J'ai beaucoup aimé
Titre : L'hôtel de verre (The Glass Hotel)
Auteur : Emily St JOHN MANDEL
Traducteur : Gérard DE CHERGE
Parution : 2020 en anglais (Canada),
2021 en français
Editeur : Rivages
Pages : 300
Présentation de l'éditeur :
« Et si vous avaliez du verre brisé ? » Comment cet
étrange graffiti est-il apparu sur l’immense paroi transparente de la
réception de l’hôtel Caiette, havre de grand luxe perdu au nord de l’île
de Vancouver ? Et pourquoi précisément le soir où on attend le
propriétaire du lieu, le milliardaire américain Jonathan Alkaitis ? Ce
message menaçant semble lui être destiné. Ce soir-là, une jeune femme
prénommée Vincent officie au bar ; le milliardaire lui fait une
proposition qui va bouleverser sa vie. D’autres gens, comme Leon
Prevant, cadre d’une compagnie maritime, ont eux aussi écouté les
paroles d’Alkaitis dans ce même hôtel. Ils n’auraient pas dû…
Un mot sur l'auteur :
Emily St John Mandel est une romancière canadienne anglophone, aujourd'hui installée à New York. Son livre à ce jour le plus récompensé est Station Eleven, roman dystopique, paru en 2014, qui se déroule dans un monde post-apocalyptique après qu'un virus a ravagé la Terre.
Avis :
Une femme, Vincent, tombe de nuit d’un porte-conteneurs malmené par la tempête. Treize ans plus tôt, elle travaillait avec son frère Paul à l’hôtel Caiette, un luxueux établissement isolé sur l’île de Vancouver. Son destin basculait le soir où, juste quand le milliardaire new yorkais Jonathan Alkaitis pénétrait dans l’hôtel, un mystérieux et inquiétant tag apparaissait sur la façade vitrée : « Et si vous avaliez du verre brisé »…
Le récit commence là où il finira, dans un plongeon à pic et un tumulte d’images ultimes. Happé par la frénésie de l’incipit, le lecteur apprendra bientôt ce qui s’est enclenché un quart de siècle plus tôt, préparant Vincent à se laisser emporter par une illusion qui la perdra, en même temps que presque tous les personnages. Ce mirage a un nom et un visage : Jonathan Alkaitis, alter ego romanesque de Bernard Madoff, organisateur d’une gigantesque escroquerie construite sur le principe de la pyramide de Ponzi.
Comment une arnaque aussi massive, que d’aucuns avaient pourtant publiquement percée à jour, a-t-elle pu prendre autant d’ampleur et durer si longtemps ? Emily St John Mandel met en évidence les mécanismes humains qui ont conduit les protagonistes à se laisser enfermer, plus ou moins consciemment, dans une vulnérable mais séduisante bulle d’irréalité, à l’image de cet hôtel de verre, cocon douillet et exclusif à l’écart du monde, dont on en vient à oublier qu’il pourrait voler en éclats comme du cristal. Choisissant de ne voir que ce qu’il veut bien, selon l’opportuniste principe qu'il est possible de savoir quelque chose et en même temps de ne pas le savoir, chacun s’aveugle en jouant du flou entre réel et virtuel, entre mensonge et apparences, pour apprendre à s’arranger avec ses craintes et ses scrupules, dans un complexe jeu de dupes où l’illusion finit par prendre corps.
Cette exploration psychologique construit peu à peu une galerie de portraits nuancés, souvent ambivalents, d’une grande humanité. Il s’en dégage une mélancolie de plus en plus prégnante, au fur et à mesure que s’estompe l’effet hypnotique du mirage qui maintenaient les personnages dans leurs illusions et leurs faux-semblants. Bientôt ne subsistent plus que la réalité crue du malheur et de la déchéance pour les uns, l’insupportable hantise de la culpabilité pour les autres, dans une évocation où affleurent émotion et poésie.
Savamment enchevêtrés, les éléments narratifs de cette histoire s’assemblent en un tableau désenchanté d’une société tellement obsédée par l’argent, qu’elle en arrive collectivement à se convaincre de la réalité de fantasmes insensés. Une lecture troublante sur la plasticité de nos représentations mentales, lorsque l’intérêt parvient à ce point à distordre notre perception du réel. (4/5)
Le récit commence là où il finira, dans un plongeon à pic et un tumulte d’images ultimes. Happé par la frénésie de l’incipit, le lecteur apprendra bientôt ce qui s’est enclenché un quart de siècle plus tôt, préparant Vincent à se laisser emporter par une illusion qui la perdra, en même temps que presque tous les personnages. Ce mirage a un nom et un visage : Jonathan Alkaitis, alter ego romanesque de Bernard Madoff, organisateur d’une gigantesque escroquerie construite sur le principe de la pyramide de Ponzi.
Comment une arnaque aussi massive, que d’aucuns avaient pourtant publiquement percée à jour, a-t-elle pu prendre autant d’ampleur et durer si longtemps ? Emily St John Mandel met en évidence les mécanismes humains qui ont conduit les protagonistes à se laisser enfermer, plus ou moins consciemment, dans une vulnérable mais séduisante bulle d’irréalité, à l’image de cet hôtel de verre, cocon douillet et exclusif à l’écart du monde, dont on en vient à oublier qu’il pourrait voler en éclats comme du cristal. Choisissant de ne voir que ce qu’il veut bien, selon l’opportuniste principe qu'il est possible de savoir quelque chose et en même temps de ne pas le savoir, chacun s’aveugle en jouant du flou entre réel et virtuel, entre mensonge et apparences, pour apprendre à s’arranger avec ses craintes et ses scrupules, dans un complexe jeu de dupes où l’illusion finit par prendre corps.
Cette exploration psychologique construit peu à peu une galerie de portraits nuancés, souvent ambivalents, d’une grande humanité. Il s’en dégage une mélancolie de plus en plus prégnante, au fur et à mesure que s’estompe l’effet hypnotique du mirage qui maintenaient les personnages dans leurs illusions et leurs faux-semblants. Bientôt ne subsistent plus que la réalité crue du malheur et de la déchéance pour les uns, l’insupportable hantise de la culpabilité pour les autres, dans une évocation où affleurent émotion et poésie.
Savamment enchevêtrés, les éléments narratifs de cette histoire s’assemblent en un tableau désenchanté d’une société tellement obsédée par l’argent, qu’elle en arrive collectivement à se convaincre de la réalité de fantasmes insensés. Une lecture troublante sur la plasticité de nos représentations mentales, lorsque l’intérêt parvient à ce point à distordre notre perception du réel. (4/5)
Citations :
Vous savez ce que j’ai appris au sujet de l’argent ? Quand j’ai essayé de comprendre pourquoi ma vie à Singapour me semblait plus ou moins identique à celle que j’avais à Londres, c’est là que j’ai réalisé que l’argent est un pays en soi.
Ce n’était pas ça qui la retenait dans cette nouvelle vie étrange, dans le royaume de l’argent ; ce n’étaient pas les vêtements, les objets, les sacs à main ni les chaussures. Ce n’étaient pas la luxueuse maison, les voyages ; ce n’était pas la compagnie de Jonathan, même si elle avait pour lui une sincère affection ; ce n’était même pas l’inertie. Ce qui la retenait dans le royaume, c’était le fait – précédemment inconcevable – de ne pas avoir à penser à l’argent, car c’est bien cela que l’argent vous procure : la liberté de cesser d’y penser. Si vous n’en avez jamais été privé, vous ne pouvez pas comprendre la profondeur de cette donnée, à quel point cela change radicalement votre vie.
Dans le monde extérieur, il restait éveillé la nuit, inquiet à l’idée d’être envoyé en prison ; maintenant, il dort très bien entre deux séances de comptage. Il y a une exquise insouciance à se réveiller chaque matin en sachant que le pire est déjà arrivé.
- Pourquoi voulais-tu prendre la mer ? (…) Je ne veux pas être indiscret, si tu préfères ne pas en parler. (…)
- Non, ça va. En fait, ce n’était pas vraiment… Je n’ai pas quitté la terre ferme à cause de ce que cet homme a fait, spécifiquement. Je l’ai quittée parce que je n’arrêtais pas de tomber sur les gens qu’il ne fallait pas.
– C’est ça le problème avec la terre, dit Geoffrey. Il y a trop de gens dessus.
Ce n’était pas ça qui la retenait dans cette nouvelle vie étrange, dans le royaume de l’argent ; ce n’étaient pas les vêtements, les objets, les sacs à main ni les chaussures. Ce n’étaient pas la luxueuse maison, les voyages ; ce n’était pas la compagnie de Jonathan, même si elle avait pour lui une sincère affection ; ce n’était même pas l’inertie. Ce qui la retenait dans le royaume, c’était le fait – précédemment inconcevable – de ne pas avoir à penser à l’argent, car c’est bien cela que l’argent vous procure : la liberté de cesser d’y penser. Si vous n’en avez jamais été privé, vous ne pouvez pas comprendre la profondeur de cette donnée, à quel point cela change radicalement votre vie.
Dans le monde extérieur, il restait éveillé la nuit, inquiet à l’idée d’être envoyé en prison ; maintenant, il dort très bien entre deux séances de comptage. Il y a une exquise insouciance à se réveiller chaque matin en sachant que le pire est déjà arrivé.
- Pourquoi voulais-tu prendre la mer ? (…) Je ne veux pas être indiscret, si tu préfères ne pas en parler. (…)
- Non, ça va. En fait, ce n’était pas vraiment… Je n’ai pas quitté la terre ferme à cause de ce que cet homme a fait, spécifiquement. Je l’ai quittée parce que je n’arrêtais pas de tomber sur les gens qu’il ne fallait pas.
– C’est ça le problème avec la terre, dit Geoffrey. Il y a trop de gens dessus.
Tout en marchant vers le métro, il réfléchit même à la façon dont il présenterait la chose : « Je me suis rendu compte qu’il y avait de l’escroquerie dans l’air », s’imaginait-il déclarer à un futur employeur admiratif, « et ce jour-là je suis parti. Jamais je n’aurais imaginé plaquer un emploi comme celui-là, mais parfois il faut savoir fixer des limites. » Même si la limite, pour Oskar, avait été franchie onze ans auparavant, la première fois qu’on lui avait demandé d’antidater une transaction. « Il est possible de savoir quelque chose et en même temps de ne pas le savoir », affirma-t-il par la suite, lors d’un contre-interrogatoire. Le ministère public le déchiqueta sur ce point précis mais Oskar, en l’occurrence, parlait pour plusieurs d’entre nous qui avaient beaucoup réfléchi à cette dualité : savoir et ne pas savoir, être honorable et ne pas être honorable, savoir que vous n’êtes pas quelqu’un de bien mais essayer quand même d’être quelqu’un de bien dans les limites de la corruption. Nous étions tous prêts à mourir pour la vérité dans nos vies secrètes, ou sinon exactement à mourir, du moins à passer deux ou trois coups de téléphone confidentiels et tâcher de feindre la surprise quand les autorités arriveraient ; mais dans la vie réelle, nous touchions un salaire exorbitant pour rester bouche cousue, et vous n’avez pas besoin d’être un individu totalement horrible pour fermer les yeux sur certaines choses – ou même participer activement à certaines autres choses – quand il ne s’agit pas uniquement de vous, parce que, parmi nous, qui est absolument seul au monde ? Il y a toujours d’autres personnes dans le tableau. Nos salaires et nos primes payaient un toit sur nos têtes, des papillotes en forme de poisson rouge, les études des enfants, les frais des maisons de retraite, les remboursements sur l’appartement de la mère d’Oskar à Varsovie, etc.
Il est possible de savoir qu’on est un criminel, un menteur, un homme sans grande moralité, et en même temps de ne pas le savoir, en ce sens qu’on a le sentiment de ne pas mériter sa punition, d’avoir droit, malgré les faits bruts, à de la clémence, à une sorte de traitement spécial. On peut savoir qu’on est coupable d’un crime très grave, qu’on a volé d’énormes sommes d’argent à de multiples clients et que cela a entraîné la misère pour certains d’entre eux et le suicide pour d’autres, on peut savoir tout cela et néanmoins considérer qu’on est victime d’une injustice quand le jugement tombe.
Il est possible de savoir qu’on est un criminel, un menteur, un homme sans grande moralité, et en même temps de ne pas le savoir, en ce sens qu’on a le sentiment de ne pas mériter sa punition, d’avoir droit, malgré les faits bruts, à de la clémence, à une sorte de traitement spécial. On peut savoir qu’on est coupable d’un crime très grave, qu’on a volé d’énormes sommes d’argent à de multiples clients et que cela a entraîné la misère pour certains d’entre eux et le suicide pour d’autres, on peut savoir tout cela et néanmoins considérer qu’on est victime d’une injustice quand le jugement tombe.
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