J'ai aimé
Titre : Le dernier festin des vaincus
Auteur : Estelle THARREAU
Parution : 2023 (Taurnada)
Pages : 256
Présentation de l'éditeur :
Un soir de réveillon, Naomi Shehaan disparaît de la réserve indienne de Meshkanau. Dans une région minée par la corruption, le racisme, la violence et
la misère, un jeune flic, Logan Robertson, tente de briser l'omerta qui
entoure cette affaire. Il est rejoint par Nathan et
Alice qui, en renouant avec leur passé, plongent dans l'enfer de ce
dernier jalon avant la toundra.
Un thriller dur qui éclaire sur les violences intracommunautaires et les traumatismes liés aux pensionnats indiens, dont les femmes sont les premières victimes.
« Au Canada, une autochtone a dix fois plus de risque de se faire assassiner qu'une autre femme. »
Un thriller dur qui éclaire sur les violences intracommunautaires et les traumatismes liés aux pensionnats indiens, dont les femmes sont les premières victimes.
« Au Canada, une autochtone a dix fois plus de risque de se faire assassiner qu'une autre femme. »
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Après avoir travaillé dans le secteur privé et public, cette passionnée de littérature sort son premier roman en 2016, Orages, suivi de L'impasse en 2017. Depuis, elle se consacre entièrement à l'écriture.Avis :
Un polar, oui, mais qui serve une vraie cause. Tel pourrait être l’adage d’Estelle Tharreau, qui, après l’enfance maltraitée (Mon ombre assassine), le féminicide (Les eaux noires), la peine de mort aux Etats-Unis (La peine du bourreau) et le syndrome post-traumatique dans l’armée (Il était une fois la guerre), s’attaque cette fois au sort des Autochtones au Canada pour un nouveau thriller bien noir sur fond bien réel de violence et d’injustice.La réserve innue de Meshkanau et la ville voisine de Pointe-Cartier au Canada n’existent pas. Elles n’en empruntent pas moins les traits de la tragique réalité amérindienne, alors que, assimilés de force lors de la colonisation de leur territoire par les Européens, leurs religions et leurs cultures traditionnelles interdites et leurs enfants expédiés dans des pensionnats autochtones destinés à leur faire oublier leur identité première et à les orienter vers des emplois ouvriers, les Autochtones n’en finissent pas d’en payer encore aujourd’hui les conséquences traumatiques. Impunément maltraités, victimes de multiples sévices, ceux qui ne succombèrent pas à la surmortalité des terribles pensionnats en sortirent brisés, initiant une longue chaîne de transmission d’effets destructeurs : dépression, violence, alcool, drogue, suicide et, de génération en génération, perte d’estime de soi empêchant toute reconstruction.
« Au Canada, une autochtone a dix fois plus de risque de se faire assassiner qu’une autre femme. » Faute de respect de tout autre règle la concernant, c’est de cette terrible loi qu’est victime Naomi Sheehan, une Inue de seize ans dont les fugues à répétition ont fini par ne même plus émouvoir Michèle, sa mère, trop occupée à noyer dans l’alcool la douleur héritée de son enfance en pensionnat autochtone. Soucieux d’éviter scandale et autres désagréments « pour si peu », le chef de la police confie l’enquête, en lui déconseillant tout zèle excessif, au jeune et tout juste nommé policier Logan Robertson. Contre toute attente, ce dernier prend sa mission très au sérieux et entreprend pour de bon, au grand dam de quelques notables de la ville, de faire toute la lumière sur ce énième féminicide. L’on découvrira alors qu’il n’y a pas que les fantômes du passé pour miner le sort des Amérindiens : racisme et criminalité associée n’ont impunément rien perdu de leur vigueur. Rappelons d’ailleurs que le dernier pensionnat autochtone n’a fermé qu’en 1996...
Si l’on gagnera, pour approfondir la thématique de la souffrance amérindienne, à lire des livres tels que Shuni de Naomi Fontaine, Crazy Brave de Joy Harjo ou encore Ici n’est plus ici de Tommy Orange et LaRose de Louise Erdrich, si Nickel Boys de Colson Whitehead révèle avec plus de profondeur encore le cas tout à fait semblable des pensionnats aux Etats-Unis, ce dernier livre d’Estelle Tharreau a le mérite, au travers d’une histoire addictive et bien ficelée, aux personnages intelligemment croqués et au style efficace, de peindre en peu de traits un tableau d’ensemble clair et représentatif d’un sujet encore trop largement méconnu. Il ne semble pas exagéré de dire que le génocide – physique et culturel – amérindien continue plus ou moins directement de faire des victimes. (3,5/5)
Citations :
Au Canada, une autochtone a dix fois plus de risque de se faire assassiner qu’une autre femme.
Selon le rapport de la Gendarmerie royale du Canada datant de 2014, 1181 femmes autochtones ont disparu ou ont été assassinées entre 1980 et 2012. Rapporté au pourcentage de la population, ce chiffre équivaut à 55 000 Françaises. 365 cas restent non résolus. En 2019, l’enquête nationale réalisée sur ce sujet publiait son rapport final. La commissaire en chef, Marion Buller, déclarait : « Malgré leurs circonstances et leurs milieux différents, toutes les femmes et les filles disparues et assassinées ont en commun un contexte de marginalisation économique, sociale et politique, de racisme et de misogynie qui, malheureusement, est bien ancré dans la société canadienne. »
Selon le rapport de la Gendarmerie royale du Canada datant de 2014, 1181 femmes autochtones ont disparu ou ont été assassinées entre 1980 et 2012. Rapporté au pourcentage de la population, ce chiffre équivaut à 55 000 Françaises. 365 cas restent non résolus. En 2019, l’enquête nationale réalisée sur ce sujet publiait son rapport final. La commissaire en chef, Marion Buller, déclarait : « Malgré leurs circonstances et leurs milieux différents, toutes les femmes et les filles disparues et assassinées ont en commun un contexte de marginalisation économique, sociale et politique, de racisme et de misogynie qui, malheureusement, est bien ancré dans la société canadienne. »
Des façades beiges ou rouges, ternies par la saleté, jamais ravalées. Des ruelles où s’entassaient les débris matériels et humains dont la population voulait se débarrasser. Le royaume de la crasse et des rats s’animait la nuit pendant laquelle des silhouettes fantomatiques surgissaient de l’ombre des porches ou se découpaient sous la lumière des lampadaires. Des sans domicile fixe, des drogués, des prostituées, des travailleurs pauvres que le coût des logements et les bas salaires avaient rejetés loin des quartiers vivables. Parmi les spectres des quartiers miséreux, un nombre incalculable de visages aux yeux en amande et aux cheveux de jais se levait vers les deux jeunes gens. «
La rupture des liens avec leur culture et leur communauté accentue leur isolement et leur marginalisation. Pour les femmes, le problème est accru par la discrimination et le sexisme », fit Nathan en se lançant dans un argumentaire universitaire pour contenir la gêne des regards qui se posaient sur eux tandis qu’Alice s’en empreignait pour n’en oublier aucun détail.
« L’image de “l’Indien sale” et de “l’Indienne facile”, d’un peuple violent d’alcooliques, de drogués et de fainéants ne cesse de leur coller à la peau et…
– Et quoi ? le coupa Alice. Tu veux des chiffres ? Contrairement à ce que tu penses, je ne suis pas ignorante de ce qui les touche. Mais, moi, je n’oublie pas que la majorité des agresseurs sont d’anciennes victimes, que la plupart des femmes agressées sont elles-mêmes droguées ou alcooliques et que beaucoup souffrent de troubles mentaux suite à des années d’alcoolisme ou de toxicomanie. Comment veux-tu donner une image positive avec ça ? »
« En sortant du pensionnat, on n’avait aucune qualification. On est rentrés chez nous sans rien. Avec encore moins qu’en y entrant. On y a laissé notre joie, notre insouciance, notre famille et notre culture pour repartir avec un traumatisme irréversible. »
Le journaliste respecta le silence de la femme avant de pousser plus avant l’interview :
« À l’origine, ces pensionnats devaient servir à assurer l’éducation des jeunes autochtones ? Pour vous comme pour beaucoup d’autres, ça n’a pas été le cas.
– Non, en effet. En sortant de cet enfer, on savait tout juste lire et écrire, mais on pouvait réciter des passages entiers de la Bible.
– Pas facile pour entamer sa vie d’adulte.
– C’était quasiment impossible. On n’avait de place nulle part : chez nous, on se taisait. On avait honte de nous-mêmes, mais aussi de nos parents qu’on nous avait dépeints comme des sauvages pendant toute notre enfance.
– Trouver un emploi devait être compliqué.
– Comme je l’ai dit, on n’avait aucune qualification. Dans l’esprit de l’époque, les Indiens ne pouvaient accéder qu’à des métiers manuels. Mais même dans ce domaine, l’enseignement que nous avions reçu était dérisoire.
– Le manque de qualification n’était pas le seul obstacle, je présume.
– Non, bien entendu. Personne ne voulait former ou embaucher un Indien sauf pour des sous-emplois. La mauvaise image, le dégoût que nous éprouvions de nous-mêmes, le monde extérieur nous les renvoyait constamment. Alors, au fil du temps, à force de vous répéter que vous êtes un sauvage, à force de vous traiter comme un sauvage… À force de vous voir vous-même comme un sauvage, vous finissez par vous comporter comme un sauvage.
– C’est à ce moment-là que vous avez sombré dans l’alcool.
– Oui et la drogue.
– Comment avez-vous fait pour vivre ?
– Avec les allocations que l’État nous verse. Il préfère payer pour que nous restions invisibles, cloîtrés dans notre misère intellectuelle, sociale et économique. On se tue lentement. Il n’y a jamais eu de volonté de progrès ou de civilisation dans ces pensionnats.
– Alors à quoi servaient-ils selon vous ?
– À tuer l’indien ; à éradiquer un peuple et à le chasser de ses terres. Chasser les nomades qui ont besoin d’un vaste territoire pour vivre au gré des saisons et des migrations des animaux pour faire place aux grands projets de “civilisation” ; les mines, les barrages hydroélectriques, les essais militaires…
– Les pensionnats sont fermés désormais et, pourtant, beaucoup de jeunes autochtones sont toujours à la dérive. Comment l’expliquez-vous ? » La femme se tut et Nathan posa une main sur l’épaule d’Alice, qui n’esquissa aucune réaction. « La question des enfants revient à celle des parents. Mes trois enfants m’ont été retirés. Deux sont décédés aujourd’hui. Un seul a réussi à guérir du mal que je lui ai transmis.
– Du mal résultant des pensionnats ?
– Comment devenir mère après ça ? Comment faire quand on n’a plus aucun repère et rien à transmettre, même pas l’estime de soi.
Le journaliste respecta le silence de la femme avant de pousser plus avant l’interview :
« À l’origine, ces pensionnats devaient servir à assurer l’éducation des jeunes autochtones ? Pour vous comme pour beaucoup d’autres, ça n’a pas été le cas.
– Non, en effet. En sortant de cet enfer, on savait tout juste lire et écrire, mais on pouvait réciter des passages entiers de la Bible.
– Pas facile pour entamer sa vie d’adulte.
– C’était quasiment impossible. On n’avait de place nulle part : chez nous, on se taisait. On avait honte de nous-mêmes, mais aussi de nos parents qu’on nous avait dépeints comme des sauvages pendant toute notre enfance.
– Trouver un emploi devait être compliqué.
– Comme je l’ai dit, on n’avait aucune qualification. Dans l’esprit de l’époque, les Indiens ne pouvaient accéder qu’à des métiers manuels. Mais même dans ce domaine, l’enseignement que nous avions reçu était dérisoire.
– Le manque de qualification n’était pas le seul obstacle, je présume.
– Non, bien entendu. Personne ne voulait former ou embaucher un Indien sauf pour des sous-emplois. La mauvaise image, le dégoût que nous éprouvions de nous-mêmes, le monde extérieur nous les renvoyait constamment. Alors, au fil du temps, à force de vous répéter que vous êtes un sauvage, à force de vous traiter comme un sauvage… À force de vous voir vous-même comme un sauvage, vous finissez par vous comporter comme un sauvage.
– C’est à ce moment-là que vous avez sombré dans l’alcool.
– Oui et la drogue.
– Comment avez-vous fait pour vivre ?
– Avec les allocations que l’État nous verse. Il préfère payer pour que nous restions invisibles, cloîtrés dans notre misère intellectuelle, sociale et économique. On se tue lentement. Il n’y a jamais eu de volonté de progrès ou de civilisation dans ces pensionnats.
– Alors à quoi servaient-ils selon vous ?
– À tuer l’indien ; à éradiquer un peuple et à le chasser de ses terres. Chasser les nomades qui ont besoin d’un vaste territoire pour vivre au gré des saisons et des migrations des animaux pour faire place aux grands projets de “civilisation” ; les mines, les barrages hydroélectriques, les essais militaires…
– Les pensionnats sont fermés désormais et, pourtant, beaucoup de jeunes autochtones sont toujours à la dérive. Comment l’expliquez-vous ? » La femme se tut et Nathan posa une main sur l’épaule d’Alice, qui n’esquissa aucune réaction. « La question des enfants revient à celle des parents. Mes trois enfants m’ont été retirés. Deux sont décédés aujourd’hui. Un seul a réussi à guérir du mal que je lui ai transmis.
– Du mal résultant des pensionnats ?
– Comment devenir mère après ça ? Comment faire quand on n’a plus aucun repère et rien à transmettre, même pas l’estime de soi.
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