mardi 24 janvier 2023

[Repila, Ivan] Le puits

 



J'ai aimé

 

Titre : Le puits
            (El niño que robó el caballo de Atila)

Auteur : Ivan REPILA

Traduction : Margot NGUYEN BERAUD

Parution : en espagnol en 2013,
                  en français en 2014 (Denoël)

Pages : 112

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Deux frères, le Grand et le Petit, sont prisonniers au fond d’un puits de terre, au milieu d’une forêt. Ils tentent de s’échapper, sans succès. Les loups, la soif, les pluies torrentielles : ils survivent à tous les dangers. À leurs côtés, un sac de victuailles donné par la mère, mais ils ont interdiction d’y toucher. Jour après jour, le Petit s’affaiblit. S’il doit sauver son frère, le Grand doit risquer sa vie. Le Petit sortira-t-il? Le Grand survivra-t-il? Comment surtout se sont-ils retrouvés là?

Le Puits est un conte brutal à la fin cruelle et pleine d’espoir. Une fable sur l’amour fraternel, la survie et la vengeance, un roman « qui a mérité sa place au panthéon des Jules Verne, Alain-Fournier et autres Antoine de Saint-Exupéry », selon Zoé Valdés. « Un roman indispensable, alors que beaucoup d’entre nous avions déjà annoncé la défaite de l’imagination contre la quotidienneté médiocre et étriquée. »

 

Un mot sur l'auteur :

Né en 1978 à Bilbao, Iván Repila est un écrivain, éditeur et administrateur culturel espagnol. Il a publié trois romans : Le Puits, Prélude à une guerre, Un bon féministe.

 

Avis :

Piégés, semble-t-il par leur mère, au fond d’un puits creusé dans la terre, deux enfants, simplement désignés le Grand et le Petit, doivent organiser leur survie jusqu’à trouver le moyen de regagner la surface. Confrontés à la faim, à la maladie et à la folie au cours des cent jours que va durer leur calvaire, les deux frères se partagent les vers de terre dont ils parviennent à se nourrir en fonction d’un objectif : muscler le Grand et alléger le Petit pour que l’un réussisse enfin à propulser l’autre hors du trou.

Pas de forêt ici où abandonner le Petit Poucet et ses frères, mais un puits dont il faudra tout autant sortir par ruse et contrarier ainsi la cruauté d’un monde qui a mené une mère, manifestement non sans remords et donc, on le suppose, malgré elle, à perdre ses enfants. Nous voici donc dans un conte cruel et métaphorique, qui, au-delà de son histoire très réalistement narrée - en vingt-six chapitres à la numérotation elliptique, correspondant chacun à un jour choisi de captivité pour couvrir en accéléré trois mois d’une terrible agonie décrite en détails et sans fard, avec pour seule lumière un irréductible amour fraternel -, nous projette dans un autre abîme : celui de notre perplexité quand, à peine guidés par quelques indices semés ça et là, il nous faut laisser libre court à notre imagination pour répondre au tumulte de nos interrogations.

Derrière ce puits, faut-il voir les prisons ou les camps opprimant une humanité victime de la folie et de la barbarie ? Est-ce une tombe, celle de nos illusions et de nos espoirs, dans une vie d’épreuves ne consistant qu’à retarder le plus longtemps possible son inéluctable issue ? Est-ce au contraire un utérus, creuset de nos douloureux apprentissages d’êtres humains, ou encore lieu de contention maternelle plus ou moins nocif dont il faut s’échapper pour devenir soi ? Cache-t-il une métaphore de notre vie psychique, prisonnière d’un inconscient pétri de peurs profondes ?

A la suite de Zoé Valdés lorsqu’elle évoque dans sa préface « un puits semblable à tous les puits : obscur, ténébreux, hostile… comme l’est parfois la vie elle-même », c’est finalement cette phrase : « La vie est merveilleuse mais vivre est insupportable » que l’on aura peut-être envie de retenir comme clef de lecture.

Ce livre, dont la brièveté ouvre pourtant sur des profondeurs aussi insondables que celles de son si mystérieux puits, est superbement écrit et parfaitement maîtrisé. Fable terrible sur la nature profonde de l’homme, capable du pire comme du meilleur pour sa survie, elle peut toutefois désarçonner suffisamment dans ses passages les plus hermétiques pour laisser persister une légère pointe de frustration. Un ouvrage interpellant, pas si accessible que cela… (3/5)

 

 

Citations :  

Les vivants… les vivants sont comme des enfants : ils jouent à mourir. J’en ai connu des courageux qui ne craignaient pas la mort, des petits malins qui l’évitaient, et des faibles qui l’ont laissée les emporter, mais pas un seul d’entre eux n’avait compris l’étroitesse, l’insignifiance d’un monde consacré à cette croisade. Moi-même je ne comprenais pas, je ne comprenais pas jusqu’à maintenant… Regarde-moi… Trois grands pas. Voilà toute la distance que je peux parcourir avant que les murs ne m’arrêtent. Trois grands pas. Mon monde est aussi petit que le leur : une mâchoire me retient prisonnier et, comme pour se débarrasser de moi, me noie dans sa salive, tandis que ma seule lutte se résume à essayer de gagner du temps. Voilà tout ? Les hommes doivent-ils vivre entre des murs sans portes ni fenêtres ? Y a-t-il autre chose au-delà ? Oui, mon frère, oui, il y a autre chose ! Je le sais ! Car nul ne peut retenir ce que j’ai dans la tête, là, à l’intérieur. C’est un territoire sans murs, sans puits, juste à moi. Et bien réel puisqu’il me fait évoluer. La souffrance qu’il m’inflige n’est jamais la même. Les jours sont éternels. Le temps est un carrefour planté entre mes yeux. Mon enfance aura lieu demain. Demain, je ferai mes premiers pas. Demain, je prononcerai ma première syllabe. C’est une sensation merveilleuse, comme lorsque l’été arrive… Tu me crois malade ? Ignorant ! Tu crois que je ne me suis jamais mis à l’épreuve ? Je sais que tu méprises mes paroles, mais cela ne les rend pas moins vraies. Si seulement tu étais capable de voir ce que je vois. L’obscurité du jour. Mais aussi cette chaleur inexplicable, si proche de l’amour… Tu ne la vois pas ? Tu ne sens pas ce liquide qui nous enveloppe comme des fœtus ? Ces parois sont des membranes entre lesquelles nous flottons et nous nous retournons dans l’attente de notre tardive mise au monde. Ce puits est un utérus. Nous allons bientôt naître, toi et moi. Nos cris sont la douleur du monde qui accouche.
 

— Pourquoi est-ce que tu me racontes tout ça ?                  
— Pour que tu comprennes que je n’ai pas peur de mourir, que je ne vis pas en pensant à la fin. Parfois, la vie t’impose des conditions telles que la seule échappatoire ne peut être qu’un geste radical, un sacrifice extrême que je suis prêt à accepter. Mais en revanche, je ne pourrais pas supporter de te voir grandir sur une terre en friche comme ce puits : un endroit où l’on meurt sans repos, par la simple inertie des civilisations, un cimetière où l’on fane, comme une fleur impuissante à polliniser les champs. C’est de penser que, toi, tu puisses mourir qui rend mon monde si petit.
 

— Enferme un homme, n’importe qui, dans une cage, dit le Petit.                  
Donne-lui une couverture, un coussin en plumes, un miroir et une photographie de ceux qu’il aime. Trouve le moyen de lui donner à manger, puis oublie-le là pendant quelques années. Dans ces conditions et dans la majorité des cas, le résultat sera le suivant : un individu apeuré, réduit à la culpabilité, moulé dans la forme même de la cage.                  
De manière très exceptionnelle, poursuit-il, le sujet en question mourra par atrophie des organes vitaux, deviendra fou en se regardant dans le miroir ou sera condamné à un état végétatif sans appel.                  
Par ailleurs, chez les êtres sujets à la rébellion, incapables de dominer leur esprit critique, la détention prolongée est impossible : enferme l’insurgé dans une cage pendant plusieurs années et il réussira à s’échapper, à se suicider méticuleusement avec le moindre objet, ou mourra en taillant son propre corps en pièces pour passer à travers les barreaux. Le véritable problème reste cependant celui de la nature fertile de ces insoumis, blottie au cœur de la conscience de l’homme : lorsque l’un d’entre eux meurt, deux autres le remplacent.


 

2 commentaires:

  1. J'ai aimé la noirceur de ce conte énigmatique qui engendre beaucoup de questions.

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    1. Noir, énigmatique, riche en questions posées : vous résumez parfaitement ce livre.

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