussi : « Non, ce n’est pas un simple ballon, abruti. C’est de l’art ! »

L’eau, la neige, le vent ne tiennent pas au creux de la main. Aussi fort qu’on veuille les saisir, ils restent rétifs à notre volonté de les emprisonner. C’est assez semblable à l’expérience que fait tout écrivain lorsqu’il commence un roman. Au fur et à mesure qu’il avance, un monde se crée mais l’essentiel demeure inaccessible comme si en écrivant on renonçait en même temps, à chaque fois, à ce que l’on voulait écrire. (...)
Souvent, on me demande ce que peut la littérature. C’est comme demander à un médecin ce que peut la médecine. Plus on avance et plus on mesure notre impuissance. Cette impuissance nous obsède, nous dévore. On écrit en aveugle, sans comprendre et sans que rien soit explicable. 
 
Hicham Berrada, qui a conçu cette installation, a choisi d’inverser le cycle de la plante. Durant la journée, le terrarium reste opaque, le jasmin est plongé dans l’obscurité mais l’odeur embaume le musée. La nuit, au contraire, l’éclairage au sodium reproduit les conditions d’une journée d’été ensoleillée. Tout est inversé, sens dessus dessous, l’artiste là encore se fait démiurge, apprenti sorcier, illusionniste. Je pense à ce que Tchekhov dit des grands écrivains. Ce sont ceux qui font surgir la neige en plein été et qui décrivent si bien les flocons que vous vous sentez saisi par le froid et que vous frissonnez.

Les hommes ont du mal à accepter la cruauté du hasard. On se révolte, on cherche un sens, un signe, une explication. On s’imagine parfois que c’est un complot ou bien que c’est Dieu qui nous lance un avertissement. Comme l’écrit Kundera, « l’homme moderne triche ». Il ne veut pas regarder la mort en face et fait semblant de croire que les choses dureront, qu’il y a une place pour l’éternité. Nos sociétés, qui vénèrent le « principe de précaution », le « risque zéro », détestent le hasard car il vient briser nos rêves de contrôle. La littérature, au contraire, chérit les cicatrices, les traces de l’accident, les malheurs incompréhensibles, les douleurs injustes.

Ahmet Altan écrivait : « Je ne suis pas en prison. Je suis écrivain. » (…)
En lisant le texte d’Ahmet Altan, ce sont ces souvenirs qui ont ressurgi. Je me suis dit : « Mon père est en prison. Et je suis écrivain. » Il est mort et je vis. Par mes histoires j’essaie de regagner sa liberté. J’écris et je creuse un trou dans le mur d’une cellule. J’écris et chaque nuit je lime les barreaux d’une prison. J’écris et je le sauve, je lui offre des échappatoires, des paysages, des personnages aux extraordinaires aventures. Je lui offre une vie à sa mesure. Je lui rends le destin qu’on lui a refusé.
 
Beaucoup pensent qu’écrire c’est reporter. Que parler de soi c’est raconter ce qu’on a vu, rapporter fidèlement la réalité dont on a été le témoin. Au contraire, moi je voudrais raconter ce que je n’ai pas vu, ce dont je ne sais rien mais qui pourtant m’obsède. Raconter ces événements auxquels je n’ai pas assisté mais qui font néanmoins partie de ma vie. Mettre des mots sur le silence, défier l’amnésie. La littérature ne sert pas à restituer le réel mais à combler les vides, les lacunes. On exhume et en même temps on crée une réalité autre. On n’invente pas, on imagine, on donne corps à une vision, qu’on construit bout à bout, avec des morceaux de souvenirs et d’éternelles obsessions.

Je me suis souvent vue comme l’avocate de mes personnages. Comme celle qui n’est pas là pour juger, pour enfermer dans des boîtes mais pour raconter l’histoire de chacun. Pour défendre l’idée que même les monstres, même les coupables ont une histoire. Lorsque j’écris, je suis habitée par le désir d’œuvrer au salut de mes personnages, de protéger leur dignité. La littérature, à mes yeux, c’est la présomption d’innocence. C’est même la présomption tout court : on présume que quelque chose de commun nous unit au reste de l’humanité. On présume que ce personnage, sorti de notre imagination, qui a vécu telle expérience que nous n’avons jamais vécue, a ressenti en la vivant une émotion que nous pouvons comprendre sans pourtant la connaître. Depuis toujours, j’éprouve pour les autres plus que de la curiosité. Un appétit féroce. Un désir d’entrer au-dedans d’eux, de les comprendre, de prendre leur place pour une minute, une heure, toute la vie. Le destin des autres me fascine et il me fait souffrir quand j’ai le sentiment qu’il est cruel ou injuste. Jamais je n’ai pu me reposer dans le confort froid de l’indifférence. Le passant dans la rue, la boulangère qui parle trop fort, le petit vieux qui marche lentement, la nounou qui rêve sur un banc, tous m’émeuvent. Lorsqu’on écrit, on prend en affection les faiblesses, les défauts des autres. Nous comprenons que nous sommes tous seuls mais que nous sommes tous les mêmes.

Je ne crois pas qu’on écrive pour se soulager. Je ne pense pas que mes romans viendront à bout du sentiment d’injustice que j’ai vécu. Au contraire, un écrivain est maladivement attaché à ses peines, à ses cauchemars. Rien ne serait plus terrible que d’en être guéri.
 
Ce qui m’a longtemps préoccupée, c’est la possibilité d’écrire sans ancrage solide, sans fondations sur lesquelles m’appuyer. Peut-on être écrivain sans terroir ? Qu’a-t-on à raconter quand on ne se sent de nulle part ?
(…)
Déchirée entre mes communautés, écrivant dans un équilibre instable, il me manquait un territoire matriciel qui me nourrirait. Salman Rushdie a, à ce titre, occupé une place importante dans ma vie. J’avais huit ans et je vivais dans un pays musulman quand cet homme se retrouva sous le coup de la fatwa. Il était un traître, un apostat, la pire engeance que la terre puisse porter. Il était un vendu à l’Occident, un mécréant, qui avait renié la religion de ses ancêtres pour faire l’intéressant devant les Blancs. Plus tard, j’ai lu ses livres, ses entretiens, son autobiographie et mon admiration pour lui n’a cessé de croître. C’est lui qui m’a enseigné qu’on n’était pas obligé d’écrire au nom des siens. Que cette bâtardise, ce métissage, il faudrait l’explorer jusqu’à la lie. Écrire, ce n’était pas exprimer une culture mais s’en arracher quand celle-ci se refermait en injonctions, en diktats. « Nous ressemblons à des hommes et à des femmes d’après la chute. Nous sommes des hindous qui avons traversé les eaux noires ; nous sommes des musulmans qui mangeons du porc. Et le résultat c’est que nous appartenons en partie à l’Occident. Notre identité est à la fois plurielle et partielle. Parfois, nous avons le sentiment d’être à cheval sur deux cultures ; et parfois, d’être assis entre deux chaises. » À mes yeux, ni le discours qui glorifie la richesse du métissage ni celui qui s’en inquiète ne saisissent la complexité d’une identité double. C’est à la fois un inconfort et une liberté, un chagrin et un motif d’exaltation.
 
C’est en France que je suis devenue une Arabe. Une beur. La première fois que j’ai entendu ce mot, je ne l’ai pas compris. On m’a dit : « Les beurs, c’est les Arabes d’ici. » D’un coup, en arrivant en France, j’étais d’origine maghrébine, issue d’un territoire indéterminé, sans frontières, sans différences ou subtilités. Pire encore, je découvrais avec les années que j’étais, comme l’a si bien formulé mon ami Olivier Guez, « l’Arabe comme ils l’aiment ». Une Arabe qui mange du porc et boit de l’alcool, une femme émancipée et pas inquiétante, plus attachée encore que les Français eux-mêmes aux idées de laïcité et d’universalité. J’étais une Maghrébine, aux cheveux frisés et à la peau mate, avec un prénom étranger, mais qui pouvait citer Zola et qui avait grandi bercée par les films hollywoodiens des années 1950. J’étais comme eux mais avec une pointe d’exotisme, aimaient-ils me faire remarquer. On ne me demande pas d’où je viens ni où j’ai grandi. On me demande de quelle origine je suis et je réponds parfois que n’étant ni une pièce de viande ni une bouteille de vin je n’ai pas d’origine mais une nationalité, une histoire, une enfance. Jamais tout à fait d’ici, plus tout à fait de là-bas, je me suis longtemps sentie comme dépossédée de toute identité. Comme une traître aussi car je ne parvenais jamais totalement à embrasser le monde dans lequel je vivais. C’étaient toujours les autres qui décidaient pour moi de ce que j’étais.

Dans le pays où je vivais, on nous apprenait à courber l’échine devant les plus illuminés, à ne pas faire d’esclandre, à ne rien risquer. Quand le conservatisme augmente, quand le fanatisme tisse sa toile dans une société, on passe sa vie à mentir. Surtout, ne dis pas qu’ils sont concubins, ne parle pas de son homosexualité, n’avoue pas qu’il ne fait pas le ramadan, cache les bouteilles d’alcool et jette-les la nuit, à quelques kilomètres de chez toi, bien emballées dans des sacs en plastique noirs. On se méfie des enfants qui ont la fâcheuse tendance à dire la vérité et mes parents ont passé des heures à m’expliquer que je devais me refréner. Je détestais cela. Je haïssais ma lâcheté, ma soumission à leur vérité. Rushdie m’a appris qu’on ne pouvait pas écrire sans envisager la possibilité de trahir, sans dire ces vérités que l’on cache depuis l’enfance.

Cela peut sembler paradoxal mais il me semble qu’on ne peut habiter un lieu que si on a la possibilité de le quitter, d’en partir. Habiter c’est le contraire de l’emprisonnement, de l’immobilité forcée, de l’inertie. « Si tu ne peux pas quitter l’endroit où tu te trouves, c’est que tu es du côté des faibles », écrit Fatima Mernissi. Lorsqu’elle écrit cette phrase, elle pense bien sûr aux femmes enfermées dans les harems mais aussi, j’en suis certaine, à ces jeunes Marocains qui, depuis les hauteurs de Tanger ou sur les rivages de l’Atlantique, rêvent d’un ailleurs et sont prêts à mourir pour y arriver. Être dominé, être du côté des faibles, c’est être contraint à l’immobilité. Ne pas pouvoir sortir de son quartier, de sa condition sociale, de son pays. (…)
Depuis, cette injustice fondamentale m’obsède : des millions d’hommes sont condamnés à ne pas pouvoir sortir de chez eux. Ils sont interdits de voyage, empêchés, enfermés. C’est ainsi qu’est structuré notre monde contemporain : sur l’inégal accès à la mobilité et à la circulation.
 

 

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