vendredi 22 octobre 2021

[Kiefer, Christian] Fantômes

 


 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Fantômes (Phantoms)

Auteur : Christian KIEFER

Traductrice : Marina BORASO

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2019,
                   en français (Albin Michel)
                   en 2021

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Été 1945 : lorsque le soldat américain d’origine japonaise Ray Takahashi rentre du front, personne n’est là pour l’accueillir en héros sur les terres de son enfance, dans le nord de la Californie. Ses parents, après avoir été expulsés et enfermés au camp de Tule Lake, vivent désormais à Oakland. Mais Ray veut comprendre pourquoi leurs anciens voisins et amis ont coupé les ponts avec eux, et surtout revoir leur fille Helen, sa petite amie. C’est à ce moment-là qu’il disparaît sans laisser de traces.
Printemps 1969 : de retour du Vietnam, et hanté par les fantômes de la guerre, John Frazier cherche son salut à travers l’écriture d’un roman. En s’emparant accidentellement du destin de Ray, le jeune écrivain ignore tout des douloureux secrets qu’il s’apprête à exhumer.
En revenant sur l’histoire méconnue de dizaines de milliers de Nippo-Américains internés dans des camps après l’attaque de Pearl Harbor en 1941, Christian Kiefer tisse un drame familial poignant et lumineux, qui interroge notre rapport intime à la mémoire et au passé.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Poète et écrivain américain, Christian Kiefer dirige le département de Creative Writing à Ashland University, dans l’Ohio, et vit en Californie. Salué comme l'une des nouvelles voix les plus prometteuses de la littérature américaine contemporaine, il signe ici son troisième roman. Son précédent livre, Les Animaux (Albin Michel, 2017), salué par la presse, a été finaliste en France du Grand Prix de Littérature américaine et du Grand Prix de Littérature policière.

 

 

Avis :

A sa démobilisation en 1945, l’Américain d’origine japonaise Ray Takahashi est accueilli avec défiance dans sa région natale, en Californie du Nord. Sa famille, expulsée et enfermée au camp de Tule Lake après l’attaque de Pearl Harbor en 1941, a dû s’exiler à Oakland après sa libération. Stupéfait du changement d’attitude de leurs anciens voisins et amis, désespéré de revoir leur fille Helen, sa petite amie, Ray s’attarde sur les lieux, puis disparaît sans laisser de traces. Vingt-quatre ans plus tard, John Frazier rentre traumatisé de la guerre du Vietnam et se lance dans l’écriture. Tombé par hasard sur l’histoire de Ray, il lui faut plusieurs décennies pour reconstituer les faits et découvrir ce qu’il est advenu de cet homme.

Près de 120 000 Japonais et Américains d’origine japonaise furent déportés en 1942 dans des camps de concentration aux Etats-Unis. Les deux tiers étaient des Nisei, des Japonais de seconde génération et donc de nationalité américaine, dont une partie s’engagea sous la bannière étoilée. Après plusieurs années de détention dans de pénibles conditions, leur libération s’accompagna de grandes difficultés de réinsertion. Beaucoup avaient tout perdu, mais ils restèrent aussi longtemps en butte à l’agressivité et à la discrimination. Il leur fallut attendre les années quatre-vingt pour que l’État américain commence à reconnaître ce préjudice et ses causes raciales, dans une nation depuis longtemps en proie au fantasme du péril jaune, et rendue paranoïaque par la guerre.

Fort d’une impressionnante documentation, l’auteur s’est inspiré de ce drame historique pour nous livrer une histoire romanesque, si habilement construite qu'elle prend toutes les apparences d’un récit autobiographique. En totale empathie avec des personnages plus vrais que nature, le lecteur est d’autant plus happé par la narration qu’il se retrouve bluffé par son absolue authenticité apparente, dans un exercice de parfaite illusion littéraire. Bâti autour d’une thématique historique déjà dramatique en soi, le récit crée une spirale infernale de plus en plus poignante, tandis que le narrateur découvre pas à pas, la plupart du temps quand ils semblent perdus à jamais, les secrets portés leur vie durant par les autres protagonistes. Tous les personnages sont restitués avec une grande finesse psychologique, leur logique et leurs motivations ne s’éclairant que progressivement, à mesure que le temps passé, la disparition des uns et des autres, et le poids des doutes et de la culpabilité, favorisent enfin la prise de recul et la libération de la parole.

Enchanté par la perfection architecturale du récit, par la profondeur des personnages et par la vérité de la restitution historique, c’est avec émotion que l’on se plonge dans cette narration addictive aux effets dramatiques en cascade. Rares sont les créations romanesques suscitant une telle impression de réalité. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Je ne crois pas exagérer en disant que l’Amérique était devenue pour moi – comme, peut-être, pour tous les soldats de retour d’Asie du Sud-Est – un lieu complètement étranger, où les passants aperçus semblaient interpréter un rôle qu’on leur aurait attribué, déambulant sur les avenues propres et blanches d’une Amérique propre et blanche. J’étais incapable de me faire à l’idée que ce monde-là et celui dont je revenais pouvaient exister simultanément et sans contradiction apparente.

J’ignore quel est le nombre des décès au Vietnam dont je suis responsable, ce qui est une manière adroite de dire que je ne sais pas combien de gens j’ai tués. (…)
Que dire de tous ces gens que j’avais assassinés ? Ils avaient eu un nom, tous ces gens, et ils avaient reçu de l’amour, ils avaient eu un père et une mère, des grands-parents, certains parmi eux étaient même des enfants. Et moi je n’avais eu qu’à lancer des appels radio pour que les Phantoms arrivent avec leur napalm et leur phosphore blanc, leurs roquettes Zuni et Sidewinder, et que tous ces individus se transforment en colonnes de cendres emportées par les pluies de la mousson. Ces gens à qui l’on avait donné un nom et de l’amour.

Ray a continué à porter l’uniforme, comme si, en le gardant toujours sur lui, il lui était possible de l’incorporer à sa chair et de devenir enfin un véritable Américain. N’était-ce pas dans ce but qu’il avait boutonné la chemise militaire sur son torse nu, enfilé le pantalon et lacé les bottes ? Dans ce but qu’il avait tiré sur les nazis en France, regardé ses camarades se faire réduire en charpie jour après jour et nuit après nuit, dans tout le sud de l’Europe ? Est-ce que cela ne faisait pas enfin de lui, au bout du compte, un Américain ?


 

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