mardi 17 juin 2025

[Dierstein, Benjamin] Bleus, blancs, rouges

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Bleus, blancs, rouges

Auteur : Benjamin DIERSTEIN

Parution : 2025 (Flammarion)

Pages : 800

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Printemps 1978 : les services français sont en alerte rouge face à la vague de terrorisme qui déferle sur l’Europe.
Marco Paolini et Jacquie Lienard, deux inspecteurs fraîchement sortis de l’école de police et que tout oppose, se retrouvent chargés de mettre la main sur un trafiquant d’armes formé par les Cubains et les Libyens et répondant au surnom de Geronimo. Traumatisé par la mort d’un collègue en mai 1968, le brigadier Jean-Louis Gourvennec participe à la traque en infiltrant un groupe gauchiste proche d’Action directe. Après des années d’exil en Afrique, le mercenaire Robert Vauthier revient en France pour régner sur la nuit parisienne avec l’appui des frères Zemour. Lui aussi croisera le chemin de Geronimo. Quatre destins qui vont traverser les années de plomb, les coups fourrés politiques et les secousses de la Françafrique.
Le premier tome d’une saga historique entre satire politique, roman noir et tragédie mondaine, dont les personnages secondaires ont pour nom Valéry Giscard d’Estaing, Pierre Goldman, Jacques Mesrine, Jean-Bedel Bokassa, Alain Delon, Tany Zampa ou Omar Bongo.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né en 1983, Benjamin Dierstein vit en Bretagne, où il travaille dans le milieu de la musique électronique. Il s’est fait connaître par une première trilogie très remarquée sur la France des années 2011 à 2013 : La Sirène qui fume, La Défaite des idoles et La Cour des mirages. Les deux premiers tomes sont parus chez Nouveau Monde et le troisième chez EquinoX ; tous trois ont été repris chez Points.

 

 

Avis :

Pendant que l’on attend avec impatience le dernier tome de la trilogie en cours de Frédéric Paulin, paraît le premier volet d’un autre triptyque tout aussi passionnant et documenté, ouvrant un point de vue complémentaire sur la France politique et policière de la fin des années 1970 à la décennie 1980.

L’on entre dans le récit à une période charnière, alors que le proche tournant des années 1980 annonce une nouvelle décennie frappée au coin du changement. Un jeune brigadier, Jean-Louis Gourvennec, est sorti traumatisé d’une mission des Renseignements Généraux qui a mal tourné à l’ombre des barricades de mai 1968. Dix ans plus tard, on le retrouve membre du SAC et infiltré dans un groupe révolutionnaire proche d’Action directe. C’est aussi en cette année 1978 que, fraîchement émoulus de l’école de Police, Jacqueline Liénard et Marco Paolini rejoignent les RG pour l’une, l’Antigang pour l’autre. Il ne manque plus qu’un dernier personnage fictif, Robert Vauthier, ancien mercenaire et barbouze bien décidé à se reconvertir en patron de boîtes de nuit parisiennes, pour raconter de leurs points de vue à tous les quatre, eux qui, tant du côté de services rivaux de la police que de celui, bien poisseux, de la mafia et des tueurs à gage, vont se retrouver au coeur des affaires criminelles les plus retentissantes de l’époque, les dessous fort peu reluisants du pouvoir, là ou la politique et le crime s’entremêlent sans plus guère de frontière.

Menée tambour battant au rythme nerveux et musicalement travaillé d’une écriture trempée dans l’humour noir, l'intrigue happe le lecteur subjugué, souvent étonné de redécouvrir une époque finalement méconnue et ravi de se replonger avec un brin de nostalgie dans ses mille détails concrets et quotidiens. 
 
Entrecoupé d’extraits d’articles de presse, de rapports de police et d’écoutes téléphoniques, le récit construit sur une documentation dont les annexes en fin de volume laissent percevoir l’impressionnante méticulosité, rebondit au gré d’une actualité marquée par la crise pétrolière et les difficultés économiques en cascade, par la vague d’enlèvements et d’attentats terroristes qui secoue la France, par les dérives de la Françafrique, le renversement de Bokassa et le scandale des diamants, par l’exécution en pleine rue de Mesrine, les assassinats de Pierre Goldman et de Henri Curiel, le « suicide » de Robert Boulin, le tout sur le fond enfiévré d’une guerre des polices sans merci, de basses manoeuvres politiques et de collusions mafieuses qui, dans un tourbillon mêlant le Tout-Paris jusqu’à ne plus savoir distinguer les sbires enfarinés de respectabilité et les dignitaires mouillés dans le crime et la corruption, d’actions violentes en manigances troubles et au fil de dialogues claquant d’une façon plus juste et savoureuse les uns que les autres, évoque à une puissance démultipliée l’un de ces films de flics et de voyous devenus des classiques où, aux côtés d’Alain Delon et de « Bébel », des commissaires Broussard et Ottavioli, des frères Zemour et de Tany Zampa, apparaîtraient Valéry Giscard d’Estaing, Yasser Arafat, Omar Bongo ou encore Kadhafi.

Une citation de Nietzsche précise en exergue que « Rien de ce qui suit ne s’est passé de cette façon. Tout aurait pu se passer de cette façon. Et pourtant, rien. » Historiquement exact mais narré du point de vue de personnages fictifs si bien placés au coeur du mal qu’ils ne ressentent plus que lui, le roman est un concentré de noirceur exacerbant la réalité jusqu’à la satire, une caricature musclée toute de tension électrisante qui se lit en un seul long souffle, éberlué et fasciné, au long de ses huit cents pages. Il n’est pas jusqu’à la dernière phrase pour s’attacher jusqu’au bout, et plus encore, le lecteur impatient de découvrir la suite, avec un deuxième tome promis pour cet automne. L’auteur qui dit s’être inspiré d’Ellroy et de sa vision particulièrement pessimiste d’un monde corrompu est ici indéniablement à la hauteur du maître. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citation :

L’ennui avec les hommes politiques, c’est qu’on croit faire leur caricature alors qu’on fait leur portrait. (Jean Sennep)


 

dimanche 15 juin 2025

[Vidal, Sébastien] De neige et de vent

 





J'ai aimé

 

Titre : De neige et de vent 

Auteur : Sébastien VIDAL

Parution : 2024 (Le mot et le reste)
                   2025 (Pocket)

Pages : 248

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

À la frontière des Alpes italiennes et françaises, le village de Tordinona est l’isolement incarné. Voyant la tempête qui se prépare là-haut, la patrouille de gendarmerie composée de Marcus et Nadia s’apprête à redescendre dans la vallée quand le garde champêtre découvre le corps de la fille du maire. Dès le lendemain, alors que le seul pont reliant Tordinona au reste du monde a été détruit par une avalanche, le maire et une partie des habitants s’en prennent à un voyageur de passage qu’ils soupçonnent d’être l’assassin. Attachés à leur devoir, Nadia et Marcus s’opposent à leur haine et à leur désir de se faire justice ; dès lors ils s’apprêtent à lutter contre eux. Dans ce huis clos enserré par la violence des éléments, la tension ne cesse de monter, et avec elle, une question qui traverse les âges : que reste-t-il de notre humanité quand il n’y a (presque) plus personne pour faire respecter la loi ?

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Sébastien Vidal est né à Tulle en 1971. Après 24 années en gendarmerie, il est revenu en Corrèze et vit désormais à Saint Jal. Aux éditions Le mot et le reste, il a publié Ça restera comme une lumière et Où reposent nos ombres, lauréat du Prix du Roman noir 2023 des Bibliothèques et des Médiathèques de Grand Cognac, du Prix de la Briance 2023, sélectionné pour le prix Dora Suarez 2023. Son dernirr roman De neige et de vent est lauréat du Prix Landerneau Polar 2024.

 

 

Avis :

Ecrivain retraité de la gendarmerie, Sébastien Vidal fait exploser la haine et la violence dans un village de montagne coupé du monde par une tempête : une vision miniature de ce que l’aveuglement et la peur de l’autre pourraient finir par produire à plus grande échelle dans le contexte actuel de radicalisation populiste.

C’est un petit village des Alpes au nom prédestiné, Tordinona, comme la prison papale où l’on enfermait les suspects d’hérésie au temps de l’Inquisition à Rome. Et, à dire vrai, ce lieu perdu et isolé regroupant une poignée de familles accrochées depuis toujours à ce décor immuable a tout de la forteresse inexpugnable, ordinairement repliée sur elle-même dans l’aversion au changement et la détestation de l’étranger, transformée l’hiver en huis clos hermétique quand le vent hurlant et la neige par tombereaux achèvent de blanchir à tous les sens du terme cette zone sans couverture téléphonique. 

Lorsque, cette nuit de tempête inaugurant le récit, une avalanche emporte le pont qui constituait le dernier lien avec la civilisation, l’enfermement le plus total referme ses mâchoires sur le village, y bloquant malgré eux deux gendarmes dans leur tournée et un voyageur itinérant n’ayant pour tout bagage que son chien et son teint basané. Alors que sévit la tourmente, le garde-champêtre découvre dans la neige le corps sans vie, porteur de marques de strangulation, de la jeune fille du maire. Aveuglé par la douleur et la fureur, ce dernier n’en a plus aussitôt qu’après l’étranger de passage. 

Face à cet homme sanguin à l’autorité d’autant plus incontestée qu’avec son usine d’embouteillage d’eau de source il est le principal employeur au village et qu’il a fait des hommes de la société de chasse qu’il préside une milice à sa solde, les gendarmes et l’homme que tous entendent lyncher n’ont d’autre choix que de se retrancher pour soutenir le siège d’habitants aussi obtus que déchaînés. Au chaos de la tempête s’ajoute celui des hommes, dans un affrontement entre les représentants des règles de droit et les partisans d’une justice privée arbitraire et inepte rappelant les pires moments de l’histoire du Sud américain : une résurgence de violence tout à fait symbolique dans le contexte politique général actuel.

Si l’on pourra trouver le trait un peu forcé et les villageois un rien caricaturaux, c’est que, peu en chaut le réalisme du récit, ce qui compte ici est l’atmosphère d’épouvante et de chaos, le déchaînement des éléments ne soulignant que mieux la férocité démente des hommes quand l’emballement collectif face à la peur les mène aux pires comportements. Mais, tout n’est pas noir et blanc dans cette histoire qui sait trouver aussi quelques pépites d’humanité et de bon sens chez certains personnages, histoire de ne pas plomber totalement la vision de notre futur. (3,5/5)

 

 

Citations :

À Tordinona, on vit entre soi depuis toujours, Internet et la modernité n’ont rien changé à ça. Les mêmes familles depuis le milieu du dix-neuvième siècle, les mêmes lignées ayant engendré les mêmes faces bourrues, les mêmes yeux suspicieux et fureteurs, les mêmes barbes fournies sous des fronts larges et épais, boucliers pour des caboches plus dures que le roc. Ça c’est pour les hommes. À leurs côtés, on a des épouses et des mères dévouées. Pour les femmes libérées, il faudra attendre encore un peu. Ici, on n’aime pas le changement, donc on n’aime pas les étrangers, même les touristes, qu’ils aillent se faire escroquer ailleurs. Ici, on vivote entre têtes connues, on se parle avec des mots familiers, et les allures et les profils, les traits de caractère, sont plus fiables que les cartes de visite et les réputations. Le village se meurt, mais au moins les Tordinonais meurent entre eux.
 
 
Pour le reste, on n'a pas de gros besoins, et dans ce monde, si tu veux être libre, le nerf de la guerre, c'est ton train de vie. Moins tu as de besoins, moins tu as besoin d'argent, et donc plus tu as de temps pour vivre vraiment.


 

vendredi 13 juin 2025

[Del Amo, Jean-Baptiste] La nuit ravagée

 





J'ai beaucoup aimé 

 

Titre : La nuit ravagée 

Auteur : Jean-Baptiste DEL AMO

Parution : 2025 (Gallimard)

Pages : 464

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Ils s’étaient presque attendus à découvrir la maison abandonnée tous volets ouverts, lumières aux fenêtres, éclairant la nuit comme une attraction foraine démoniaque, prête à les happer. Mais ils la trouvèrent fidèle à elle-même, embusquée tout au fond de l’impasse, dissimulée par les ronces, semblable à ces araignées noires qui se nichent dans les crevasses des murs où elles patientent à l’affût d’une proie. »
Saint-Auch, petite bourgade en périphérie de Toulouse, au début des années 1990. Au fond de l’impasse des Ormes se trouve une maison abandonnée qui depuis toujours exerce une attraction étrange sur un groupe d’adolescents du quartier. Lorsque l’un d’entre eux meurt dans de terribles circonstances, ils décident d’y entrer, sans se douter des périls auxquels ils s’exposent.
Rendant hommage au roman horrifique, Jean-Baptiste Del Amo explore les rêves et les désillusions d’une époque, d’une génération et d’une classe sociale confrontées à la brutalité du monde et aux ravages du temps.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Jean-Baptiste Del Amo est né à Toulouse. La nuit ravagée est son sixième roman, après Une éducation libertine (2008), Goncourt du premier roman, Le sel (2010), Pornographia (2013), Règne animal (2016), prix du Livre Inter, et Le fils de l’homme (2021), prix du Roman Fnac.

 

 

Avis :

Mêlant fiction sociale et roman d’horreur dans un vibrant hommage à Stephen King et au cinéma du genre, Jean-Baptiste Del Amo met en scène les angoisses adolescentes et le passage à l’âge adulte au travers d’une maison hantée attirant irrépressiblement les lycéens d’un lotissement d’une banlieue résidentielle toulousaine.

C’est pour l’auteur une façon de parler de son adolescence, de son époque et de son milieu, lorsque, dans les années 1990, sa confrontation au monde adulte s’assortissait d’un sentiment d’étrangeté supplémentaire puisque, homosexuel, il se retrouvait à lutter pour se construire une identité à rebours de la norme. Dans ce quartier calme qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celui où, lycéens, lui et les jeunes de son âge s’ennuyaient, l’âme emplie de désirs naissants et parfois effrayants, une maison abandonnée se fait bientôt l’objet de tous leurs fantasmes. Malgré leurs peurs entretenues par d’étranges phénomènes, tous sont attirés par ce lieu jusqu’à l’addiction, tant il semble promettre une réponse à leurs désirs les plus secrets.

C’est ainsi que, encore attachés à des foyers familiaux globalement marqués par la défaillance des adultes – maladie, décès, alcoolisme, violence… –, ils ne peuvent se retenir, d’abord en bande, puis chacun individuellement, de revenir encore et encore explorer cet endroit qui, sous des apparences au début presque normales, se transforme peu à peu, en leur offrant l’accès à leurs désirs les plus enfouis et inavouables, en l’incarnation cauchemardesque de leurs pires fantasmes. D’abord teintée de fantastique, la chronique sociale se charge de toujours plus d’éléments horrifiques, pour autant de références cinématographiques, mais, surtout, en une mutation littéraire qui accompagne métaphoriquement le passage plein de peur et de mélancolie vers un âge adulte douloureusement dessillé.

Indéniablement addictif que l’on tremble ou non d’un tel mélange horrifique – à force, l’angoisse du lecteur finit par céder le pas à un détachement simplement curieux –, le récit magistralement mené autour de personnages à la psychologie fouillée, de références cinématographiques malicieuses et surtout d’une signification allégorique presque plus effrayante que ses ingrédients cauchemardesques – l’adolescence y est un passage vers l’horreur aux troublantes résonances autobiographiques – séduit finalement davantage par ce qu’il incarne du plus intime de l’auteur que par ses aspects les plus ouvertement fantastiques. (3,5/5)

 

 

Citations :

Une force funeste s’était mise à l’œuvre en secret sans que l’on puisse en préciser l’origine – se pouvait-il qu’elle ait de tout temps existé, comme ces sources profondes qui remontent parfois d’entrailles phréatiques, de limons primordiaux –, un lent venin inoculé aux rues, aux allées, aux impasses et lotissements, l’une de ces maladies silencieuses qui vous rongent en dedans longtemps avant que vous n’en perceviez les premiers signes et qu’il ne soit déjà trop tard, quelque chose qui aurait travaillé à détruire ce qu’ils avaient bâti au prix d’innombrables sacrifices, les maisons qu’ils avaient élevées de terre mais aussi les familles qu’ils y avaient conçues.


Les Belkacem avaient élevé leurs enfants en leur inculquant ce sens du labeur et de l’abnégation qu’ils croyaient nécessaires à leur affranchissement. Ils formulaient le vœu qu’ils surpassent leur réussite, transcendent leur condition, et Mehdi avait très tôt eu la conviction qu’il lui fallait être, pour eux plus que pour lui, un élève consciencieux sinon exemplaire. De tous les garçons de la bande, il avait longtemps été celui qui parvenait le mieux à concilier un désintérêt total pour l’avenir – tous se savaient voués à reproduire peu ou prou l’existence menée par leurs parents – avec une scolarité studieuse. 
Néanmoins, et sans que son père et sa mère en aient encore conscience, leurs espoirs paraissaient à leurs fils démesurés. Ils avaient instillé chez eux non pas le mépris des efforts et sacrifices auxquels ils avaient consenti, ou dû se résoudre, mais une forme de renoncement, de lassitude avant l’heure, la certitude qu’ils ne feraient pas mieux que leurs parents, que la charge de leurs attentes était trop lourde à porter, et la conscience aiguë et trop précoce de leur condition de rejetons de « seconde génération ». Ils aspiraient à mieux, en sachant que ce « mieux » leur serait impossible ou plus chèrement payé que ne l’avait été le relatif accomplissement de leurs parents, pour la seule raison – c’est la conclusion à laquelle était parvenu Mehdi l’année de son entrée au lycée – que le monde au-delà ne voulait simplement pas qu’ils y parviennent.


Au tableau était inscrite à la craie une citation de Macbeth dont Mehdi avait étudié un extrait en début d’année : 
Stars, hide your fires, Let not light see my black and deep desires.


L’enfant miroir plongeait toujours Tom dans un drôle d’état, comme si le film puisait dans sa propre vie et cristallisait sa mélancolie. Il y avait, vers la fin, une scène dans laquelle Dolphin Blue s’adressait à Seth et lui disait que l’enfance était un cauchemar, que cela ne faisait jamais qu’empirer, qu’un beau jour il se réveillerait pour s’apercevoir que c’était déjà fini, que sa belle peau se serait couverte de rides, qu’il perdrait ses cheveux, la vue, la mémoire. Son sang s’épaissirait, ses dents deviendraient jaunes et se déchausseraient, il commencerait à puer, à péter, et tous ses amis seraient morts. Elle lui disait qu’il succomberait de l’arthrite, d’une angine ou de démence sénile, qu’il se pisserait et se chierait dessus, un filet de salive à la bouche. Elle lui disait de prier pour que, lorsque cela lui arriverait, il ait quelqu’un pour l’aimer car si on est aimé, on reste jeune pour toujours. 
« Oh, soupirait Mrs. Blue. L’innocence peut être l’enfer. » 
Cette scène le stupéfiait chaque fois en ce qu’elle lui semblait énoncer une vérité terrible qui ne devait pas être jetée au visage d’un enfant de huit ans. Oui, avait pensé Tom en la revoyant cette nuit-là, l’enfance était un cauchemar et l’innocence un enfer dont il ne se réveillerait que pour constater qu’il était trop tard.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mercredi 11 juin 2025

[Mention, Michaël] Qu'un sang impur

 





J'ai aimé 

 

Titre : Qu'un sang impur

Auteur : Michaël MENTION

Parution :  2025 (Belfond)

Pages : 336

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Roman apocalyptique, Qu'un sang impur dissèque le vivre-ensemble dans une atmosphère à la John Carpenter, entre 28 jours plus tard et The Walking Dead.
Matt, jeune père de famille, savoure une bière en terrasse à Paris, quand se produit un étrange phénomène : toutes les feuilles des arbres tombent instantanément, avant qu'une onde de choc surpuissante ébranle la capitale. Attentat ? Séisme ? Explosion nucléaire ? À la suite d'un mouvement de panique sans précédent, et en l'absence d'informations, le président décide de confiner les habitants. Matt, Clem et leur fils de quatre ans se retrouvent prisonniers de leur immeuble en banlieue et tentent d'organiser le quotidien avec leurs voisins. Jusqu'à ce qu'une terrifiante épidémie gangrène la population...
Entre solidarité, lâcheté et sacrifice, jusqu'où Matt et Clem iront-ils pour survivre et protéger leur fils ?

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Michaël Mention est né en 1979. Passionné de rock et d'histoire, il accède à la reconnaissance avec sa trilogie policière consacrée à l'Angleterre, récompensée par le Grand Prix du roman noir au Festival international de Beaune en 2013 et le prix Transfuge meilleur espoir polar en 2015. Il est l'auteur de treize romans, dont Power (10/18, 2019), lauréat du Grand Prix du Festival Sans Nom de Mulhouse et du prix Polars pourpres, La Voix secrète (10/18, 2017) et Les Gentils (Belfond, 2023), lauréat du Grand Prix Dora-Suarez 2024 et du prix Méditerranée Polar 2024.

 

 

Avis :

Après le roman noir, le polar historique et le western, Michaël Mention s’attaque au roman apocalyptique avec une histoire sanglante de pandémie et de confinement prétexte à une critique sociale.

Dans un futur proche, un virus très ancien réactivé par une catastrophe naturelle déferle sur l’Europe en transformant les personnes infectées en zombies cannibales. Les gouvernements ayant décrété le confinement le plus strict, Matt, son épouse et leur jeune fils se retrouvent coincés avec les habitants de leur immeuble parisien dans un huis clos évoquant notre expérience de 2020 démultipliée à l’extrême. La solidarité fonctionne un temps, mais la tension croissante, alors que les tentatives d’intrusion de zombies et les nouvelles contradictoires propagées par les chaînes d’information continue et par les réseaux sociaux exacerbent l’angoisse jusqu’à l’insupportable, finit par corrompre à ce point les relations au sein de ce microcosme que de nouveaux dangers, cette fois tout intérieurs à l’immeuble, achèvent de faire exploser le semblant de sécurité construit par ses habitants. 

Lancé dès la scène-choc introductive, le rythme va crescendo dans un enchaînement de péripéties qui n’a rien à envier aux films les plus efficaces du genre. Pour autant, ce n’est pas l’angoisse qui prend le dessus chez le lecteur, comme tenu à distance par l’ironie et l’humour noir qui imprègnent le récit. Pendant que sévit à l’extérieur une folie furieuse perçue aux travers des incertitudes entretenues par les dérives des réseaux d’information, l’on fait la connaissance des personnages à l’intérieur de l’immeuble, l’on visite leur psychologie pour s’apercevoir qu’au bout du compte, nul n’est besoin d’un virus pour faire de l’homme un animal dangereux. Entre radicalisation des façons de penser et haine de l’autre, la société toute entière s’est faite amadou prêt à s’enflammer sans réfléchir à la première étincelle un peu conséquente. Le cannibalisme n’est certes pas la seule façon de s’entre-dévorer…

Assez efficace pour une lecture agréable, le livre pourra sembler manquer à la fois de puissance dans l’angoisse – sans comparaison sur ce plan avec un modèle du genre : Le chant du prophète de Paul Lynch – et de profondeur dans la vision somme toute assez sommaire qu’il propose des travers de la société contemporaine. Reste une narration maîtrisée au rythme prenant et à l’ironie grinçante, pour une parabole tournant en dérision jusque dans son titre les valeurs défaillantes d’une société plus très sûre de sa boussole. (3,5/5)

 

 

Citation :

Drôle d’époque où des starlettes du Net vendent l’eau de leur bain 5 000 balles tandis que des agriculteurs crèvent la dalle en bossant 20 heures/24.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

lundi 9 juin 2025

[Linhart, Virginie] Une sale affaire

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Une sale affaire

Auteur : Virginie LINHART

Parution :  2024 (Flammarion)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Ce livre est le récit d’un procès littéraire et des interrogations qu’il a fait naître en moi. Intentée par ma mère et mon ex-compagnon, la procédure visait à empêcher la parution de mon précédent ouvrage, L’Effet maternel.
Depuis le jugement et la publication de L’Effet maternel, quatre ans se sont écoulés. Et je n’ai cessé de m’interroger sur l’écriture autobiographique.
À qui appartient l’histoire ?
C’est à cette question que tente de répondre Une sale affaire.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Virginie Linhart est née en 1966. Elle est réalisatrice de documentaires et l’auteure du Jour où mon père s’est tu (Seuil, 2008, prix de l’essai de L’Express), de Volontaires pour l’usine. Vies d’établis 1967-1977 (rééd. Seuil, 2010), de La Vie après (Seuil, 2012) et de L’effet maternel (Flammarion, 2020, prix du Meilleur Récit Points 2021).

 

 

Avis :

Début 2020, moins d’un mois avant la sortie de son livre autobiographique L’effet maternel, Virginie Linhart reçoit une procédure en référé visant à son interdiction. La mère et l’ancien compagnon de l’auteur l’accusent d’atteinte à leur vie privée et réclament l’amputation de soixante-dix pages. Quatre ans après le jugement et la parution de son ouvrage, elle raconte ce procès familial et littéraire, occasion de réfléchir à la légitimité de l’autofiction et aux frontières entre vie privée et histoire collective.

Écrivain et réalisatrice de documentaires, Virginie Linhart avait déjà consacré un livre à son père, Robert Linhart, l’un des fondateurs du mouvement maoïste en France. Cette fois, elle racontait sa propre histoire, son ressenti de fille de militants soixante-huitards, l’un révolutionnaire politique, l’autre chantre de la libération sexuelle. Bercée toute son enfance par les combats de ses parents, elle entendait raconter l’impact de leur parcours sur sa vie à elle, là où le vécu individuel vient se colleter avec le récit collectif, pour un témoignage renvoyant au point de vue de la génération post-soixante-huitarde. En l’occurrence, sa perspective à elle ouvrait quelques questions, comme sur ce qui avait bien pu pousser sa mère à prendre contre elle le parti de son ex et à lui assener, dix-sept ans après, « Tu n'avais qu'à avorter : il n'en voulait pas, de cette gosse ! » Au point d’avoir toujours refusé de la rencontrer.

« Les pages écrites qu’ils souhaitent voir supprimer font de moi une fille sans mère et une mère sans amant – une sorte de Vierge Marie contemporaine. » Prétendre les effacer, réalise douloureusement l’auteur, c’est affirmer ne pas vouloir, ne pas pouvoir l’entendre. « Tout plutôt que d’accepter [s]on récit, tel qu’il est et pour ce qu’il est : à savoir, [s]a version de l’histoire. » Alors, pour le procès, la voilà forcée de produire des témoignages attestant de la véracité de son vécu, une nouvelle violence pour qui doit justifier de ses souffrances sous peine de les voir déniées. L’on comprend qu’au fond, Une sale affaire n’est autre que le récit d’un combat pour parvenir à s’exprimer et enfin exister dans une histoire – comme toutes les histoires – en réalité bien loin d’être univoque.

La justice a finalement tranché pour le respect de l’intégrité du livre, les lois ne prévoyant de contrevenir à la liberté d’expression et de création qu’en cas de « besoin social impérieux ». Hélas, même s’il est ainsi reconnu que « L’histoire appartient à ceux qui veulent et peuvent la raconter, à ceux qui la liront ou l’entendront, à ceux qui ont envie de la comprendre », qu’il « n’en existe pas qu’une seule version parce qu’une seule version de l’histoire, ça s’appelle le totalitarisme », n’en reste pas moins pour l’auteur cette douleur intime qui ne pourra s'éteindre d’avoir été écrite, car « il ne suffit pas de dire, il ne suffit pas d’écrire, il faut être entendu. »

L’on ne restera pas indifférent à cette histoire douloureuse, relatée avec tant de discernement et de prise de hauteur, et débouchant au final sur une ode à la littérature, à la libre expression et à la création artistique. (4/5)

 

 

Citations :

(…) on écrit quand on ne peut rien faire d’autre. On écrit pour tenter de répondre aux questions qui nous hantent. On écrit pour comprendre. On écrit parce que c’est la façon qu’on a trouvé de traverser la vie en atténuant la souffrance. Dans un livre, dont j’aime autant le titre – Écrire, écrire, écrire – que la quête, Sally Bonn déambule au gré de ses souvenirs et de ses rencontres avec des écrivains. Elle cherche la réponse à cette question : qu’est-ce que l’écriture ? Je lui emprunte l’une des formules qu’elle a glanées : « Quand on ne peut plus parler, ou qu’on ne le veut pas, écrire vient remplacer la parole vive sans l’abandonner. »
 

Nos mères, jeunes femmes empêchées d’indépendance financière jusqu’en 1965, année où elles obtiendraient le droit d’ouvrir un compte en banque et de travailler sans l’autorisation préalable de leur mari. Nos mères, jeunes amoureuses accédant tout juste à l’usage de la pilule en 1967, mais obligées d’attendre encore huit longues années pour que l’avortement devienne légal, en 1975. Elles se sont heurtées à tant de barrières, d’écueils, de blocages, de réflexes, qui les renvoyaient à leur dépendance, leur infériorité, leur soumission forcée… L’ensemble des humiliations quotidiennes – c’est fou quand on y pense – qu’il leur a fallu supporter ! Ils sont innombrables ces mécanismes que nos mères ont déjoués, grâce au champ des possibles entrouvert par 68 et ses suites. C’est aussi cela que L’Effet maternel rappelle. Un texte qui entremêle les destins individuels à l’histoire collective, une construction littéraire qui dépasse la relation à ma mère pour comprendre d’où viennent ces femmes et ce qu’elles ont dû traverser. Des femmes aussi admirables que redoutables, pionnières de l’émancipation, la leur comme la nôtre – mais qui, pour certaines, nous en ont fait baver, à nous, leurs enfants.
Enfants qui (malgré nous), de par notre existence même, limitions leur soif de liberté et d’expérimentation.
 

Cette histoire-là je ne l’ai lue nulle part : une mère qui attaque sa fille en justice en pactisant avec l’homme qui l’a le plus fait souffrir et dont elle a un enfant.
 

Cette confrontation devant la justice disait, davantage encore que mes écrits, combien ces deux-là ne voulaient pas, ne pouvaient pas m’entendre. Combien ils étaient prêts à tout pour me faire taire. Comme on abattrait sa dernière carte au poker, en bluffant jusqu’au bout, quitte à faire appel à la loi. Tout plutôt que d’accepter mon récit, tel qu’il est et pour ce qu’il est : à savoir, ma version de l’histoire.
 

Philip Roth a écrit un jour que lorsqu’il y a un écrivain dans une famille, c’est la mort de la famille. J’ai imaginé le grand écrivain hilare regardant, de là où il était à présent, le pathétique tableau familial que nous offrions au tribunal. Et malgré mon adoration pour son œuvre, j’ai pensé qu’il se trompait. Je crois que c’est l’absence de récit qui tue la famille – celle dont on vient et celle que l’on fabriquera, quelle qu’elle soit. Si je n’avais ni pu ni su écrire, si j’avais été obligée de faire l’impasse sur ce que j’avais vécu dans mon enfance et dans mon adolescence, je ne serais jamais parvenue à fonder une famille. Et sans doute n’aurais-je pas non plus réussi à me construire en tant que femme. Parce que ce que j’ai cherché dans l’écriture, ce n’est ni la vérité ni la réparation, encore moins la vengeance. Ce que j’ai voulu mettre en mots, c’est ce que j’ai traversé, ressenti et compris. Que d’autres protagonistes de notre histoire commune n’en fassent pas la même interprétation (vingt, trente, quarante ans après), cela n’a rien d’anormal. Qu’ils n’en aient pas les mêmes souvenirs, c’est évidemment tout le prisme de la mémoire que cela met en jeu. Que ce récit-ci puisse être difficile à lire pour ma mère, ou odieux pour E., non seulement je l’envisage mais je l’entends. C’est là que réside la littérature, dans cette subjectivité-là. En revanche, qu’ils décident ce qui peut être écrit et ce qui ne doit pas l’être, ce qu’il faut dire et taire (comme en témoignaient nos présences devant le tribunal), cela je ne peux m’y résoudre.
 
 
Au travers de ce référé est, par conséquent, jugée la mesure la plus grave qui puisse être prononcée en matière de liberté d’expression : la censure préalable à sa parution d’un ouvrage littéraire. Cela me fait un drôle d’effet d’apprendre que cette décision n’a été prononcée à l’encontre d’aucune œuvre littéraire depuis des décennies. Une telle mesure, commence l’avocat, heurte de plein fouet non seulement la liberté d’expression, mais également la liberté de création. Cette dernière, la jurisprudence récente l’a placée au plus haut dans l’échelle des libertés d’expression. Un jugement (rendu le 16 mai 2012) a ainsi rappelé que « la liberté de création doit être considérée comme la forme la plus aboutie de la liberté d’expression dans un régime démocratique ». Afin d’éviter toute attaque portée contre cette liberté de création, le législateur est aussi intervenu pour rappeler que « la création artistique est libre » (article 1er de la loi du 7 juillet 2016). « De tels garde-fous expliquent qu’aucune des interdictions demandées ces dernières années – qu’il s’agisse des ouvrages « DSK/Iacub », « Cécilia Sarkozy/Flammarion » ou encore « Bidoit/Angot » – n’ait abouti », continue Me Bigot. Tous ces livres sont restés en librairie, en vertu de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Cet article, nous, les auteurs de récits à caractère autobiographique, lui devons une fière chandelle. Il permet à Me Bigot de rappeler que le juge ne peut prononcer de mesure visant à restreindre la liberté d’expression que lorsqu’il constate l’existence d’un « besoin social impérieux ».


L’histoire appartient à ceux qui veulent et peuvent la raconter, à ceux qui la liront ou l’entendront, à ceux qui ont envie de la comprendre. En définitive, l’histoire appartient à ceux qui y ont intérêt ; il n’y a aucun domaine réservé ; c’est là mon unique certitude parce que c’est cela qui m’a sauvée. Reconstituer le puzzle, trouver les pièces manquantes, consigner les paroles oubliées, chercher le sens. Et continuer de clamer qu’il n’existe pas qu’une seule version parce qu’une seule version de l’histoire, ça s’appelle le totalitarisme. Que ce soit à l’échelle d’un pays ou d’une famille, on en crève.


S’il existait une histoire familiale commune et partagée, il n’y aurait pas de livre. Je n’écris pas pour expliquer qui a raison ou tort, je n’écris pas pour régler des comptes, je n’écris pas pour dénoncer, je n’écris ni pour blesser ni pour emmerder ma famille. Ce n’est pas à cela que sert la littérature. J’écris pour mettre en mots ce qui n’a jamais pu être dit et entendu. J’écris parce que j’en crèverais de ne pas le faire. 


Il ne suffit pas de dire, il ne suffit pas d’écrire, il faut être entendu.


 

samedi 7 juin 2025

[Rozycki, Tomasz] Les voleurs d'ampoules

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les voleurs d'ampoules
            (Złodzieje żarówek)

Auteur : Tomasz Rozycki

Traduction : Isabelle MACOR

Parution : en polonais en 2023
                   en français en 2025
                   (Noir sur Blanc)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Habitant au dixième et dernier étage d'une barre d'immeuble, chef-d'œuvre d'architecture brutaliste à l'époque du communisme tardif, Tadeusz s'est vu confier par son père une tâche difficile : aller porter un précieux, un miraculeux paquet de café en grains à M. Stefan, le seul voisin à posséder encore un de ces vieux moulins à manivelle.
L'expédition n'est pas facile, il faut s'aventurer tout au bout du couloir, qui fait plus de cent mètres et qui est toujours sombre, parce que les locataires ne cessent d'y voler les ampoules.
À la faveur de cette odyssée, Tomasz Różycki nous raconte le quartier de son enfance, avec ses monstres, ses demi-dieux, ses ragots, ses petites affaires et ses exploits de légende. Ithaque ? C'est un appartement de 35 m2 que Tadeusz habite avec ses frères et sœurs et leurs parents.
De même que la mémoire de l'auteur, ce long chemin obscur a tout du labyrinthe. Dans une prose tantôt lyrique, tantôt clinique, avec autant d'humour que de goût pour la rêverie, ce panorama d'une enfance au crépuscule de l'époque communiste est un enchantement.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Tomasz Różycki (né en 1970) est un poète polonais de grand renom, lauréat notamment du Prix de la Fondation Kościelski. Après des études de philologie romane à l’université Jagellonne de Cracovie, il enseigne la littérature et la langue françaises à l’université d’Opole. Il a traduit en polonais des œuvres de Stéphane Mallarmé, Arthur Rimbaud et Victor Segalen. Les Voleurs d’ampoules, son premier roman, lui a valu en 2023 le prestigieux Prix Grand Continent.

 

Avis :

Le Prix de la revue Le Grand Continent l’ayant choisi en 2023 pour promouvoir sa diffusion en cinq langues européennes, il nous est donné de découvrir en français l’un des derniers ouvrages du poète, essayiste et traducteur polonais Tomasz Rozycki, couronné il y a une vingtaine d’années du prestigieux Prix littéraire de la fondation Kościelski – le  « Nobel polonais des écrivains de moins de quarante ans ».

D’inspiration autobiographique, ce roman raconte, au travers de la fantaisie imaginative d’un jeune garçon, la vie dans un immeuble en Pologne à la fin de l’époque communiste. Ce jour-là, l’anniversaire du père coïncide avec une sorte de miracle. Après s’être relayée dès l’aube dans la queue devant l’hypermarché Megasam, la famille a réussi à se procurer ce dont elle avait depuis longtemps oublié le goût : un paquet de café en grains. Chargé de le porter chez M. Stefan, un voisin encore en possession d’un moulin à manivelle, le narrateur Tadeusz doit traverser la centaine de mètres de coursive puante, parcourue de courants d’air et peuplée de diverses bestioles réelles ou imaginaires qui, de buanderies en débarras ayant depuis longtemps perdu leurs ampoules électriques, parcourt sous les toits toute la longueur de leur barre d’immeuble.

Débute une aventure dont chaque pas en début de chapitres se retrouve le prétexte de digressions que le regard innocent mais affûté du garçon permet à l’auteur de charger d’un humour grinçant. Peu à peu se dessine, sur la grisaille d’un quotidien marqué par la pénurie, le mensonge des autorités et la peur de l’arrestation arbitraire, un formidable réseau de solidarité et de débrouillardise. Privés de tout ou presque, ces gens ont malgré tout conservé ce que rien ni personne n’aura pu leur prendre : leur dignité et leur humanité. C’est ainsi que, de longue et aventureuse traversée d’un couloir, le roman se fait métaphore de l’histoire d’un pays, voire même de toutes les populations d’Europe de l’Est.

Malgré ça et là quelques longueurs et imperfections de traduction, une lecture pleine d’humour et de poésie pour une ode à l’enfance, en même temps qu’une évocation sans aigreur ni nostalgie de la Pologne communiste. (3,5/5)

 

Citations :

(…) elle s’occupait de toutes sortes de papiers de la plus haute importance, dans un grand bâtiment, au département de la mise en application des procédures, où, pour entrer, il fallait d’abord déposer une demande écrite puis essayer d’obtenir la série adéquate de tampons. Et puisque ces tampons reposaient dans son tiroir, elle n’avait pas à craindre un afflux de demandeurs. On ne savait pas exactement ce qu’elle faisait, assise à son bureau avec sa petite pile de papiers, à côté de ses collègues du même genre, occupées aux mêmes tâches – sans doute ne savait-elle pas elle-même précisément en quoi consistait son travail dans l’institution.


De cette époque, je me souviens parfaitement comment un jour d’hiver quelqu’un est mort dans le magasin après plusieurs heures d’attente, debout dans la queue pour l’un des étalages. On avait recouvert le mort de journaux et on l’avait placé sur le parapet dans l’attente des secours, qui étaient arrivés plus d’une heure après et, ayant constaté le décès, avaient disparu. Ensuite, une patrouille de police était venue pour vérifier l’identité du cadavre, puis elle avait surveillé les gens de loin, depuis la voiture garée de l’autre côté de la rue, comme l’a affirmé Stefan – peut-être soixante-dix, bon, tout au plus cent mètres plus loin. Le magasin était chichement éclairé, mais on voyait de loin le cadavre qui gisait depuis longtemps sur le parapet, tout près des vitrines. Et pendant ce temps, à côté, une immense file d’attente de plusieurs centaines de personnes s’avançait sans émotion à un rythme de tortue vers le comptoir où, à l’instant, on venait d’apporter un chargement de beurre et de charcuterie. Tous, se balançant d’un pied sur l’autre, soupiraient quand ils se retrouvaient près du cadavre, ou bien ils l’ignoraient, poursuivant leurs querelles, en s’envoyant : « Monsieur, vous n’étiez pas à cette place », ou bien : « Madame, vous allez où en poussant comme ça ?! » Les employés de la morgue ou d’une entreprise de pompes funèbres étaient arrivés très tard et avaient enfin emporté le défunt, libérant la place sur le parapet où pouvaient désormais s’appuyer les plus âgées des propriétaires de jambes enflées et de varices, fatiguées par une attente de plusieurs heures. Le magasin continuait de fonctionner, la file était là, les gens avaient besoin de beurre et de saucisson. Malgré la distribution des tickets, la marchandise était incroyablement difficile à se procurer, il fallait parfois faire la queue jour et nuit pour obtenir la ration mensuelle prévue pour chaque citoyen. 1 000 grammes de farine, 500 grammes de sucre, 250 grammes de bonbons, 1 000 grammes de céréales, six paquets de cigarettes, 375 grammes de graisse, 100 grammes de lessive, 100 grammes de produits chocolatés, 300 grammes de bœuf/veau avec os, une bouteille d’alcool, du coton et éventuellement du papier toilette en échange de vieux papiers. Le système d’attribution des tickets de rationnement a eu pour conséquence le marché des tickets. Le change ressemblait à ceci : contre trois tickets de cigarettes, on pouvait obtenir une bouteille de vodka, et contre des tickets de sucreries et de tabac, deux bouteilles même. La ration de chaussettes pouvait être échangée contre un ticket de rationnement de bœuf avec os, éventuellement contre deux paquets de café ou deux savons. Parfait, sauf que le café ne faisait son apparition que rarement dans les magasins. Les plus chers étaient les coupons d’essence et les alliances de mariage (les rations de farine et de riz étaient les moins bien cotées). On faisait la queue – principalement pour la viande, qui ne se présentait pas souvent – et ce, dès la nuit noire. Le premier se plaçait dans la file à quatre heures du matin, ensuite arrivait la grand-mère pour la relève, car celui-ci allait au travail, puis les enfants rentraient de l’école et remplaçaient la grand-mère, et au moment culminant apparaissait la mère, venue pour faire les courses au comptoir même. La file de plusieurs heures ondulait le long du bâtiment du Megasam, parfois elle allait plus loin, traversait la pelouse pour atteindre l’arrêt d’autobus proche. Les passagers qui arrivaient en autobus, l’ayant aperçue de loin par les vitres, descendaient fréquemment, alertés, pour s’enquérir de l’arrivage – la vue d’une longue file éveillait l’espoir de quelque chose de particulièrement rare et raffiné, comme par exemple le coton hygiénique ou le papier toilette. 


Car en général le lecteur ne voit rien hormis lui-même, ou bien éventuellement le monde représenté et les héros du monde représenté, c’est-à-dire les soi-disant protagonistes. Bah, plus le lecteur se voit lui-même, plus il fait l’éloge du livre : Brillant ! cela parle de la vraie vie ! ou bien : Parfaite construction, ça vous emporte.


 

jeudi 5 juin 2025

[Tharreau, Estelle] L'enfant de sel

 






J'ai aimé

 

Titre : L'enfant de sel 

Auteur : Estelle THARREAU

Parution :  2025 (Taurnada)

Pages : 287

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Adrien Destive disparaît après avoir rencontré Apolline, une adolescente tourmentée, fille d’un restaurateur en faillite. Rapidement, le cadavre d’un autre garçon est découvert tandis que des phénomènes inexpliqués obligent la journaliste, Marion Stravi, à renouer avec des techniques d’investigation paranormales qui pourraient être la clé pour sauver Adrien.
Racisme, omerta, assassinats et vaudou. Entre doutes et certitudes, Marion se lance dans une course effrénée, plongeant au cœur du mal qui couve dans la ville de Salins.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Estelle Tharreau est l’auteure d’une dizaine de romans, dont La Peine du bourreau (Prix du Roman Noir des Bibliothèques & des Médiathèques de Grand Cognac, et Prix Spécial Dora-Suarez, catégorie « Frissons », en 2021), Il était une fois la guerre (Prix Dora-Suarez, catégorie « Passion », en 2023), et Le Dernier festin des vaincus (Prix Chien Jaune, catégorie « Adulte », en 2024).

 

 

Avis :

A Salins, la réhabilitation des thermes entreprise par un certain Julien Destive sonne l’expulsion de Marc Carrière après des années de vains efforts à faire tourner un restaurant au bord de la faillite. Aussi, lorsque le fils Destive disparaît au lendemain de sa rencontre avec la fille Carrière, le mobile pourrait sembler tout trouvé si d’étranges phénomènes ne venaient intriguer la journaliste d’investigation dépêchée sur place et la mettre sur la piste d’une vieille histoire empreinte de magie vaudoue que les deux adolescents pourraient avoir déterrée pour leur plus grand péril. Malgré ses réticences face à l’irrationnel, la jeune femme amenée à s’intéresser à la religion vaudoue va en même temps découvrir que le racisme hérité de l’époque esclavagiste perpétue des ravages particulièrement violents dans cette petite ville aux apparences si tranquilles.

Addictifs et plaisants à lire, les romans noirs d’Estelle Tharreau se renouvellent dans un registre chaque fois différent pour, sous couvert d’une intrigue déstabilisante se prêtant à la restitution d’une atmosphère méphitique, mettre le doigt sur un problème de société. Le racisme et ses dérives violentes sont ici l’occasion de s’intéresser au vaudou qui, bien loin des seules pratiques occultes auxquelles on l’assimile souvent, s’avère une religion parmi d’autres, d’ordre cosmique et issue des cultes animistes africains. Et comme dans toutes les religions, la foi s’étage « de la croyance bienveillante au fanatisme meurtrier », l’on tient dans cette histoire le motif d’une confrontation féroce entre deux folies extrémistes, celle du ségrégationnisme blanc le plus dur et celle d’une riposte noire n’ayant trouvé que sa croyance en l’occulte pour exprimer sa détresse et sa colère.

Ambiance plombée, péripéties inquiétantes et suspense bien mené d’un côté, sujet intéressant que l’on aurait toutefois aimé un peu plus approfondi de l’autre : tous les ingrédients d’une veine caractéristique qui sait chaque fois se réinventer pour surprendre sont réunis pour un nouveau thriller à l’atmosphère particulière, aux couleurs du paranormal, que l’on parcourra avec plaisir, que l’on y croit ou non. Quelle que soit la religion, tout est question de foi, pour le meilleur ou pour le pire. (3,5/5)

 

 

Citations :

On est loin de ce que j’imaginais sur le vaudou. Il faut dire que je n’aie jamais eu l’occasion de bosser sur le sujet. Je pense que j’en connais autant que la plupart des gens. C’est-à-dire, rien. En fait, cette religion est issue de la spiritualité de nombreuses ethnies brassées par la traite négrière et l’esclavage, mais il en est resté une certaine unité inspirée de la vision africaine du monde et de la place que l’Homme y occupe. Dans le vaudou, l’Homme a une place centrale dans l’univers, mais le groupe prime sur l’individu. Ce n’est pas tout ; les forces immatérielles sont omniprésentes dans l’espace et l’Homme peut leur donner rendez-vous en un point matériel. Après avoir tout lu, j’en suis arrivée à la même conclusion que tes parents : à l’heure actuelle, les adeptes eux-mêmes n’ont conservé que le rituel, mais ne savent plus lui donner son sens profond.
– C’est-à-dire ?     
– Le vaudou a été un moyen de traduire les violences et la détresse pendant les années de traite et de ségrégation. Il a fini par constituer une forme de menace pour la vision blanche et dominante de cette époque. De fil en aiguille, entre réalités sociales et fantasmes, la spiritualité vaudoue a été caricaturée, dénigrée jusqu’à être assimilée à de la magie noire, à de la sorcellerie de sauvages dans l’imaginaire collectif. Mais, il y a une vraie compréhension du matériel et de l’immatériel. Une interprétation qui n’est pas plus idiote que ce que l’on peut trouver dans les autres religions. Le reste relève simplement de la foi. Tu y crois ou tu n’y crois pas.     
– Mais le vaudou peut mener à quels actes ?     
– À tous ceux que tu pourrais rencontrer dans n’importe quelle autre religion. Encore une fois, tout dépend de ta foi et de ton degré de dévotion. Ça part de la croyance bienveillante jusqu’au fanatisme meurtrier. »


Les esclaves ont reçu la liberté, mais sans compensation financière ou terre à cultiver. L’État a indemnisé les propriétaires esclavagistes qui ont pu réemployer leurs anciens esclaves dans des conditions quasi similaires puisque ces derniers n’avaient rien pour survivre.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 

 

mardi 3 juin 2025

[Kehlmann, Daniel] Jeux de lumière

 





Coup de coeur 💓 

 

Titre : Jeux de lumière (Lichtspiel)

Auteur : Daniel KEHLMANN

Traduction : Juliette AUBERT-AFFHOLDER

Parution : en allemand en 2023,
                   en français en 2025 (Actes Sud)

Pages : 416

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Le réalisateur G. W. Pabst tourne en France au moment où Hitler prend le pouvoir outre-Rhin. Fuyant l’horreur qui se dessine dans cette nouvelle Allemagne, il se réfugie à Hollywood, mais là-bas, celui qui fut l’un des maîtres du cinéma allemand d’avant-garde, qui a dirigé les plus grandes stars du muet, n’est qu’un réalisateur parmi d’autres. Même Greta Garbo, qu’il a immortalisée dans "La Rue sans joie", ne peut rien pour lui. Lorsqu’il apprend que sa vieille mère est malade, Pabst rentre dans son Autriche natale, annexée par l’Allemagne nazie, mais la guerre éclate et les frontières se ferment. Bloqué dans le Troisième Reich, Pabst est vite confronté à la brutalité du régime. Bientôt Goebbels, le ministre de la Propagande du Reich, veut faire tourner le génie du septième art. Persuadé de pouvoir résister à ses avances et de ne se plier à aucune autre dictature que celle de l’art, Pabst fait alors le premier pas vers un enlisement sans retour. Daniel Kehlmann revisite avec maestria la vie de l’un des géants du cinéma et montre ce que peut la littérature : se rapprocher de la vérité par l’invention.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né en 1975 à Munich, Daniel Kehlmann a passé son adolescence à lire Nabokov et Borges. Après des études de philosophie et de littérature à l’université de Vienne, il a publié son premier roman à 22 ans, La Nuit de l’illusionniste, publié dans une version revue et abrégée chez Actes Sud en 2010.
Les Arpenteurs du monde (Actes Sud, 2007 ; Babel n°940), le plus grand phénomène littéraire allemand depuis des décennies, a été traduit dans une quarantaine de langues. En France, critique et public ont été enthousiastes. Il a publié chez Actes sud son roman Friedland en 2015. Le Roman de la vie de Tyll L’Espiègle s’est vendu à 500 000 exemplaires en Allemagne.
Lauréat d’une douzaine de prix littéraires, il vit actuellement entre Berlin et New York.

 

Avis :

« Car tout cela va passer. L’art, lui, va rester. » Est-ce à dire qu’en matière d’art, la fin justifie (tous) les moyens ? L’auteur allemand Daniel Kehlmann s’inspire librement des accommodements du cinéaste Georg Wilhelm Pabst avec le régime nazi pour sonder, entre ombre et lumière, la responsabilité des artistes quand création rime avec compromission.

Aujourd’hui oublié, il connut le succès au temps du cinéma muet, faisant connaître Greta Garbo, transformant Louise Brooks en icône et s’imposant aux côtés de Murnau et de Fritz Lang comme l’une des plus grandes figures du cinéma allemand. Snobé par Hollywood après avoir fui la montée du nazisme, il préféra rentrer en Autriche pour s’y retrouver bloqué par la guerre, s’évertuant malgré tout à poursuivre son art coûte que coûte, fût-ce au service du IIIe Reich et de la glaçante Leni Riefenstahl. 

Donnant chair à ce squelette historique au moyen d’une exofiction bâtie sur l’ambiguïté, Daniel Kehlmann fait revivre le cinéaste Pabst sous les traits d’un homme, mi-réel, mi-fictif, qui ne vit que pour le cinéma et ne perçoit le monde et la réalité qu’avec une caméra à la place des yeux. Obsédé par son art et la quête de son prochain chef d’oeuvre, l’homme qui, même au plus près du danger, réarrange mentalement la moindre scène en séquence cinématographique, est tellement absorbé par sa recherche de perfection qu’il en arrive à pactiser avec le diable, persuadé que « les temps sont toujours étranges », mais qu’« avec le recul », l’on s’aperçoit immanquablement que l’art était « la seule chose qui valait la peine ». Alors, louvoyer pour satisfaire Goebbels et user de tous les moyens, même de prisonniers des camps comme figurants, n’est pas le plus important. Ce qui seul compte, c’est de faire œuvre de génie, tant pis pour les circonstances.

Certes pas plus mauvais bougre qu’un autre, faisant juste au mieux de chaque situation pour se mouiller le minimum et faire feu du moindre bois à sa disposition, notre personnage en arrive forcément, même à son corps défendant, à d’inévitables compromissions. Le tout pour un tournage ubuesque dans une Prague en pleine débâcle, un tour de force à l’origine du passage le plus haletant du livre et de plusieurs scènes d’anthologie, alors qu’enfin monté dans des conditions vertigineuses, le film disparaît, ses bobines perdues et son auteur plus sûrement anéanti par l’évaporation de son œuvre que par la mort elle-même. 

Bien loin du pur récit biographique, Jeux de lumière tire parti du parcours de vie d’un personnage réel pour en faire l’incarnation de l’artiste prêt à tout sacrifier, morale comprise, pour la réalisation de son œuvre et la reconnaissance de son génie. Lui-même très cinématographique, donnant à voir sans commentaire ni analyse psychologique, le roman est aussi passionnant qu’ambigu, son personnage constamment sur une ligne de crête louvoyant au contact du mal dans l’orgueilleuse conviction de ne se compromettre qu’à bon escient. Ou comment pactiser avec le diable… Coup de coeur. (5/5)
  

 

Citations :

L’Allemagne, dit Rühmann, n’importait plus de films. Or il fallait remplir les salles et la propagande ne suffisait pas, si bien qu’on dépendait des quelques personnes qui savaient faire de bons films.  Certains avaient réussi à aller à Hollywood, dit Käutner, Zinnemann par exemple et évidemment Fritz Lang ! Mais quand on n’avait pas cette chance, on devait faire ce qu’on pouvait ici. Il fallait rester honnête, faire aussi peu de compromis que possible. Bref, faire son boulot.  Il y avait forcément des compromis à faire, dit Rühmann. Il avait dû divorcer de Maria, sans quoi il n’aurait pas pu continuer à travailler. Après quoi il lui avait lui-même présenté un collègue suédois, Rolf, comme mari fictif. Il leur virait de l’argent tous les mois, Göring avait approuvé l’arrangement. Tout le monde y trouvait son compte : il pouvait tourner, Maria était en sécurité, Rolf gagnait bien sa vie.  Pabst demanda où elle habitait, Maria.  Eh bien, chez Rolf, dit Rühmann. C’était quand même son mari !


Quand tu ne peux pas faire une chose que tu dois absolument faire, il n’y a qu’une solution : laisse un autre la faire à ta place. Quelqu’un qui te ressemble et se sert de ton corps, mais qui n’a aucun mal à tirer deux balles dans la tête d’un petit chevreuil agonisant. Quelqu’un qui peut soulever l’arme, fermer un œil, expirer à fond, puis retenir son souffle tout en se fichant de savoir que la chose gémissante devant lui respire et endure d’atroces souffrances et une telle peur qu’elle est déjà perceptible – sous forme de nuage sombre.  Jakob a compris que le meurtre et la peinture ont un point commun : les deux réussissent lorsqu’on oublie que les choses ne sont pas simplement des couleurs et des ombres. Les deux s’exécutent facilement quand on fait abstraction de la substance.


— Tu as raison, a-t-il fini par dire. Mais seulement à moitié. Car tout cela va passer. L’art, lui, va rester.  
— Et quand bien même. S’il reste, le… l’art. N’en reste-t-il pas souillé ? Ensanglanté et crasseux ?  
Oui, cette fois-là, elle l’a vraiment ébranlé. Il avait l’air froissé, secoué, réellement blessé.  
— Et la Renaissance ? Qu’en est-il des Borgia et de leurs empoisonnements, de Shakespeare, qui a dû s’arranger avec Élisabeth ? On peut écrire seul des poèmes, on peut peindre seul des tableaux, mais des films ? Ça nécessite toujours le pouvoir et l’argent. Une grosse machinerie pour chaque film. Tu sais bien que je ne suis pas ici de plein gré, mais…
(…)
— Ce n’est peut-être pas si important, ce qu’on veut. L’important, c’est de faire de l’art dans les circonstances données. 


— Il dit qu’il connaît votre nom. Et que, même avant que vous ne soyez interdit de publication, il n’aurait jamais touché de sa vie à un de vos livres.  
— Je comprends. Si je pouvais les écrire sans devoir les lire au passage, j’en remercierais le Seigneur.
 
 
— Vous m’avez forcé ! m’écriai-je si fort que deux dames antédiluviennes à perles se retournèrent d’un air réprobateur.             
— Oui, vous le savez et moi aussi, mais ne serait-ce que dans cette salle, personne n’est au courant, et pensez-vous qu’on y croira chez vous en entendant vos amusantes saynètes ?             
— Pour lesquelles vous m’avez forcé, mon vieux !             
— “Forcé” est un bien grand mot. Je ne vous aurais pas amputé. Vous seriez resté un prisonnier normal. Sans Adlon ni cigares. Chacun est l’artisan de son bonheur, mon vieux. Le Reich, c’est chez vous maintenant.