mardi 12 octobre 2021

[Halter, Marek] L'inconnue de Birobidjan

 

 

 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'inconnue de Birobidjan

Auteur : Marek HALTER

Parution : 2012 (Robert Laffont)

Pages : 440

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Juin 1950, Washington. Accusée d'assassinat et d'espionnage, Maria Apron risque la chaise électrique. Pour se défendre, elle n'a que sa beauté et ses souvenirs. Telle Schéhérazade, elle va raconter son histoire pour sauver sa tête.
Maria Apron, de son vrai nom Marina Andreïeva Gousseïev, commence par une révélation fracassante : en octobre 1932, étoile montante du théâtre moscovite, elle se laisse séduire par Staline. Mais, ce soir-là, l'épouse du tyran se suicide, et Staline veut effacer tous les témoins. La vie pleine de promesses de Maria se mue en une fuite éperdue.
Réfugiée au Birobidjan, le petit pays juif créé par Staline en Sibérie, Marina découvre l'incroyable vitalité du répertoire yiddish. Elle renoue avec le travail d'actrice, oublie la folie stalinienne et devient juive parmi les Juifs, alors que les nazis les massacrent partout en Occident. Puis elle tombe amoureuse. Il s'appelle Michael, il est médecin et américain. Marina croit enfin au bonheur. Mais qui peut échapper au maître du Kremlin ? Michael, accusé d'espionnage, est condamné au Goulag. Pour le tirer du camp où il doit mourir, Marina brave l'enfer sibérien.
En Sibérie comme dans l'Amérique de McCarthy, Marina défie l'Histoire, avec pour seules armes l'amour d'un homme, la puissance du théâtre et la beauté d'une langue.

  

Un mot sur l'auteur : 

L’œuvre – immense – de Marek Halter a été traduite en plus de vingt langues et s’est vendue à des millions d’exemplaires à travers le monde. Depuis plus de dix ans, il explore dans des romans-événements la place des grandes figures féminines dans les religions monothéistes. Les Éditions Robert Laffont ont publié Les Femmes de la Bible (Sarah, 2003, Tsippora, 2003, Lilah, 2004), Marie (2006), La Reine de Saba (2008) et Les Femmes de l’Islam (Khadija, 2014, Fatima, 2015, Aïcha, 2015). Où allons nous mes amis ? (2017), appelle à l'apaisement et à la réconciliation dans une France toujours plus exposée aux tensions religieuses.

 

 

Avis :

En 1950, alors que l’hystérie anti-communiste menée par McCarthy bat son plein et que le HUAC (House Un-American Activities Committee) s’en prend au milieu du cinéma depuis quelques années déjà, l’actrice Maria Apron est accusée d’être entrée aux Etats-Unis sous une fausse identité après avoir tué un agent secret américain infiltré en Union Soviétique. De son vrai nom Marina Gousseiev, la jeune femme tente de s’expliquer. Oui, elle est bien russe. Non, elle n’a jamais été communiste. Au contraire, poursuivie par les autorités soviétiques, elle a dû fuir Moscou et, se faisant passer pour juive, s’est réfugiée au Birobidjan, cet état juif autonome créé par Staline dans l’extrême Est du pays, à la frontière mandchoue. C’est là qu’elle a connu et aimé un médecin américain du nom d’Apron, bientôt envoyé au goulag pour espionnage, et qu’elle s’est retrouvée à nouveau contrainte de fuir, cette fois aux Etats-Unis…

Certes rocambolesque, cette histoire ne s’en lit pas moins avec grand plaisir tant elle est bien menée et bien écrite, et tant elle présente d’intérêt historique. Car, au-delà des très rebondissantes aventures de sa très romanesque héroïne, plus encore que son évocation de la terreur stalinienne, des conditions du goulag et de la chasse aux sorcières après-guerre aux Etats-Unis, c’est la découverte du sort méconnu des Juifs en Union Soviétique pendant la seconde guerre mondiale qui rend ce roman passionnant. On y apprend ainsi l’instauration du Birobidjan en 1934, premier territoire juif officiel, son rôle de terre d’accueil pendant la Shoah et sa vitalité culturelle en yiddish. Une vitalité qui connaîtra le coup de grâce avec la création de l’État d’Israël.

Utile rappel historique donc, mais aussi hommage aux auteurs juifs en Russie, en tête desquels on retiendra Pasternak, prix Nobel de littérature dont tout le monde connaît Le Docteur Jivago, le texte de Marek Halter se teinte aussi d’ironie, lorsqu’en pleine époque nazie en Europe, son héroïne russe cherche le salut... en se faisant passer pour juive ! Cette couverture la transformera d’ailleurs profondément, puisque la jeune femme n’aura de cesse de gagner sa légitimité au sein d’une communauté qui l’aura accueillie sans réserve. Appliquée à partager le mode de vie, la langue, la culture et le sort de son entourage juif, elle finit par devenir laïquement juive, conformément à cette conviction qu’à l’auteur qu’ « on ne naît pas juif, on le devient», et qu’ « un individu qui se dit juif est juif ».

Ses points d’intérêt tant historiques que culturels, en plus du libéralisme religieux qu’il laisse entrevoir, font de ce roman, par ailleurs agréablement écrit et mené, une lecture tout à fait recommandable, à laquelle on pardonnera aisément ses premiers abords "rocambolesquement" romanesques. (4/5)
 

 

Citations :

Avec son couteau, Staline nous a montré une étendue de steppe aussi vaste que l’Ukraine au long du fleuve Amour. Sur la frontière mandchoue. Quelques baraques de bois pour faire un village. Voilà ce que c’était, le Birobidjan. Un nulle part comme il y en a partout en Sibérie, à huit cents kilomètres de Vladivostok. (…)
— Ensuite, Kalinine et Staline ont expliqué que c’était une idée formidable. Depuis la Révolution, les bolcheviks avaient déjà fait beaucoup pour les Juifs. Ils ne vivaient plus dans les « zones réservées ». Ils pouvaient choisir leur travail. Des camarades citoyens comme les autres. Un peuple comme les autres de la grande union des peuples soviétiques. Sauf qu’ils n’avaient toujours pas de terre ni de pays. Les Juifs rêvaient encore et encore de leur Israël… « Eh bien, nous, les bolcheviks, a dit Staline, nous réalisons leur rêve. Le rêve de tous les Juifs du monde : on leur donne un pays. Le Birobidjan. Israël en Sibérie ! » Polina Molotova était bouche bée. Elle est juive. Comme bien d’autres au Politburo, à l’époque. Kaganovitch, Boukharine… Et quand ce n’étaient pas les hommes qui étaient juifs, c’étaient leurs épouses. Kalinine riait et expliquait : « Ils seront libres. Le Birobidjan sera un oblast indépendant, comme tous les oblasts de l’Union soviétique. Ils cultiveront la terre, et ce sera toujours mieux que les koulaks. Au moins, là, pas de famine à craindre… » Staline a ajouté : « Ils parleront le yiddish. Pas l’hébreu. L’hébreu, c’est bon pour les synagogues. Le yiddish, c’est leur vraie langue depuis mille ans. Ils mangent, ils dansent, ils chantent en yiddish. Parfait. Une langue, un peuple, un pays. Voilà la recette du bonheur des bolcheviks ! »
 

Même si elle dit la vérité, si elle n’est pas une espionne de Staline, McCarthy et sa bande feront tout pour l’enfoncer. Il faut qu’elle soit coupable, autrement elle ne les intéresse pas. Ils s’en débarrasseront sous un prétexte ou un autre. Il leur faut une espionne. Une bonne vieille sorcière d’aujourd’hui. De quoi faire peur au bon peuple et leur assurer quelques milliers de votes de plus.
 

Elle avait déclaré qu’elle enseignait à l’Actors Studio. Elle y avait des élèves, des collègues. Peut-être même des amies. Mais c’était avant que le FBI vienne la cueillir. Aujourd’hui, chacun savait que la bande de McCarthy avait posé sa grosse patte sur elle. Plus question d’avoir des amis. Pas même des connaissances. Ceux qui l’avaient embrassée chaque jour pendant des mois en la retrouvant au travail ne la reconnaîtraient même pas en photo. McCarthy et l’HUAC avaient au moins fait comprendre ça au pays : le communisme et l’espionnage étaient plus contagieux qu’une maladie vénérienne.
 
 
Que Kapler fût juif, elle ne l’ignorait pas, évidemment. Elle l’avait toujours su. Quelle importance ? Quand ils s’étaient rencontrés sur le tournage de Kozintsev, elle avait oublié ces pétitions depuis longtemps. On signait parce qu’il fallait signer. Comme on détestait les Juifs par habitude. Mais les Juifs, ce n’était personne en particulier. C’était seulement la fureur de voir des hommes et des femmes réussir là où l’on réussissait moins. De les voir puissants quand on ne l’était pas. Pauvres quand on ne supportait plus de l’être. 
 

— Je suppose que vous n’êtes pas familiarisés avec la géographie de ce coin du globe. On est à moins de cinq cents kilomètres à vol d’oiseau des côtes du Pacifique, huit cents de l’île japonaise d’Hokkaidō. Donc très loin de Moscou. Huit ou neuf mille kilomètres. Et ce n’est pas un paradis. Il faut vraiment avoir envie d’aller là. Faut imaginer la taïga sibérienne, les mélèzes à perte de vue, les marais, les moustiques, une terre où rien ne pousse, le froid terrible l’hiver et la canicule l’été. Voilà pour la géographie. Mais, dans cette histoire de Birobidjan, la géographie, c’est essentiel.  
— Que voulez-vous dire ? demanda Wood.  
— Le Birobidjan n’est pas seulement un État de l’Union soviétique, monsieur, c’est un État juif. Le premier État juif depuis la Bible, avant même la création d’Israël, il y a quelques années. Une des plus jolies astuces de Staline, il faut le reconnaître. (…)
— Les Français appellent ça un coup de billard à trois bandes, monsieur. Comme vous le savez, depuis avant la Révolution de 1917, on ne compte plus les Juifs chez les communistes. On pourrait même dire que le communisme est une affaire de Juifs, jusque tout en haut, au Kremlin. À la fin des années 20, il y avait plus de Juifs que de non-Juifs au Politburo et chez les épouses des haut placés. Certains ont commencé à s’en inquiéter. Quelqu’un autour de Staline a alors eu une brillante idée. Je crois bien que c’est le vieux président, Kalinine. Depuis des siècles, les Juifs n’avaient plus de pays. On trouvait des Juifs partout, de l’Allemagne à l’Union soviétique, dans toute l’Europe, mais ils n’avaient pas leur propre nation. Pourquoi ne pas leur en donner une ? Une bonne astuce. De quoi prouver au reste du monde que les bolcheviks étaient des gars généreux tout en réglant le problème des Juifs. Je veux dire, sans passer par les violences habituelles, les pogroms et ces trucs-là… Bien sûr, de leur côté, les Juifs ne demandaient pas mieux. Depuis le temps qu’ils souhaitaient avoir un pays à eux ! Ne restait plus qu’un problème à régler : où placer ce nouveau pays sur la carte de l’URSS ? C’est là que l’Oncle Joe a été très malin. (…)
— Les Juifs proposèrent de s’établir en Crimée ou en Ukraine. Beaucoup d’entre eux vivaient dans ces régions depuis dix ou douze générations. Mais la Crimée et l’Ukraine, c’étaient des régions riches. Beau climat, jolie terre, du soleil… Trop de belles choses pour que Staline les abandonne aux Juifs. Sans compter que les bolcheviks détestaient l’Ukraine. Un pays de paysans que Lénine avait voulu mettre à genoux. Il fallait trouver un autre endroit. Ça a pris deux ou trois années de réflexion, et les Japs ont fourni la solution à Staline. En 1931, ils ont envahi la Mandchourie. Ils se sont installés à Harbin comme chez eux. Autant dire qu’ils campaient sur le fleuve Amour. Ils pourraient franchir la frontière de l’URSS quand bon leur semblerait. On peut penser ce qu’on veut de Staline, mais ce n’est pas le genre à se laisser endormir. Il a vite compris ce qu’il risquait. Il a regardé la carte et a vu le grand vide devant les Japonais de Mandchourie : le Birobidjan. Il n’en a pas fallu plus pour le décider. En 32, le Birobidjan est devenu une « région autonome juive ». Le tour était joué. Peut-être que les Juifs n’étaient pas plus contents que ça d’aller s’enterrer au fond de la Sibérie. Mais, après tout, ce n’était pas un camp de concentration, et l’Oncle Joe leur offrait un pays. Ils n’allaient pas faire la fine bouche ! Et, ma foi, tout un petit monde a poussé dans ce trou perdu : des écoles, des usines, des kolkhozes, des casernes. On ne connaît pas les véritables chiffres, mais nos sources estiment à vingt ou trente mille les Juifs qui ont émigré là avec leurs synagogues et leur yiddish. Il faut dire qu’il n’y a pas eu que des Juifs. Aussi les autres, les vrais Russes, que la distance avec Moscou devait rassurer, je suppose. Et, en fin de compte, comme vous le savez, les Japs ont préféré nous attaquer à Pearl Harbor plutôt que s’en prendre à l’Oncle Joe. Peut-être bien que cette histoire de Birobidjan a pesé son poids dans le choix des Japonais…


Le train avançait à peine plus vite qu’un traîneau. La steppe blanche, infinie, mollement ondulée, glissait sous leurs yeux. On n’y devinait aucune route. Pas même la trace d’un animal. Lorsque la voie longeait un escarpement, un talus, la fumée grasse de la locomotive poudrait la neige d’un énorme coup de pinceau noir. Une balafre de suie qui s’enfonçait dans le blanc comme l’encre d’un tatouage dans la peau.


Mais Staline est plus malin qu’Hitler. Il a compris que les morts ne servent à rien. C’est inutile, un mort. Même un mort juif. Les cadavres ne charrient pas le charbon dans les mines et ne cousent pas d’uniformes. Et pourquoi n’exterminer que les Juifs quand tous les vivants peuvent être coupables de vivre ? Staline ne réduit pas les êtres en cendre et ne les transforment pas en savon. Il use. Il use les corps, l’intelligence, la volonté, l’amour… 


Marina est aussi belle qu’une femme peut désirer l’être. Il y a de quoi être jalouse. Pourtant, elle porte sa beauté comme elle porterait la cicatrice d’un meurtre. Comme si sa beauté l’avait tuée, et depuis longtemps.


Le 26 ou le 27 avril, la radio a annoncé la mort d’Hitler. Comme à chaque grande victoire, Vladivostok a été en liesse. J’ai proposé à M. A. Gousseïev d’aller danser. Elle a refusé. (...)
« Ce n’est pas un soir où les Juifs peuvent danser. Ce serait comme danser sur les cendres de nos morts. Vous, vous pouvez aller danser sur le cadavre d’Hitler. Pour vous, pour ceux d’ici, c’est la fin de la guerre. Pour nous, les Juifs, c’est seulement le début d’un souvenir qui ne finira jamais de nous dévorer le cœur. »


 

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