vendredi 26 juin 2020

[Cayre, Hannelore] Richesse oblige






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Richesse oblige

Auteur : Hannelore CAYRE

Editeur : Métailié

Année de parution : 2020

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Dans les petites communautés, il y en a toujours un par génération qui se fait remarquer par son goût pour le chaos. Pendant des années l’engeance historique de l’île où je suis née, celle que l’on montrait du doigt lorsqu’un truc prenait feu ou disparaissait, ça a été moi, Blanche de Rigny. C’est à mon grand-père que je dois un nom de famille aussi singulier, alors que les gens de chez moi, en allant toujours au plus près pour se marier, s’appellent quasiment tous pareil. Ça aurait dû m’interpeller, mais ça ne l’a pas fait, peut-être parce que notre famille paraissait aussi endémique que notre bruyère ou nos petits moutons noirs… Ça aurait dû pourtant…

Au XIXe siècle, les riches créaient des fortunes et achetaient même des pauvres afin de remplacer leurs fils pour qu’ils ne se fassent pas tuer à la guerre. Aujourd’hui, ils ont des petits-enfants encore plus riches, et, parfois, des descendants inconnus toujours aussi pauvres, mais qui pourraient légitimement hériter ! La famille de Blanche a poussé tel un petit rameau discret au pied d’un arbre généalogique particulièrement laid et invasif qui s’est nourri pendant un siècle et demi de mensonges, d’exploitation et de combines. Qu’arriverait-il si elle en élaguait toutes les branches pourries ?

 

 

Un mot sur l'auteur :

Hannelore Cayre est avocate pénaliste, elle est née en 1963 et vit à Paris. Elle est l'auteur, entre autres, de Commis d'office, Toiles de maître et Comme au cinéma. Elle a réalisé plusieurs courts métrages, et l'adaptation de Commis d'office est son premier long métrage. Elle a écrit le best-seller La Daronne (Métailié, 2017) porté à l'ecran en 2020. Elle est lauréate du Grand Prix de Littérature Policière et du prix Le Point du Polar Européen.

 

Avis :

Issue d’une branche pauvre et oubliée, poussée en 1870 sur l’arbre généalogique d’une riche et peu scrupuleuse famille d’industriels, la narratrice décide de donner un coup de pouce au destin pour se retrouver seule héritière.

Navigant constamment de 1870 à aujourd’hui dans un rapprochement assez noir entre la société inégalitaire du XIXe et les fractures sociales du XXIe siècle, le texte donne vie à des personnages forts qui ne font pas dans la demi-mesure, et bouscule le lecteur par l’impertinence pleine d’humour d’un texte au vitriol aux accents parfois anarchistes.

Le résultat est un mélange détonnant et parfois surprenant, menant du siège de Paris par les Prussiens en 1870 et des idéaux de la Commune, du tirage au sort des conscrits au XIXe siècle et de la pratique de l’achat de remplaçants militaires, à la communauté expérimentale d’Auroville en Inde, au méroxage en pleine mer et au déversement de déchets toxiques en Afrique, en passant par un certain matriarcat breton et par une critique politique de l’art contemporain. L’ensemble témoigne d’un désespoir à voir changer une société confrontée aux problèmes sociaux et environnementaux, mais figée dans un schéma où seul l’argent est roi.

Au-delà de ses thèses politiques qui ne pourront plaire à tout le monde, ce roman incisif et provocateur à l’humour ravageur témoigne des questionnements d’une société contemporaine confrontée à des défis majeurs, et qui aime de plus en plus souvent caresser l’idée d’un monde « d’après ». J’ai pris plaisir à le lire comme une vaste caricature de notre actualité. (4/5)

 

Citations :

Arrière-grand-papa avait couté 8 000 francs en 1870 à la famille de Rigny. Je n’étais pas dupe : ça n’était pas la vie de mon aïeul, obscur goémonier, qui valait ce prix-là ; il s’agissait de la somme qu’avait été capable de débourser son acheteur pour éviter d’exposer son fils au risque de se faire tuer.
Il est à noter, et je l’ai appris en me documentant sur la question, qu’il s’agissait là, à la veille de la guerre de 1870, du seul moment de l’histoire où le cours du pauvre est parvenu à un tel niveau. C’est également au XIXe siècle, avec l’apparition du capitalisme tel qu’on le connaît aujourd’hui, que des philosophes, notamment Engel et Marx, ont commencé à réfléchir à la notion de réification de l’être humain. Outre les esclaves de l’Antiquité et du Nouveau Monde, qui n’étaient pas considérés par le droit comme des personnes, mais comme des biens meubles, la possibilité de fixer un prix pour un homme a été officialisée lorsque la loi Gouvion-Saint-Cyr est venue encadrer en 1818 la pratique du remplacement militaire qui se faisait déjà depuis l’an VI, mais qui avait donné lieu à moult procès et scandales.
Un prix des hommes existe toujours, mais son calcul ne répond plus aussi directement à la loi de l’offre et de la demande. Certains le fixent à cent vingt fois le PIB d’un pays par habitant. Avec cette méthode de calcul un Français vaut 5 millions de dollars, un Américain 6,5 millions et un Érythréen 70 000, soit à peu près le prix du 4 X 4 qui pourrait potentiellement l’écraser pendant un rallye. D’autres le font tourner autour de deux notions : l’utilité conditionnelle d’un individu et la somme d’argent qu’une société est prête à débourser pour sauver une vie. Avec ces calculs, un Français vaudrait aux alentours de 3 millions, quant à un Érythréen, disons poliment qu’il est impossible de calculer son prix. Une fois ce chiffre fixé, les États ont les moyens de faire des arbitrages en matière de dépenses de santé ne s’intéressant donc pas aux maladies rares telles que celle qui affecte ma copine Hildegarde. Même chose en matière de travaux publics. Derrière chaque aménagement comme par exemple un carrefour ou un passage à niveau, derrière toute infrastructure impliquant la préservation d’une vie, il y a nécessairement son évaluation monétaire.


C’est trop tard, nous ne viendrons plus à Paris nous réfugier chez vous. Je profite du dernier train qui quitte Saint-Germain demain soir pour vous faire parvenir ce courrier. Il sera plus aisé pour vous de nous écrire car il paraît qu’ils vont mettre en place un système de poste par boule en zinc qui suivra, telle une bouteille à la mer, le cours de la Seine et qui pourra contenir jusqu’à 700 lettres. Ou alors par aérostat. Je me suis renseigné : un ballon postal partira toutes les fins de semaine de Montmartre ou de La Villette. Alors ne nous laissez pas sans nouvelles.

 
… où il était fait état de la nullité stratégique des généraux et de l’impréparation de la guerre. On avait cessé de crier À Berlin. On avait retiré les drapeaux des fenêtres et on commençait à raconter des horreurs. On parlait de l’organisation pitoyable de l’intendance militaire, des régiments disloqués qui bivouaquaient au hasard, de l’imprévoyance en matière de munitions et de ravitaillement. Des états-majors qui avaient pensé aux cartes de l’Allemagne à envahir, mais pas un seul instant à celles de la France à traverser, allant dans les écoles pour se repérer. Des généraux qui s’étaient trompés de champ de bataille et d’autres qui avaient tiré sur leur propre camp. Le mot désastre s’affichait sur toutes les pages.

 
Il suffisait d’avoir lu Balzac, Zola ou Maupassant pour ressentir dans sa chair que ce début de XXIe siècle prenait des airs de XIXe. Il y avait bien sûr la disparition progressive des services publics, mais pas seulement. Après un XXe siècle qui avait connu deux conflits mondiaux et glorifié l’aventure entrepreneuriale et les diplômes, la part des revenus du travail dans les ressources dont une personne disposait au cours de sa vie s’était mise à reculer pour arriver exactement au même niveau qu’à l’époque de mon ancêtre Auguste. On se surprenait à nouveau à attendre le décès de papa-maman pour s’acheter un logement ou payer les études et l’installation de ses enfants. Et cette tendance n’irait qu’en s’accentuant avec la fin (irrémédiable dans un monde épuisé) de la croissance telle que nous la connaissons depuis la révolution industrielle. En d’autres termes : celui qui ne possédait que son travail sans aucune espérance d’héritage se demandait comment diable il pourrait faire fortune alors qu’une part chaque année plus importante de ce qu’il gagnait était engloutie dans ses dépenses courantes et que le peu qu’il arrivait à mettre de côté rapportait à peine de quoi couvrir l’inflation. La lecture du Père Goriot avec ses impayables conseils de Vautrin à Rastignac pour gravir l’échelle sociale devenait ultra branchée et la vision méritocratique du monde, complètement ringarde. 


– Tu vois, les oiseaux, à un moment ils sont vieux et ils meurent. Du coup on devrait en trouver plein par terre ou au moins en prendre un sur la tête de temps à autre, mais non, ça n’arrive jamais. Ils sont passés où, à ton avis, tous les vieux oiseaux du ciel ?
Elle m’a regardée.
– Je sais pas.
– Personne ne ne sait ! C’est un mystère de la nature. C’est pareil pour les vieux marins comme papy. Un jour la mer les engloutit comme le ciel engloutit les oiseaux.

 
Mais, ma tante, il s’agit des premières élections de la nouvelle République… Des hommes brillants se présentent : Hugo, Gambetta, Quinet, Rochefort… Et non, ils désignent une assemblée à 60 % monarchiste… Mais comment une chose pareille peut-elle être encore possible en 1871 ?!
 – Parce que la France est une nation de culs-terreux aux idées courtes à qui il faut de l’ordre, Dieu, la paix et le cadre rassurant de ses traditions : son roi, ses comices et ses ridicules petits bals de la Saint-Jean que j’ai en horreur. Il n’y a que Thiers pour la comprendre telle qu’elle est et s’en faire accepter.
Elle avait raison : le serpent à lunettes, l’ami de la famille, avait été plébiscité par les culs-terreux.

 
… je suis tombée sur une phrase de Flaubert aussi méprisante que pertinente : “Le peuple accepte tous les tyrans pourvu qu’on lui laisse le museau dans la gamelle.” Chaque fois qu’on la lui retire, sa gamelle, au peuple, il gueule et descend dans les rues manifester alors que les ressources se raréfient, qu’il n’y a plus d’animaux, que les saisons se déglinguent et que la mer est pleine de plastique. On n’ira nulle part comme ça. Alors l’idée m’est venue de faire en sorte qu’il la trouve tellement dégueulasse, sa gamelle, qu’il finisse par s’en détourner ou la renverser avec son museau. Parce qu’elle l’est vraiment, dégueulasse, sauf que personne n’a envie de s’en rendre compte vu que c’est bien trop inconfortable de changer de mode de vie.

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