J'ai beaucoup aimé
Titre : Stupeur (Pliya)
Auteur : Zeruya SHALEV
Traduction : Laurence SENDROWICZ
Parution : en hébreu,
2023 en français (Gallimard)
Pages : 368
Présentation de l'éditeur :
Au chevet de son père mourant, Atara recueille les propos confus de cet
homme qui l’a élevée avec sévérité. Il l’appelle Rachel, du nom de sa
mystérieuse première épouse, s’adresse à elle par une vibrante
déclaration d’amour. Troublée, Atara retrouve sa trace et réveille chez
cette femme âgée un douloureux passé dans la lutte armée clandestine.
Rachel n’a rien oublié de ces années de résistance contre les Anglais,
avant la fondation de l’État d’Israël, et surtout pas le prénom de celle
qui aujourd’hui se présente à elle. Mais de qui Atara porte-t-elle le
nom ? La rencontre de ces deux femmes bouleversera de façon inattendue
leur existence et liera à jamais leur destin.
En sondant magistralement l’âme humaine, Zeruya Shalev montre comment l’histoire collective d’une société fracturée bouscule les liens privés. De sa plume délicate et précise, elle interroge la parentalité, le couple, mais aussi la culpabilité et les silences qui régissent nos vies.
En sondant magistralement l’âme humaine, Zeruya Shalev montre comment l’histoire collective d’une société fracturée bouscule les liens privés. De sa plume délicate et précise, elle interroge la parentalité, le couple, mais aussi la culpabilité et les silences qui régissent nos vies.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Zeruya Shalev, née en 1959 dans un kibboutz en Galilée, est une écrivaine incontournable de la scène littéraire israélienne. Ses livres, traduits en vingt-cinq langues, sont des best-sellers dans de nombreux pays. Tous ses romans ont été publiés par les Éditions Gallimard. En 2014, Ce qui reste de nos vies reçoit le prix Femina étranger.Avis :
Née dans un kibboutz en 1959 et grièvement blessée en 2004 dans l’attentat qui pulvérisa l’autobus où elle se trouvait, Zeruya Shalev raconte, au travers des trajectoires brisées de deux femmes ordinaires, l’histoire d’Israël de sa fondation à nos jours : une longue descente aux enfers, de l’enthousiasme des idéaux à la stupeur des désillusions, quand le pays n’est plus aujourd’hui que fractures et déchirements dans une actualité toujours plus sanglante et explosive.Rachel et Atara n’ont a priori rien en commun et pourtant leurs destins sont inextricablement liés. Rachel la nonagénaire vit depuis cinquante ans dans le désert de Judée, dans une colonie israélienne en territoire occupé. Elle qui rejoignit le Lehi, un groupe sioniste extrémiste qui, entre 1940 et 1948, employa le terrorisme pour libérer la Palestine des Britanniques, considère avec autant d’amertume que d’incompréhension l’état de division de son pays. Cette laïque qui crut tant au projet sioniste de 1948 n’est en l’occurrence que perplexité face au judaïsme ultra-orthodoxe choisi par l’un de ses fils. D’abord très réticente, elle se découvre en fait empressée de se raconter à une inconnue prétendant mener une étude sociologique sur les femmes du Lehi. Cette interlocutrice, Atara, est en réalité architecte du patrimoine. Bien trop assaillie par les regrets et les remords jalonnant un parcours marital et familial marqué par les ratages, entre divorces et foyers recomposés, pour se préoccuper de la vie politique de son pays, cette presque cinquantenaire s’intéresse en vérité à Rachel pour une raison toute personnelle : sur son lit de mort, son père l’a confondue avec une certaine Rachel, visiblement un ancien et très grand amour perdu…
A travers ces deux femmes dont l’existence, en une cascade infinies d’échecs et d’incompréhensions, contrarie sans cesse les aspirations et les projets, c’est le désarroi de la société israélienne dans son entier que peint ce roman aussi politique que finement psychologique. Car, à mesure que la narration investigue, à presque en épuiser son lecteur, les mécanismes au sein du couple, de la famille et de l’âme de ses personnages, se fait jour la perception d’une société fondamentalement étouffante, entre permanence de la guerre et traumatismes associés, différends idéologiques, politiques et religieux, et enfin pression territoriale, des colonies en zones occupées au mur de séparation, en passant par le chaos de l’urbanisme. Vivre en Israël, déclare un des protagonistes, c’est vivre sur un volcan qui peut entrer en éruption à tout instant et vous chasser d’ici. « A quoi bon préserver le patrimoine d’un pays qui n’a aucune chance d’exister dans deux ou trois générations. » « Il faut construire vite, simple et fonctionnel, sans s’occuper du passé », en l’occurrence des appartements avec pièces sécurisées…
Méticuleusement soigné dans sa construction et ses analyses psychologiques, ce roman sombre et tragique qui donne à comprendre l’histoire collective au travers d’un récit intimiste porte un regard vibrant, très éclairant, sur une société israélienne fracturée, parvenue au bord du schisme. (4/5)
Citations :
Elle justement, pourtant une des plus jeunes et des moins instruites du groupe, doutait parfois, mais avec Mano Rubin, impossible de discuter. « Les Arabes qui vivent ici ne sont pas nos ennemis », répétait-il, s’accrochant au moindre détail qui indiquait une possibilité, fût-elle très mince, d’entente entre les deux peuples. « Nous allons réussir à fonder ensemble un front commun contre l’envahisseur britannique, nous avons les mêmes intérêts, nous tous, tous les habitants de cette région, sans distinction de religion, de race ou de nationalité. » Mais l’assassinat d’Atara Shamir au début de ce terrible hiver 1948 avait été annonciateur des calamités qui allaient s’abattre sur eux dans les mois à venir, sur eux et sur leur jeune État, leur mouvement en déliquescence et leur couple, qui ne laisserait ni prolongement, ni trace.
Dans leur réseau, on trouvait aussi bien des socialistes et des communistes que des révisionnistes ou des mystiques et des révolutionnaires. Ce qui les unissait n’était pas une vision du monde identique, mais une ferveur identique. Chacun avait sa foi, croyait à sa manière en des doctrines différentes, mais quel que fût leur bord, ils étaient tous des jusqu’au-boutistes. C’est ce qui leur attirait les foudres autant de la droite que de la gauche. Très peu de gens avaient su, à l’époque – et c’était encore le cas, voire pire, aujourd’hui –, qui avaient réellement fait partie du Lehi. Personne n’avait eu conscience de l’envergure de leur vision. Ils rêvaient d’une révolution qui mettrait en ébullition tous les peuples de la région, d’un Moyen-Orient libéré de tout impérialisme et imaginaient des déplacements volontaires et logiques de populations.
« Tu nous as empoisonnés avec tes histoires qui dégoulinaient de pathos et tes compagnons que tu érigeais en saints. Que cherchais-tu à obtenir ? Qu’on se sacrifie comme eux ? » lui reproche-t-il encore de temps en temps. À peine quelques jours plus tôt, quand elle lui a téléphoné, il a de nouveau essayé, à cause d’une attaque au couteau dans la vieille ville, de rouvrir leur perpétuel débat, « pourquoi ça te choque ? Vous aussi, vous avez combattu l’occupant ! Vous aussi, vous avez agi en terroristes ! Quelle différence entre les combattants pour la libération d’Israël et ceux pour la libération de la Palestine ? » Elle s’est efforcée, pour une fois, de ne pas lui redire que c’étaient deux choses fondamentalement différentes, étant donné qu’eux n’avaient jamais volontairement attaqué des innocents. Mais, même en dehors de la politique, le moindre de ses mots le révolte, quoi qu’elle fasse il se sent lésé et réagit avec agressivité. Elle l’entend encore qui continue, comme d’habitude, « vous avez vraiment cru qu’après le départ des Britanniques, le calme reviendrait ? Comment avez-vous pu être aussi aveugles ? »
Non, elle ne lui racontera pas dans quel état on l’avait retrouvé le lendemain, ce jeune homme qui était devenu son père, l’aube était encore sombre, il avait allumé le réchaud et posé dessus une bouilloire en tôle noircie, elle s’était lentement approchée de lui, avait glissé la main le long de son maigre dos, « ces jours-là passeront, viendront des jours meilleurs où nous pourrons vivre normalement ici. On n’a que vingt ans, Mano, l’avenir est devant nous », lui avait-elle chuchoté, frigorifiée, les yeux fixés sur la flamme bleue, mais quand elle avait essayé de l’étreindre il l’avait violemment repoussée et avait tourné vers elle son visage anguleux, sur lequel dansaient les ombres du feu, « ne me mens pas, Rachel, on ne pourra jamais vivre normalement ici, on s’est battus pour rien, ce pays est maudit ! avait-il hurlé. C’est une terre de perdition, et elle nous perdra tous. Une terre impitoyable, perfide et traîtresse ! »
Elle revenait aussi sur l’opération où ils avaient fait sauter le pont Neeman afin de couper la voie ferrée qui reliait la Syrie à l’Égypte, précisait qu’elle avait insisté pour y participer et leur en décrivait le déroulement : ils avaient entendu, affolés, le train approcher, en avance d’une bonne heure, et avaient à la hâte décroché les pains d’explosifs qu’ils venaient difficilement de placer pour ne les repositionner qu’après le passage du dernier wagon, « nous voulions saboter leurs moyens de transport, pas tuer des innocents. Nous voulions faire expier les Anglais et venger tous ces bateaux d’immigrants qui, après avoir échappé à l’enfer nazi, étaient renvoyés à la mer. »
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