dimanche 14 juin 2020

[Incardona, Joseph] La soustraction des possibles






 

J'ai aimé

 

Titre : La soustraction des possibles

Auteur : Joseph INCARDONA

Editeur : Finitude

Année de parution : 2020

Pages : 400

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

On est à la fin des années 80, la période bénie des winners. Le capitalisme et ses champions, les Golden Boys de la finance, ont gagné : le bloc de l’Est explose, les flux d’argent sont mondialisés. Tout devient marchandise, les corps, les femmes, les privilèges, le bonheur même. Un monde nouveau s’invente, on parle d’algorithmes et d’OGM.

À Genève, Svetlana, une jeune financière prometteuse, rencontre Aldo, un prof de tennis vaguement gigolo. Ils s’aiment mais veulent plus. Plus d’argent, plus de pouvoir, plus de reconnaissance. Leur chance, ce pourrait être ces fortunes en transit. Il suffit d’être assez malin pour se servir. Mais en amour comme en matière d’argent, il y a toujours plus avide et plus féroce que soi.


De la Suisse au Mexique, en passant par la Corse, Joseph Incardona brosse une fresque ambitieuse, à la mécanique aussi brillante qu’implacable. Pour le monde de la finance, l’amour n’a jamais été une valeur refuge.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Joseph Incardona a 50 ans, il est Suisse d’origine italienne, auteur d’une douzaine romans, scénariste de BD et de films, dramaturge et réalisateur (un long métrage en 2013 et plusieurs courts métrages).
Ses derniers livres, Derrière les panneaux, il y a des hommes (Finitude 2015), Grand Prix de littérature policière, et Chaleur (Finitude 2017), Prix du polar romand, ont connu un beau succès, tant critique que public.

 

Avis :

Ex presque-champion de tennis, désormais coach dans un club fréquenté par la société genevoise la plus huppée, Aldo arrondit ses fins de mois en jouant les gigolos. Sa rencontre avec Svetlana, jeune financière aux dents de louve, est un coup de foudre amoureux, mais aussi la confluence de deux insatiables appétits de richesses qui va les conduire bien au-là de leurs prévisions…

L’histoire est efficace et musclée, le mécanisme implacable et la chute impitoyable. Mais, au-delà du suspense et de l’action qu’elle contient, c’est la construction de son épais contexte qui lui donne tout son relief : dans les années quatre-vingts, le capitalisme triomphe avec la chute du bloc soviétique, la finance internationale s’emballe pour le plus grand bénéfice des Golden Boys mais aussi des paradis fiscaux, le blanchiment d’argent prend des dimensions inédites… Décortiquée avec un cynisme d’un noir absolu, se dessine dans ces pages une société qui a troqué toutes ses valeurs contre l’unique obsession de l’argent, sacrifiant morale et sens commun dans la quête infinie d’un Graal qui la rend folle.

Le style narratif est original : n’hésitant pas à se mettre lui-même en scène, apostrophant ses personnages pour leur rappeler que le « grand architecte » de cette histoire, c’est lui, ou commentant leurs choix comme s’ils menaient l’intrigue à sa place, l’auteur scrute, souligne, critique, et enrichit sa narration d’une foule d’observations et de digressions qui finissent par conférer à ce thriller une dimension sociologique.

Impressionnée par l’habileté de ce roman qui prend le temps de nous convaincre de la noirceur de ce monde mais réussit encore à nous surprendre par l’absolu machiavélisme de sa chute, j’ai eu toutefois du mal, assez inexplicablement, à m’absorber dans sa lecture : peut-être trop touffue et déprimante pour mon état d’esprit du moment… (3/5)


 

Citations :

Cette hypothèse qui vaut ce qu’elle vaut : le seuil de 1990, s’en souvenir.      
Mai 1990 : Tim Berners-Lee, un informaticien anglais travaillant au CERN de Genève invente le World Wide Web ; il travaille sur un ordinateur américain nommé NEXT produit par une entreprise fondée par un certain Steve Jobs.      
Le système est rendu public, c’est cadeau pour l’Humanité ; voici que le monde change.      
Nous franchissons l’étape de l’hypertexte : URL, HTTP, HTML.      
Nous doublons notre réalité par l’hyperréalité.      
Le passage du temps dans une clepsydre.      
Un basculement, et plus rien ne sera comme avant.      
Voilà que se mesure l’Histoire.      
Le feu. La roue. Le web.



Svetlana a beau avoir vécu le communisme, elle est restée profondément superstitieuse et catholique. Sa fille Luana est baptisée. On peut se demander d’où vient ce besoin d’inscrire une enfant encore inconsciente de sa propre vie dans un choix d’adulte. Y aurait-il encore la peur de l’enfer, malgré tout, et celle des limbes pour le nouveau-né ? Cette peur du chaos, encore et toujours, cette peur du rien, cette peur des bifurcations, l’homme serait-il si faible pour ne pas se fier à son instinct ? Est-ce si terrifiant de naître nus et vulnérables ?



Et puisqu’on en n’est pas à une citation près, quelques mois avant d’être assassiné Robert Kennedy confiait, out of the record : « Le PIB mesure tout, sauf ce qui vaut la peine d’être vécu. »



Les gens font semblant. Observez autour de vous. Combien vont-ils au bout d’eux-mêmes ?      
Très peu.      
Après coup, c’est eux qu’on admire. Après coup.      
L’Humanité est lâche. L’Humanité a peur. L’Humanité est triste.      
Aller vers ce qui nous constitue, vers ce que nous voulons. Le problème, c’est que, souvent, on veut tout. Et tout vouloir, c’est ne rien vouloir du tout.      
Et voilà qu’apparaissent les contradictions. Les frustrations.      
Qu’apparaissent les faux-semblants.      
Et tout se complique.      
Comment composer avec la loyauté vis-à-vis de soi-même ? Comment allier la loyauté avec la peur ? La peur de perdre ce qu’on possède ? Ou la nécessité d’obtenir ce qu’on souhaite ?



Ce n’est pas de votre faute si vous êtes né pauvre. Mais si vous mourez pauvre, vous en êtes responsable. (Bill Gates)


Alfred Hitchcock nomme « McGuffin » ce qui, dans un film, est objet indéfini prétexte à l’action des protagonistes. Par exemple, dans Les Enchaînés, Ingrid Bergman et Cary Grant sont deux espions antagonistes dont la mission consiste à mettre la main sur des documents relatifs à un programme nucléaire. On ne sait rien de ce « programme », il serait notamment question d’une bombe, Hitchcock lui-même, lorsqu’il écrit le scénario, ignore tout du sujet et ne s’en inquiète guère — la première bombe à neutrons n’a d’ailleurs pas encore explosé sur Hiroshima lorsqu’il tourne le film en 1944 —, mais ce qui nous intéresse en tant que spectateurs, c’est que deux personnages sont mus par la nécessité de cette action. Tout découle du « McGuffin » : c’est le moteur de la dramaturgie, mais il n’est pas indispensable de posséder un doctorat en physique nucléaire pour comprendre l’histoire qui nous est racontée. En passant, il n’est pas nécessaire non plus de savoir comment fonctionnent la plupart des objets qui nous entourent pour savoir les utiliser.       
(...)     
L’argent est devenu le « McGuffin » de l’Humanité. On ne sait même plus s’il est cause ou conséquence d’un certain fonctionnement économique. Les années 1990 préfigurent un système sur le point de perdre tout contrôle, où l’informatique s’apprête à révolutionner la planète, où les algorithmes emballent la combinatoire des transactions boursières. Plus personne ne sait vraiment ce qu’est devenu l’argent, un moyen, un but, un prétexte, une dématérialisation de nos existences.
Demandez autour de vous, les réponses restent vagues.       
Et même si l’argent a une odeur — celle des slips crasseux du junkie, des mains sales du dealer, des doigts maculés du mécanicien, de l’usure en filigrane où se nichent bactéries et virus, des mains de la boulangère prenant votre billet en échange du pain —, et même si l’argent se matérialise en numéraire déposé dans des millions de coffres, honnête ou malhonnête,       
et même, et par conséquent,       
l’argent est le « McGuffin » de notre histoire.       
À force de le laisser se propager, il prend toute la place disponible. Il est comme l’air, il est partout. 



Le problème, avec la vie qui avance, c’est qu’elle soustrait les possibles.       
Justement.       
Christophe Noir s’achemine vers un de ces dimanches soirs qui lui foutent un bourdon pas possible. Parce qu’on s’arrête. Les psychologues nomment ça l’angoisse de la performance. Le lundi et ses attentes. Mais il y a sans doute là-dessous une appréhension plus subtile, une inquiétude latente. Qu’on le veuille ou non, on se regarde tout de même un peu, on se constate et on se désole. Le dimanche soir est l’instant de fragilité. Celui où l’on aurait besoin par-dessus tout de bras aimants, d’une voix qui rassure, d’une présence.

 

La lecture est un de ces plaisirs qui permettent de goûter à l’existence tout en restant en retrait de ses actes. Quand il n’y a plus que la catharsis pour atténuer ce qui est au-delà des joies et des peines. 

 

 

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