Coup de coeur 💓
Titre : Sa préférée
Auteur : Sarah JOLLIEN-FARDEL
Parution : 2022 (Sabine Wespieser)
Pages : 208
Présentation de l'éditeur :
Dès lors, la haine de son père et le dégoût face à tant de lâcheté vont servir de viatique à Jeanne. À l’École normale d’instituteurs de Sion, elle vit cinq années de répit. Mais le suicide de sa sœur agit comme une insoutenable réplique de la violence fondatrice.
Réfugiée à Lausanne, la jeune femme, que le moindre bruit fait toujours sursauter, trouve enfin une forme d’apaisement. Le plaisir de nager dans le lac Léman est le seul qu’elle s’accorde. Habitée par sa rage d’oublier et de vivre, elle se laisse pourtant approcher par un cercle d’êtres bienveillants que sa sauvagerie n’effraie pas, s’essayant même à une vie amoureuse.
Dans une langue âpre, syncopée, Sarah Jollien-Fardel dit avec force le prix à payer pour cette émancipation à marche forcée. Car le passé inlassablement s’invite.
Sa préférée est un roman puissant sur l’appartenance à une terre natale, où Jeanne n’aura de cesse de revenir, aimantée par son amour pour sa mère et la culpabilité de n’avoir su la protéger de son destin.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Avis :
« Tout à coup, il a un fusil dans les mains. La minute d’avant, je le jure, on mangeait des pommes de terre. » Ainsi commence le récit fracassant d’une enfance ravagée, tellement gorgée d’acide qu’elle rongera la narratrice sa vie durant, se moquant bien de la distance et du silence dont cette dernière tentera pourtant d’user comme d’un barrage entre elle et les siens. Les scènes, cruelles et brutales, usent d’un réalisme saisissant pour évoquer la violence absolue d’un homme au-delà de toute rédemption, et ses effets dévastateurs sur ses proches, abandonnés à sa merci, comme dans la cage d’un fauve, par la lâche indifférence des témoins.
Sur les trois femmes coincées dans l’orbite du monstre, pendant que la mère, privée d’échappatoire par sa dépendance économique, et son aînée, vampirisée par la « préférence » incestueuse du père, se laissent réduire en cendres au fond de leur enfer, seule Jeanne trouve la force de rester debout, en préparant son évasion. Elle ne se doute pas encore que cette violence qu’elle combat, elle l’a déjà fait sienne au travers de son dégoût et de sa haine, et qu’elle n’est déjà plus que l’un de ces arbres, certes encore droits mais à demi calcinés, qui continuent à se consumer de l’intérieur à petit feu, longtemps après le passage de l’incendie.
Cinglé par la grêle de ses mots durs et acérés, l’on s’engloutit dans cette histoire - d’une noirceur que rien, ni l’amour d’une mère, ni les attachements amoureux, ni le puissant enracinement à une terre, ne parvient à exorciser -, impressionné par l’évidente vérité de ses personnages. Qu’il s’agisse de leurs mots, de leurs émotions ou de leur comportements, tout sonne juste et s’enroule autour d’une analyse psychologique irréprochable de pertinence et remarquable d’empathie. Et c’est déjà bien ébranlé par les uppercuts encaissés au fil des pages, que l’on s’achemine vers le coup de grâce d’un dénouement, sans doute d’autant plus bouleversant, que simplement, mais clairement, suggéré… Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Il me taquine, ça ne peut pas être autrement. Qu’est-ce qui est pire ? Être un salopard ignare ou un homme subtil, mais suffisamment lâche pour ne pas voir qu’une gamine de huit ans a été rossée ? Avant de le mépriser définitivement, j’ai tenté la franchise, il se pouvait que je n’aie pas l’air si cabossé.
« C’est mon père.
– Ton papa ? Tu veux voir ton papa ? Mais il n’est pas là, ton papa.
– Non-non-non-non. » C’est une prière, non-non-non-non, j’élève le ton, mais ma voix est fluette : « C’est pas vrai. C’est mon père qui m’a tapée. »
Il passe la main sur mon front : « Ça va passer, il faut la surveiller cette nuit. »
Ces années-là ont été un purgatoire. Un répit sans sérénité ni rutilance après quinze ans à vivre dans cette terreur quotidienne, qui s’immisçait dans le banal. Je restais paralysée par les bruits – une porte qui claque à cause d’un courant d’air bloquait ma respiration, les tiroirs des commodes, que mes voisines de chambre fouillaient le matin pour se vêtir, me renvoyaient illico à ces fins de nuit où mon père, qui partait tôt au travail, ne trouvant pas une chaussette ou un pull, arrachait les tiroirs et hurlait contre ma mère « feignasse qui fout rien même pas la lessive pour son mari qui bosse comme un con ». Il faudrait une décennie pour que je ne voûte plus mes épaules, n’enfonce pas mon cou au moindre grincement d’un meuble ou un pas sur un plancher. Une vie entière ne suffirait pas à soigner mon ventre détraqué et mon estomac douloureux.
J’ai traversé ces années, égoïstement, soulagée par cette trêve. Comme en convalescence. Mais c’est à cet âge-là, quand le peu d’innocence qui me restait est définitivement mort, que je me suis racornie. Pour survivre, pour me protéger des dégâts paternels que j’avais fuis, mais qui continuaient de me tourmenter.
Si je me rappelle…
« Bon, pas trop souvent, dix fois peut-être.
– Dix fois quoi ? »
Elle dont il se moquait à table ou devant les rares personnes qu’on croisait – la bécasse, il disait. La bécasse, il la violait.
« ll t’a violée ?
– Violée ? Euh, non, pas vraiment. Je crois pas. Il me touchait, il m’embrassait. Une fois, j’étais déjà grande, je lui ai… enfin bref. Après ça, il a plus rien fait.
– Et maman ?
– Elle sait rien. Il me disait que c’était moi, que je l’excitais, que je faisais exprès. Mais je faisais pas exprès, je te jure. J’avais des seins. Il les adorait. »
Elle a dit ça : il les adorait.
« Tu déconnes, là ? Un père qui adore les seins de sa fille ! Tu te rends bien compte de ce que ça veut dire ?
– Je sais que c’est mal. Mais j’étais sa préférée… »
L’abject et l’obscénité m’étouffent. J’ai mal pour elle, je le hais, lui. Plus encore. Et ma mère, muette, sourde et aveugle, la sainteté dont je la parais et que je vénérais, ma famille plus miséreuse que ce que je pensais. Je voudrais la consoler de sa peine. J’en suis incapable.
Sa préférée.
Si j’aime tant Lausanne, c’est d’abord par lui, le lac Léman. Il est le symbole de mon exil. (…)
Cent kilomètres. Une peccadille. Pourtant, l’un après l’autre, ces kilomètres ont poli mes origines jusqu’à les rendre invisibles. En surface.
Je cachais aux autres ces douleurs, je les enfonçais dans mes entrailles, qu’elles rongeaient petit à petit. L’air de rien, ces discussions me dépouillaient de mon armure, mais n’adoucissaient ni ma rage ni ma honte. Moi qui, si longtemps, étais demeurée en marge, de ma famille, de l’école, des gens. Moi qui pensais, prétentieusement, être différente, je réalisais que, dans la solitude de ma chambre, grâce à mes lectures hasardeuses et vagabondes, des liens s’étaient tissés malgré moi. Que, dans le fond, je n’étais pas totalement en dehors du monde. Que ma peur, quotidienne, lancinante, n’avait pas tout dévoré. Peu importaient les drames, les souffrances et les méandres familiaux, ils ne se devinaient pas forcément sur nous.
Quand, bien plus tard, j’avais avoué à Marine n’avoir jamais eu la moindre pensée sexuelle pendant mes années adolescentes, elle s’était exclamée :
« Mais, c’est impossible… tout le monde pense au sexe ! C’est la vie, le sexe ! »
Moi, je suis née morte.
Comme une fulgurance, dans cette cuisine, j’ai compris : elle m’avait choisie pour fuir son milieu. Comme moi. À l’envers. Je me rends compte que, malgré le déni, malgré les singeries que nous nous imposions pour nous métamorphoser, l’empreinte des origines restait. Éternelle et ineffaçable, surgissant lorsqu’on était trop mal à l’aise ou au contraire qu’on baissait la garde. On avait beau lutter, Charlotte dirait toujours « zut » et moi toujours « putain ».
J’étais verrouillée, sans accès aux plaisirs, sauf à celui de nager, que j’avais découvert loin de mon père. Tout le reste confluait vers lui. Les besoins élémentaires, comme manger ou dormir, recelaient un danger. J’avalais la nourriture tout rond et somnolais sans tranquillité.
La colère. La colère immense. Des années de colère qui montent.
« Comment tu oses ? dis-je en haussant le ton à chaque phrase. Comment tu oses ? Tu ne te souviens plus d’avoir jeté maman sur le sol de la cuisine, de t’être assis sur son torse, tes jambes emprisonnaient ses bras et tu la giflais ? Tu ne te souviens plus d’avoir trempé sa tête dans la baignoire, comme quand tu avais noyé le chat d’Emma ? Tu ne te souviens plus d’avoir tapé le visage de ma sœur dans de la purée chaude parce qu’elle parlait, à la fin la purée était rouge et son visage à elle aussi. Tu ne te souviens plus quand maman a lâché un paquet de riz et que tu l’as forcée à ramasser les grains avec sa bouche en la tenant par les cheveux, tellement que tu en avais arraché des poignées ? Tu te rappelles plus tout ça ? Moi, oui ! En boucle, ça tourne. Ah ! et Emma, Emma, EMMA, tu t’en souviens ? Emma que tu violais ? Tu t’en souviens ? Tu t’en souviens, salopard ? »
Il renifle et entre deux hoquets :
« C’était comme ça, à l’époque.
– Quoi ? Putain ! Quoi, c’était comme ça ? T’es cinglé, ou bien ? Non, c’était comme ça par ta faute, parce que tu es une sale merde. Chez mes copines, non, c’était pas comme ça. Je suis pas née au Moyen Âge, bordel de merde ! Alors, va te lamenter ailleurs. Pas chez moi. Crève ! Le plus vite possible. »
Je savais. Pas dans les détails, mais je savais, tout le monde savait pour ton père. Personne n’a rien fait. C’était comme ça. On ne disait rien, on ne se mêlait pas de la vie des autres. On se taisait. Mais, moi, j’avais une responsabilité, j’étais médecin. J’aurais dû vous aider. À cette époque, il n’y avait pas les moyens d’aujourd’hui. Mais j’aurais dû, j’aurais pu trouver une solution.
Il me regarde avec une tristesse terrible. Il sait que son heure point. Avec ses croyances, l’enfer l’attend. Ou alors, malin comme il est, son repentir de chien battu, ses déclarations d’affection pour ma mère ne servent qu’à le laver de ses péchés. Dieu pardonne. Pas moi.
« Je sais que tu me détestes. Mais moi je t’aime » – une pause et puis : « Pardon. »
J’ai entendu le hoquet de Marine, derrière mon dos, qui ravalait des sanglots. Filmé, ça aurait filé la chiale à n’importe qui. Je ne suis pas n’importe qui. Je suis la fille de ce monstre, je suis la femme qui trompe, je suis la femme qui a frappé, je suis la femme sèche de l’intérieur, je suis la femme aux entrailles pourries, je suis la fille qui n’a sauvé ni sa mère ni sa sœur, je suis la fille d’un meurtrier, je suis la fille vide qui regarde son père mourir, je suis la femme qui n’écoute pas sa compagne lui dire : « Fais la paix. »
Je suis la femme sans rémission.
Je l’ai regardé, non pas regardé, toisé. Il y avait une pointe d’émotion et de peur dans mon ventre. Je l’ai regardé encore.
Je lui ai craché au visage.
De mes quinze mille jours, combien disent l’espérance de la vie ? Combien en ai-je retenus ? Tout me ramène dans cet endroit que j’ai fui. Alors que maintenant je pourrais tourner la page, vivre sans la peur, ne plus sursauter à chaque bruit, chaque appel téléphonique, chaque éclat de voix, car il n’est plus là. Il est toujours là. Et des milliers de pages lues et des centaines de chansons ? Qu’est-ce que je retiens ? Si peu. Alors je sais. Je sais que je n’ai jamais trouvé de sens. Je n’ai pas fait semblant, j’ai vécu un jour derrière l’autre sans qu’aucun ait pu effacer la peur et la rage de mon enfance. Ce n’est pas grand-chose pourtant, une enfance. Mais c’est tout ce qui subsiste pour moi. Je ne sais pas me réfugier ailleurs.
Je sais que rien ne m’émeut jusqu’au bouleversement, jusqu’à déliter ma colère. Que les fondations de mon enfance ne sont pas assez solides pour que je tienne debout. Je pense à la terre des jardins qu’on retourne au printemps, à ce que disaient les vieux du village : « Y a pas moyen, t’as beau rajouter du fumier, ça prend pas. La terre n’est pas bonne. »
Je ne suis pas bonne. Ça prend pas. Mauvaise terre, mauvaise graine.
Je viens justement de l'emprunter en audio livre à la bibliothèque : j'ai hâte de l'écouter.
RépondreSupprimerBonne "audition", Sandrine.
SupprimerIl faudra que j'y vienne, c'est une compatriote! J'avais noté le titre à la sortie de ce roman pour une raison originale: un autre écrivain suisse, Michaël Perruchoud, avait publié quelques années auparavant un roman, également très bon, portant exactement le même titre.
RépondreSupprimerBonne fin de semaine et bonne année!
Très belle année également !
SupprimerLe même titre pour un infanticide. Terrible aussi...
Mon côté "fleur bleue" aurait préféré une autre fin...
RépondreSupprimer(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola
En général, ce genre d'histoire finit mal... Tout cela est malheureusement fort crédible.
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