J'ai beaucoup aimé
Titre : Les culs-reptiles
Auteur : Mahamat-Saleh HAROUN
Parution : 2022 (Gallimard)
Pages : 240
Présentation de l'éditeur :
Même les culs-reptiles étaient de la partie, ces oisifs qui ne
voulaient rien foutre au pays, des fainéants qui passaient la journée à
même le sol, sur des nattes, à jouer aux dames ou au rami. Immobiles
tels des montagnes, ils ruminaient la noix de cola, sirotant à longueur
de journée des litres de thé accompagnés de pain sec. Ils ne bougeaient
leurs fesses qu’en fonction de la rotation du soleil, disputant l’ombre
aux chiens et aux margouillats.
Or, Bourma Kabo, las de faire partie de cette communauté nationale de la glandouille, accepte de relever un inimaginable défi : représenter son pays de sables — les autorités plus que corrompues le lui imposent — aux jeux Olympiques de Sydney, en 2000. Épreuve de natation, cent mètres.
Alors qu’il sait à peine flotter dans un fleuve boueux, il plonge corps et âme dans l’aventure. C’est ainsi que d'Afrique en Australie commence l'extraordinaire odyssée d’un Ulysse candide des temps modernes, avec aussi les magiciennes Circé des médias, et sa tant convoitée Ziréga, nouvelle Pénélope.
Ce roman est un sérieux divertissement. Il nous raconte que « le propre de l’homme est de ne pas servir le mensonge », en une impitoyable et malicieuse radiographie d’un pays sahélien et de tout un continent aux peuples bannis de culs-reptiles sous les mirages de l'Occident.
Or, Bourma Kabo, las de faire partie de cette communauté nationale de la glandouille, accepte de relever un inimaginable défi : représenter son pays de sables — les autorités plus que corrompues le lui imposent — aux jeux Olympiques de Sydney, en 2000. Épreuve de natation, cent mètres.
Alors qu’il sait à peine flotter dans un fleuve boueux, il plonge corps et âme dans l’aventure. C’est ainsi que d'Afrique en Australie commence l'extraordinaire odyssée d’un Ulysse candide des temps modernes, avec aussi les magiciennes Circé des médias, et sa tant convoitée Ziréga, nouvelle Pénélope.
Ce roman est un sérieux divertissement. Il nous raconte que « le propre de l’homme est de ne pas servir le mensonge », en une impitoyable et malicieuse radiographie d’un pays sahélien et de tout un continent aux peuples bannis de culs-reptiles sous les mirages de l'Occident.
Un mot sur l'auteur :
Mahamat-Saleh Haroun est un réalisateur tchadien. Né en 1961 à Abéché, il vit en France depuis 1982.
Avis :
S’inspirant librement de l’histoire d’Eric Moussambani, l’Equato-guinéen qui s’illustra aux Jeux Olympiques de Sydney en 2000 par son record de lenteur au cent mètres nage libre – n’ayant appris à nager que quelques mois auparavant, dans la petite piscine d’un hôtel, il n’avait encore jamais parcouru cent mètres d’affilée dans un bassin et manqua se noyer lors de la compétition –, Mahamat-Saleh Haroun réalise l’attendrissant portrait d’un héros malgré lui, sur le fond goguenard d’une farce satirique pointant l’incurie cachée sous l’autorité martiale de certains Etats africains.
Dans un pays d’Afrique jamais nommé, où, sous la tyrannie d’un pouvoir corrompu, ne s’avère guère florissante que la plus extrême pauvreté, Bourma Kabo se refuse à devenir l’un de ces « culs-reptiles », ces hommes déclassés et apathiques, qui, tandis qu’autour d’eux rien ne fonctionne - le chômage est endémique, les conditions de vie vont de mal en pis, et toute protestation se voit matée dans la violence -, passent leur vie à palabrer vainement, sans plus bouger de leurs nattes posées à même les rues de leur misérable quartier. Alors, chassé de chez lui par un énième épisode répressif, le jeune homme se résout à partir tenter sa chance à la capitale. D’abord bredouille dans sa chasse à l’emploi, il répond à l’annonce du ministère des Sports qui, depuis qu’un conseiller a convaincu le Président que « Généralement, les Africains sont connus pour participer aux courses à pied. Mais en natation, personne ne s’attend à voir un Africain. Nous créerons une énorme surprise en allant glaner une médaille aux J.O. », cherche à recruter des nageurs.
Peu importe qu’il ne sache pas nager, Bourma est le seul candidat et il n’est pas question de décevoir le rêve de gloire du Président qui, maintenant persuadé des « mérites de la natation, la discipline idéale pour faire connaître le pays et drainer les touristes », « veut absolument voir le drapeau du pays flotter quelque part sur la scène internationale ». Les autorités ayant pris sa fiancée Ziréga en otage pour mieux renforcer sa motivation, Bourma se lance d’arrache-pied dans ses quatre mois d’entraînement, ne négligeant aucun recours – ni prières, ni gris-gris – pour tenter de compenser ses doutes et son amateurisme.
Evidemment, aussi flatteuse la biographie que lui invente l’attaché de presse du ministère et aussi sincères ses efforts à remplir sa mission patriotique, la surprise que l’apprenti champion va bel et bien provoquer à Sydney ne sera pas de celle qu’attendait son pays. Pris en pitié et ovationné par le public du monde entier pour la noblesse toute olympique de ses efforts, il rentrera au pays conspué par ses compatriotes, et, dépité, finira tout compte fait par rejoindre les rangs des « culs-reptiles », réduit à refaire indéfiniment le monde avec eux, à longueur de phrases et de rêves contenus.
D’ailleurs, alors qu’il s’en console en songeant que, peut-être, c’est toujours ainsi que commencent à germer les révolutions, n’est-ce pas un peu aussi ce que fait Mahamet-Saleh Haroun, avec les mots aussi désabusés qu'ironiques de cette savoureuse satire ? (4/5)
Dans un pays d’Afrique jamais nommé, où, sous la tyrannie d’un pouvoir corrompu, ne s’avère guère florissante que la plus extrême pauvreté, Bourma Kabo se refuse à devenir l’un de ces « culs-reptiles », ces hommes déclassés et apathiques, qui, tandis qu’autour d’eux rien ne fonctionne - le chômage est endémique, les conditions de vie vont de mal en pis, et toute protestation se voit matée dans la violence -, passent leur vie à palabrer vainement, sans plus bouger de leurs nattes posées à même les rues de leur misérable quartier. Alors, chassé de chez lui par un énième épisode répressif, le jeune homme se résout à partir tenter sa chance à la capitale. D’abord bredouille dans sa chasse à l’emploi, il répond à l’annonce du ministère des Sports qui, depuis qu’un conseiller a convaincu le Président que « Généralement, les Africains sont connus pour participer aux courses à pied. Mais en natation, personne ne s’attend à voir un Africain. Nous créerons une énorme surprise en allant glaner une médaille aux J.O. », cherche à recruter des nageurs.
Peu importe qu’il ne sache pas nager, Bourma est le seul candidat et il n’est pas question de décevoir le rêve de gloire du Président qui, maintenant persuadé des « mérites de la natation, la discipline idéale pour faire connaître le pays et drainer les touristes », « veut absolument voir le drapeau du pays flotter quelque part sur la scène internationale ». Les autorités ayant pris sa fiancée Ziréga en otage pour mieux renforcer sa motivation, Bourma se lance d’arrache-pied dans ses quatre mois d’entraînement, ne négligeant aucun recours – ni prières, ni gris-gris – pour tenter de compenser ses doutes et son amateurisme.
Evidemment, aussi flatteuse la biographie que lui invente l’attaché de presse du ministère et aussi sincères ses efforts à remplir sa mission patriotique, la surprise que l’apprenti champion va bel et bien provoquer à Sydney ne sera pas de celle qu’attendait son pays. Pris en pitié et ovationné par le public du monde entier pour la noblesse toute olympique de ses efforts, il rentrera au pays conspué par ses compatriotes, et, dépité, finira tout compte fait par rejoindre les rangs des « culs-reptiles », réduit à refaire indéfiniment le monde avec eux, à longueur de phrases et de rêves contenus.
D’ailleurs, alors qu’il s’en console en songeant que, peut-être, c’est toujours ainsi que commencent à germer les révolutions, n’est-ce pas un peu aussi ce que fait Mahamet-Saleh Haroun, avec les mots aussi désabusés qu'ironiques de cette savoureuse satire ? (4/5)
Citations :
Promesse d’élection, promesse de Gascon, se disait Bourma
Il observait tout ce cirque avec circonspection. Toujours la même rengaine, toujours le même spectacle. Quelle histoire ! Il savait que toutes ces paroles n’étaient que du vent. Des paroles débitées sans conviction pour endormir des sots. Il n’en manquait pas, dans le quartier. Quelques nigauds se laissaient inévitablement gruger. On leur remettait la carte du parti et une petite enveloppe bourrée de billets. Rares étaient ceux qui résistaient aux espèces sonnantes et trébuchantes. Ils se laissaient allègrement fourvoyer et acceptaient de baisser leur froc. Ces nouveaux impétrants se mettaient à leur tour à rameuter d’autres habitants pour grossir les rangs du parti au pouvoir. Putain, les mecs, tout de même. Un peu de dignité, se lamentait Bourma. Conscient de la manipulation à l’œuvre, il regimbait. Il refusait toute compromission, résistant aux entourloupes. Il s’était juré de ne plus jamais se laisser avoir. De ne plus jamais voter.
Au fond, pour Bourma, la chose était entendue : il avait compris depuis fort longtemps que, sous le soleil de son pays, le mensonge était consubstantiel à la politique. Bien au fait de sa propre médiocrité, la canaillocratie régnante gouvernait par le mensonge. Elle le pratiquait à haute dose, mêlant magouilles et autres intrigues de bas étage. Une véritable mafia. À Torodona, tout le monde savait que les élections étaient traficotées, et les dés pipés, et les résultats connus d’avance.
Parfaitement huilée, la mécanique était imparable. Il n’y avait rien à faire contre un système magouilleur en diable. Un État voyou. Dépourvu de toute éthique, il ne respectait ni ses propres lois ni sa parole.
Le gouvernement organisait ces élections juste histoire de faire croire à la communauté internationale que le pays était une démocratie. Mon œil, oui, se disait Bourma.
Il observait tout ce cirque avec circonspection. Toujours la même rengaine, toujours le même spectacle. Quelle histoire ! Il savait que toutes ces paroles n’étaient que du vent. Des paroles débitées sans conviction pour endormir des sots. Il n’en manquait pas, dans le quartier. Quelques nigauds se laissaient inévitablement gruger. On leur remettait la carte du parti et une petite enveloppe bourrée de billets. Rares étaient ceux qui résistaient aux espèces sonnantes et trébuchantes. Ils se laissaient allègrement fourvoyer et acceptaient de baisser leur froc. Ces nouveaux impétrants se mettaient à leur tour à rameuter d’autres habitants pour grossir les rangs du parti au pouvoir. Putain, les mecs, tout de même. Un peu de dignité, se lamentait Bourma. Conscient de la manipulation à l’œuvre, il regimbait. Il refusait toute compromission, résistant aux entourloupes. Il s’était juré de ne plus jamais se laisser avoir. De ne plus jamais voter.
Au fond, pour Bourma, la chose était entendue : il avait compris depuis fort longtemps que, sous le soleil de son pays, le mensonge était consubstantiel à la politique. Bien au fait de sa propre médiocrité, la canaillocratie régnante gouvernait par le mensonge. Elle le pratiquait à haute dose, mêlant magouilles et autres intrigues de bas étage. Une véritable mafia. À Torodona, tout le monde savait que les élections étaient traficotées, et les dés pipés, et les résultats connus d’avance.
Parfaitement huilée, la mécanique était imparable. Il n’y avait rien à faire contre un système magouilleur en diable. Un État voyou. Dépourvu de toute éthique, il ne respectait ni ses propres lois ni sa parole.
Le gouvernement organisait ces élections juste histoire de faire croire à la communauté internationale que le pays était une démocratie. Mon œil, oui, se disait Bourma.
Les auditeurs se demandaient qui pouvait bien être fou à ce point pour s’épancher avec une telle outrecuidance. S’en prendre publiquement au gouvernement, quel toupet. Une telle hardiesse. Du jamais-vu. Même Bourma n’en revenait pas. Mais il ne comprenait que trop bien le ras-le-bol de Tonton Adoum. Tout être humain a ses limites, estima Bourma, il arrive un moment où, quand la coupe est pleine, il finit par exploser. Tonton Adoum n’avait plus rien à perdre. « Cabri mort n’a pas peur du couteau », dit-on par ici.
Tribun hors pair, Tonton Adoum avait la parole dense. Une parole qui vous donnait le frisson, et elle vous revigorait, et vous vous sentiez moins seul.
Soudain, telle une plaisanterie de mauvais goût, l’intervention de Tonton Adoum fut brutalement interrompue. L’animateur s’excusa, invoquant un problème technique, et passa sans autre explication un morceau de musique congolaise dansante.
Quelques heures plus tard, au milieu de la nuit, Tonton Adoum fut discrètement cueilli par les agents des services de sécurité. Quatre hommes enturbannés l’embarquèrent dans une voiture noire sans immatriculation et aux vitres fumées. Il ne reparut jamais.
Pour échapper à l’hostilité de ses parents, il pensait trouver un peu de réconfort auprès de Nana, sa petite amie. Un jour, alors qu’il essayait de lui confier ses soucis, Nana le coupa net. « On ferait mieux de se séparer », lui asséna-t-elle. Il faillit tomber à la renverse. Nana ne passa pas par quatre chemins pour lui dire qu’elle en avait marre de lui, marre de sa lose permanente et de son chômage endémique. Nana rêvait d’un gars sûr, un mec capable de la couvrir de pagnes, un amant aux poches pleines pour l’entretenir.
Bon Dieu de merde, c’est toujours la même histoire, pensa Bourma. Quand le chômage frappe à la porte, l’amour s’enfuit par la fenêtre… (…)
Pauvre comme Job, Bourma n’arrivait effectivement pas à subvenir aux besoins de Nana. Or, au pays, les choses sont claires : qui aime donne, point barre. Qui ne peut pas donner, dégage.
Il observait sa réalité avec lucidité, et il comprit que toute lucidité est un abîme vertigineux. Heureux sont ceux qui vivent bercés d’illusions…
En l’absence de maternité, et n’ayant pas les moyens de se payer les services d’une sage-femme, les mères se tournaient vers les matrones. Sans respect des mesures d’hygiène les plus élémentaires, ces accouchements se révélaient souvent problématiques. Des complications en veux-tu, en voilà. Des mort-nés, il y en avait toutes les semaines. Toujours la même rengaine. À la longue, on évitait d’en parler, on mettait toute cette catastrophe sur le compte du Tout-Puissant. C’était écrit, Mektoub, se lamentaient les Torodonais, vaincus par un fatalisme héréditaire.
Les enfants qui, par chance, échappaient à cette tragédie étaient déscolarisés. Ils traînaient à longueur de journée, chassant le margouillat ou tapant dans des ballons en chiffon pour tromper l’ennui.
Les quelques rares personnes qui avaient eu la chance de pousser un peu leurs études se retrouvaient à quai, parce que n’appartenant pas à la bonne ethnie, comme Bourma. Un feu rouge invisible les empêchait d’avancer. Dans ces conditions, toute velléité de dégotter un boulot était vouée à l’échec. L’ascenseur social, dont le gouvernement s’enorgueillissait, n’avait jamais existé. Du coup, relégués en bout de cordée, les habitants de Torodona n’avaient jamais pu faire partie de la haute. Sans quoi, ils auraient eu une voix pour défendre leur cause, et tout cela ne serait sans doute jamais arrivé.
Voir le jour à Torodona, c’est être marqué, dès la naissance, du sceau de l’infamie. Par atavisme ineffable, les gens de Torodona tiraient le diable par la queue depuis des temps immémoriaux. Nul doute que sans piston, ils n’avaient aucune chance de se sortir de cette galère.
En attendant désespérément qu’un jour un habitant de Torodona fasse partie de la notabilité dirigeante, on subissait cette iniquité inadmissible. On naviguait tels des fantômes dans les rues obscures. Des vieillards à la vue déclinante crapahutaient entre les nids-de-poule, ils finissaient par chuter, se cassant la hanche ou, plus grave encore, le col du fémur. Les plus chanceux se retrouvaient handicapés à vie, les autres passaient de vie à trépas sans aucun soin approprié. La couverture maladie universelle, promise par le ministre de la Santé depuis Mathusalem, était une gageure sans lendemain.
Plongé dans la lecture de ses journaux, M. Rigobert ne semble pas préoccupé par ce genre de questions. On lui a dit que le pays voulait un représentant aux jeux Olympiques de Sydney. Il s’en charge, point barre. C’est la mission qui lui a été assignée. En bon fonctionnaire, il la remplit avec dévotion. Pour M. Rigobert, il s’agit d’abord et avant tout de se faire voir, de parler du pays et de lui donner une visibilité dans le monde. En réalité, grâce à la participation de Bourma aux Jeux, le gouvernement entend faire la promotion du pays. C’est une décision des plus hautes autorités, entendez par là du chef de l’État lui-même.
Au pouvoir depuis une quarantaine d’années, le président sent venir sa fin. Malade, il se déplace à l’aide d’une béquille suite à une opération de la hanche. À quatre-vingts ans, rongé par un cancer des os, le Vieux, comme on le surnomme, commence à développer des idées souvent fantaisistes, voire même des lubies. Sa dernière folie ? Avoir épousé la miss nationale, une adolescente de dix-sept ans, portant son harem à six épouses. Puis, par décret lu à la radio, il mit fin à toute nouvelle élection de miss. L’histoire retiendra que sa femme fut la dernière du pays. Il n’y en aura pas d’autre.
Depuis quelques mois, le président n’a qu’une idée en tête : laisser une trace intangible dans l’histoire. Il rêve de gloire et veut absolument voir le drapeau du pays flotter quelque part sur la scène internationale. Un de ses conseillers lui a vanté les mérites de la natation, la discipline idéale pour faire connaître le pays et drainer les touristes.
Rémadji a sans doute usé de ses charmes ou prêté allégeance au régime pour accéder à ce poste prestigieux. C’est le prix à payer pour les gens de son ethnie. Des parias, soumis à l’obligation de passer à la casserole pour espérer être intégrés dans le système. Comme tant d’autres, son frère et sa sœur ont mordu, eux aussi, à l’hameçon. Sa frangine passait des bras d’un général à un autre. Son frère, lui, excellait dans le thuriférariat du pouvoir. Probe, Bourma a toujours refusé de manger de ce pain-là. Il aurait voulu savoir comment elle s’y était prise pour briser le plafond de verre, Rémadji. Il meurt d’envie de l’interroger. Mais à quoi bon ? se dit-il. Après tout, chacun a ses raisons.
Un jour, fatigué par toutes ces théories qui lui paraissent oiseuses, il lance à Rémadji : « Finalement, tu m’inities à l’art de parler pour ne rien dire. » Loin d’être vexée, Rémadji affiche son grand sourire et confirme d’un geste de la tête. « Tu as tout compris, Bourma, la communication, c’est ça. »
En père soucieux de l’avenir de sa fille, Garba aimerait tellement voir Ziréga se marier qu’il est prêt à jouer son va-tout. De fait, toutes les copines de Ziréga se sont fait passer la bague au doigt, sauf elle. Elle n’attire aucun regard, et cela la rend malheureuse, elle le vit très mal. À dire vrai, la gent masculine trouve Ziréga trop instruite. De plus, elle travaille, ça n’arrange rien. Son indépendance financière, gage de possible insoumission et de désir de liberté, fait fuir les potentiels prétendants. Ici, on rêve d’une femme au foyer, une ménagère docile et avenante, assujettie à son mari et réduite à son rôle de mère reproductrice et nourricière, point barre.
Pour se consoler, il s’accroche à cette phrase qu’il a soulignée en rouge dans L’homme révolté : « L’esclave, à l’instant où il rejette l’ordre humiliant de son supérieur, rejette en même temps l’état d’esclave lui-même. »
Il découvre enfin ses deux concurrents : un Burundais filiforme, Sosthène Bahungu, et Marat Abdykalykov, un Kirghize court sur pattes, trapu. Ces trois-là ne doivent leur présence ici qu’au fait qu’ils proviennent des parties pauvres du monde, habituellement ’égard des plus faibles, le Comité international olympique leur a accordé une dérogation spéciale. Pour ces moins-que-rien, pas besoin de passer par les phases de qualification. Qualifiés d’office, au nom de la charité. Pour la première fois, ma pauvreté me sert à quelque chose, se dit Bourma. Et voilà comment la misère du monde se retrouve sous les feux de la rampe.
Il s’épuise assez vite tandis que des éclats de rire fusent dans l’Aquatic Center. Il s’adonne à un spectacle qui restera dans les annales. À la fin, on ne sait plus si le public se moque de lui ou s’il continue encore à l’encourager. Quoi qu’il en soit, Bourma, indifférent au brouhaha, continue d’avancer, mais avec quelle peine. Une hilarité générale se répand dans les tribunes. Il faut voir ses mouvements désynchronisés, ses gestes gauches. C’est à ce moment-là que tout le monde finit par comprendre : Bourma ne sait quasiment pas nager.
Il ne sait pas que le monde entier ne parle que de lui, de sa performance certes piètre, mais ô combien mémorable. De la BBC à RFI, en passant par CNN et autres télévisions et radios africaines, son nom, Kabo, est désormais sur toutes les lèvres. Bourma est entré dans l’histoire de la natation par la petite porte, comme par effraction, et pourtant cela fait du bruit.
À la dernière question posée par une journaliste iranienne, il répond le plus naturellement du monde : « Je suis le premier nageur de mon pays à disputer un cent mètres nage libre dans une compétition internationale. Je suis heureux de l’avoir fait, même si ce n’est pas dans les règles de l’art. Mon chrono de deux minutes et cinquante-sept secondes est mauvais, je le sais, mais l’esprit olympique, ce n’est pas que la compétition, c’est aussi participer. Et cette force, cet esprit que je transmets aux gens, c’est une façon de fabriquer de la mémoire, d’écrire une histoire, c’est peut-être cela qui me rend aujourd’hui célèbre. »
« On ne peut rien faire contre la bêtise », se lamente Ziréga à bout de nerfs. Revient alors à Bourma cette phrase lue dans Chien blanc, de Romain Gary : « Jamais, dans l’histoire, l’intelligence n’est arrivée à résoudre des problèmes humains lorsque leur nature essentielle est celle de la Bêtise. »
Bourma appartient à cette jeunesse, vive et pleine d’énergie, mais abandonnée à son triste sort. Elle affronte un horizon bouché dans un pays où tout projet de développement est rendu impossible par une gestion désastreuse. C’est la faillite générale. Tout le monde le sait. Seuls les afro-optimistes soutiennent, péremptoires, que tout va bien alors que tout va mal.
Pour autant, les autorités proclament le contraire, elles tonitruent partout que le « développement durable, c’est pour bientôt. Que tout le monde aura du travail, que personne ne sera laissé au bord de la route ». « Des billevesées, mec ! » tonne Bourma.
Dans ce pays alléché uniquement par le court-termisme et les plaisirs immédiats, toute promesse de développement durable est vouée à l’échec. Une évidence : dans l’histoire de l’humanité, aucun pays ne s’est développé en tendant constamment la sébile. Or ici, l’appel à l’aide internationale est devenu un viatique. Tout bas… si bas, nous sommes tombés.
C’est toujours un peu triste pour Bourma de se séparer de ses compagnons qui tous croquent le marmot, unis par le même destin. La plupart de ses compères sont des garçons brillants. Leurs études, souvent longues et épuisantes, ne leur ont servi à rien. En attendant des jours meilleurs, ils rongent leur frein en silence.
Avec le temps, Bourma a appris à les connaître, les culs-reptiles. En vérité, ce sont de braves gars pour qui il a une grande sympathie. Pour les culs-reptiles, vivre en marge de la société ne constitue en rien une désertion, au contraire, c’est un choix assumé. Exclus d’un système politique inique basé sur le droit d’aînesse, ils ne se considèrent pas pour autant comme des marginaux, et nourrissent de grandes aspirations pour leur pays. Ils seront un jour suffisamment nombreux pour faire advenir un autre monde.
Reprenant en chœur des slogans entendus ailleurs, ils jurent qu’un autre monde est possible.
En réalité, les culs-reptiles rêvent d’un grand changement, mais pas que. Ils aimeraient aussi voir un jour éclater une révolution, rien de moins, ils s’y préparent. Une révolte qui sonnerait le temps de la rupture avec ce monde qui court à sa propre perte. Une révolte qui viendrait tout foutre en l’air, mettant fin à ce cauchemar permanent pour bâtir une société nouvelle basée sur la fraternité, la justice et la solidarité.
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