jeudi 18 juin 2020

[Phang, Loo Hui] L'imprudence






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'imprudence

Auteur : Loo Hui PHANG

Editeur : Actes Sud

Année de parution : 2019

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

C’est une instinctive : elle observe, elle sent, elle saisit, elle invite, elle donne, elle jouit. Photographe, elle vit intensément, dans l’urgence de ses projets, de ses rêves, de ses désirs. Lorsque survient le décès de sa grand-mère au Laos, quitté à l’âge d’un an, elle prend l’avion pour Savannakhet, comme sa mère et son frère.
Là-bas, elle est étrangère. Pas tant en apparence qu’intimement : grandir en France lui a permis une indépendance, une liberté qui auraient été inconcevables pour une Vietnamienne du Laos. Son frère aîné brisé par l’exil peut-il comprendre cela ? Dans la maison natale, les objets ont une mémoire, le grand-père libère ses souvenirs, le récit familial se dévoile peu à peu. Plongée dans une histoire qui n’est pas la sienne, qui pourtant lui appartient, la jeune femme réapprend ce qu’elle est, comprend d’où elle vient et les différentes ardeurs qui la travaillent, qui l’animent.
Ce premier roman sensuel et audacieux, qui allie la délicatesse du style à l’acuité du regard, désigne la transgression des prophéties familiales comme une nécessité vitale et révèle le corps comme seul réel territoire de liberté.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née au Laos en 1974, Loo Hui Phang a grandi en Normandie où elle a fait des études de lettres et de cinéma. Qu'elle conçoive des expositions ou des performances, qu'elle écrive du théâtre ou réalise des films, elle aime multiplier les collaborations (Bertrand Belin, Rodolphe Burger, Frederik Peeters...) pour raconter des histoires hantées par les thèmes de l'identité, du désir et de l'étrangeté. Scénariste, elle a publié une douzaine de bandes dessinées ou romans graphiques. En 2017, le festival d'Angoulême a consacré une exposition à l'ensemble de son travail.

 

Avis :

Contrairement à son frère d’une dizaine d’années son aîné, la narratrice n’a gardé aucun souvenir du Laos, qu’avec leurs parents ils ont fui lorsqu’elle était encore en bas âge, dans les années 1980. A désormais vingt-trois ans, elle est l’assistante d’un photographe à Paris, où elle mène une existence très libre et collectionne les aventures d’un soir. Son frère, lui, ne s’est jamais remis de son exil et sombre dans la déprime. Au décès de leur grand-mère restée au Laos, les deux jeunes gens et leur mère retournent pour quelques semaines dans leur pays d’origine.

Mise à part l’aïeule Wàipó dont l’ombre omniprésente cimente tout le récit, personne n’a de prénom dans cette histoire construite en ricochet entre le « je » de la narratrice, le « tu » du frère et le « il » du grand-père, comme si, pour ces trois là, départis de leur identité par l’exil et la séparation, un seul repère pouvait subsister : le souvenir aimant de celle qui fut le pilier de la famille.

Le leitmotiv du texte est le déracinement et la perte d’identité des exilés. Tandis que ses parents vivent retranchés dans une bulle protectrice reproduisant en France leur cadre laotien, pendant que son frère refuse obstinément sa vie de transplanté qui ne remplacera jamais celle qu’on lui a volé, la narratrice constate que sa double appartenance ne fait que la rendre étrangère partout. Les premiers s’isolent dans le contrôle obsessionnel d’un quotidien rigide et replié sur lui-même, le second cherche l’oubli dans une dérive dépressive ouverte à toutes les addictions, la dernière s’enivre d’une liberté sexuelle qui serait restée inconcevable au Laos, trouvant refuge dans le seul territoire qui lui appartienne en propre : son corps.

Parfois dérangeant par sa sensualité crue, d’une lecture fluide et agréable, ce roman du déracinement et de la quête d’identité impressionne par la profondeur des souffrances évoquées et par l’intelligence de l’écriture. L’on ne peut qu’être touché par ce texte, dont on imagine aisément quelques possibles proximités avec le parcours personnel de l’auteur. (4/5)

 

Citations :

C’était il y a deux ans. J’avais demandé à nos parents leur livret de famille, exigé par l’administration. La vue du petit carnet recouvert de suédine bleue et marqué d’un blason pompeux a provoqué en toi un soulèvement immédiat. Tu m’as sommé d’expliquer en quoi renouveler ma carte d’identité était nécessaire. J’ai naïvement répondu que j’en avais besoin, pour prouver que j’étais bien française. À tes oreilles, je n’aurais pu prononcer de plus grand affront. J’ai cru que tu allais me gifler. “Tu ne peux pas dire ça, affirmais-tu. Nous sommes vietnamiens. Nos grands-parents ont quitté le Viêtnam pour s’installer au Laos pendant la colonisation française. Ils ont appris des langues étrangères mais ils ont adopté une autre terre et recréé leur communauté, avec d’autres Vietnamiens exilés. Où qu’ils soient, les Vietnamiens restent des Vietnamiens. C’est ça, ton identité. Tu as beau avoir grandi ici, sans aucun souvenir de notre pays, tu n’es pas française. Tu es et tu seras toujours une Vietnamienne.” Dans ta voix résonnait l’orgueil immense, cette sale manie familiale. Tu parlais au nom de tous, ta voix portée par celles de tous les autres. Car pour une raison obscure, toi, nos parents, le clan entier, avez le sentiment d’appartenir à une race à part. Nouveaux colons en terre barbare, vous vous gardez bien de soumettre votre pureté à la souillure environnante. Vous imitez, geste pour geste, l’arrogance des étrangers qui avaient colonisé nos terres, repliés sur leurs statuts, leurs préjugés. S’extraire du clan pour embrasser des mœurs étrangères, c’est entrer en décadence. Être français est un déclassement. Tout comme, autrefois, se fondre dans la masse indigène était une déchéance.

 
Lors de mon premier voyage au Laos, j’avais dix-sept ans, je portais des Pataugas, un bermuda kaki et des tee-shirts bariolés. Les Laotiens et les Vietnamiens me prenaient pour une Japonaise et cela me désolait. Je rêvais d’un mimétisme parfait, d’une réintégration dans mon environnement natal. Je voulais être comme ces animaux de zoo nourris de poulets congelés, qui, relâchés dans leur forêt originelle, retrouvent d’instinct leur stature de grands prédateurs. Déception immense. Au milieu des natifs, je n’étais qu’une touriste, ou pire : une traîtresse déguisée en Occidentale. Je me sentais stupide et un peu vulgaire. Trois ans plus tard, j’ai réitéré l’expérience. Cette fois-ci, j’ai emprunté les vêtements de notre grand-mère. Ample pantalon noir, corsage blanc, sandales de caoutchouc. L’artifice n’a pas fonctionné davantage. J’étais une étrangère déguisée en Vietnamienne, une exfiltrée occidentalisée travestie en autochtone. Improbable pentimento. Les costumes n’y pouvaient rien. Quelque chose dans mon allure et ma gestuelle me trahissait. Quelque chose qui m’imprégnait désormais et transsudait par chaque pore de ma peau. Quoi que je fasse, le Laos, et avec lui l’Asie tout entière, me recrachait comme un corps étranger.


Elle se lève avant tout le monde. Dans la maison ensommeillée, elle fait chauffer de l’eau. C’est ainsi que débute chaque journée de sa vie. Par une grande casserole d’eau bouillante. Notre mère tient son foyer par cette présence infaillible, aussi constante que la succession des jours. Monter la garde au domicile familial endigue sa peur de l’imprévu. Par cette ronde et cette casserole d’eau brûlante, elle repousse les invasions barbares, croit-elle. La préservation des valeurs du monde perdu, celui de sa jeunesse, est assurée. Dans les faits, c’est un état de claustration étendu à l’ensemble de la maisonnée et élevé en principe de vie. Entre les murs de l’appartement situé en terre étrangère – la France –, s’est instauré un condensé de lois confucéennes, bouddhiques, conservatrices, traditionalistes. Soit une petite dictature.

 
Je comprends les mots vietnamiens. Ils pénètrent mon cerveau encore plus loin qu’en français, instantanément. Mais, lorsque je veux former une phrase, ils filent comme des animaux sauvages. Une fois que j’en tiens un, je dois le lâcher pour capturer le suivant. Échappant à mon attention, le premier se sauve. Il me faut douze minutes pour bricoler quelque chose d’intelligible.

 
— Le viet vient tout seul, c’est comme respirer. Au début, quand je parlais en français, j’avais l’impression de dire n’importe quoi. Après, ça allait mieux, mais, dans ma tête, c’était un truc pas naturel. Quand je parlais, ça sonnait faux. Là, tu vois, quand je te parle, j’entends les mots français qui sortent de ma bouche et j’ai l’impression que c’est un autre qui les dit.
(…)
 — Quand je parle en français, je mens. Et quand je pense en français, je me travestis. Tu vois ? J’imite quelqu’un d’autre. J’imite le Français que j’aurais été si j’étais né en France, de parents français. Je fais semblant. Je ne sais plus ce que je pense. Et qui parle ? C’est moi ou ce qu’on attend de moi, ou ce qu’on suppose de moi ?

 
Je me figure ma petite mécanique du langage. Le viet imbibe une partie de mon cerveau, comme un liquide amniotique dans lequel flottent des pensées, des souvenirs repliés. J’ai grandi dans ce son-là. Les mots viets, les rythmes, les syllabes, les intonations. Le français s’est posé au-dessus. Le viet est resté. Il ne s’est pas effacé. Il s’est retiré à l’intérieur. Au centre, ce fluide circule, affleure parfois, par capillarité. Le français est un exosquelette. Quelque chose qui me structure de l’extérieur. Il tient tout cela. Il me tient debout.

 
L’expatriation condense les archétypes. Comme si chaque étranger, malgré un sincère désir d’intégration, se raccrochait à une image arrachée à son folklore personnel. Les caractères sont élagués, les traits soulignés. L’exil fabrique des profils lisibles. Cela n’enlève rien aux qualités des personnes qui les arborent. Celles-ci sont justes extrêmement définies, comme on peut le dire de certains portraits photographiques dont la parfaite netteté abolit toute impression de naturel. 


Ce thé (Sa nom yen) a vraiment la couleur du Mékong. On a l’impression de boire de la boue. Ça m’a toujours fasciné, la manière dont ils le préparent. C’est très mystérieux. Ils font macérer le thé tellement longtemps qu’il en devient imbuvable. Et puis, ils le font bouillir pendant des heures, ils le passent et le repassent dans un chiffon. Ça donne à la fin un truc brun très fort qu’ils mixent avec du lait concentré sucré et des glaçons. Une fois, dans la boutique de produits asiatiques de Cherbourg, j’ai trouvé une boîte de ce thé, tu vois, celle avec un berger allemand sur l’étiquette. J’ai essayé de le préparer. Impossible. C’était dégueulasse. Il faut avoir le coup de main. Ce thé-là, on ne peut le boire qu’ici.

 
Il est huit heures ce matin. Je quitte la maison, Leica en poche. Je marche au hasard. La ville s’épaissit.
Edmond dit qu’il n’y a pas d’instant décisif. Il y a un flux d’images. Des histoires qui se donnent. Et des moments de porosité. Il dit cela souvent. “Sois poreuse et n’attends rien.”

 
Notre mère scrute ton coude amoché et soupire.
(…)
Elle s’empresse de tamponner ton éraflure au coude, avec la fermeté d’un urgentiste.
(…)
D’un mouvement sec, tu te délivres. Et tu hurles. D’un jet continu, inaltéré. Tu hurles que tu veux avoir mal, que tu veux lutter tout seul contre cette douleur, pour apprendre, pour avoir cette chose pour toi, et qu’elle, notre mère, t’a toujours empêché de souffrir et de cela tu lui en veux, penser que tu ne pourrais pas supporter, que tu étais trop faible pour résister, trop faible parce que tu n’es que son fils. Juste son fils.

 
Son visage est une étendue rocailleuse, traversée de fleuves asséchés dont les lits racontent en creux la vigueur et l’éclat. On pourrait s’y perdre des jours, ne vivre que pour cela, le regarder comme on contemplerait un paysage mobile, le Mékong, la mer renversée. Certains jours, il semble que les fleuves filent de nouveau, abreuvent ce visage, et qu’il ne tient qu’à moi d’en remonter le courant.

 
Je pourrais ressembler à une Française. Mais ce n’est pas le cas. Tout se joue sur le visage. La vie se décide à partir de là. J’aimerais penser qu’il n’en est rien, qu’il n’y a pas de déterminisme, que les individus éclairés peuvent échapper à ce genre de paramètre. Mais c’est faux. J’ai grandi dans la banlieue de Cherbourg. Et là, le comportement de tous ceux qui me regardent, quelle que soit leur perméabilité aux préjugés, est contaminé par cela. Phénomène à peine moins perceptible à Paris. C’est ainsi. Au premier regard, cela est prononcé. Je ne suis pas d’ici. Tout le monde le voit. Tout le monde le sait. Je sais que l’on sait. Et cette chose est posée là, entre les autres et moi.


Quittant l’hostilité de notre pays, nous avons intégré un autre État, dans lequel notre famille a établi un camp de retranchement renfermant lui-même nos espaces défensifs, au fond desquels nous sombrons sans fin, réduisant à l’impossible nos cercles d’action, de vie, de désir. Soit un ensemble d’exils séquentiels – politique, culturel, générationnel, relationnel, professionnel, existentiel – menant inexorablement à l’effacement de ce que nous sommes. Un exil de nous-mêmes. Une déterritorialisation intime.

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