samedi 30 octobre 2021

[Brown, Taylor] Le fleuve des rois

 

 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le fleuve des rois
            (The River of Kings)

Auteur : Taylor BROWN

Traducteur : Laurent BOSCQ

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2017    
                   en français (Grasset) en 2021

Pages : 464

 

   

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Un an après le décès de leur père, Lawton et Hunter entreprennent de descendre l’Altamaha River en kayak pour disperser ses cendres dans l’océan. C’est sur ce fleuve de Géorgie, et dans des circonstances troublantes, que cet homme ténébreux et secret a perdu la vie, et son aîné compte bien éclaircir les causes de sa mort.
Il faut dire que l’Altamaha River n’est pas un cours d’eau comme les autres : nombreuses sont ses légendes. On raconte notamment que c’est sur ses berges qu’aurait été établi l’un des premiers forts européens du continent au XVIe siècle, et qu’une créature mystérieuse vivrait tapie au fond de son lit. 
Remontant le cours du temps et du fleuve, l’auteur retrace le périple des deux frères et le destin de Jacques Le Moyne de Morgues, dessinateur et cartographe du roi de France Charles IX, qui prit part à l’expédition de 1564 au cœur de cette région mythique du Nouveau Monde. De cette passionnante épopée se dégagent une grâce et une intensité qui imposent Taylor Brown comme un digne héritier de Cormac McCarthy et de Ron Rash.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né en 1982 en Géorgie, dans le sud des États-Unis, Taylor Brown a vécu à Buenos Aires et à San Francisco avant de s’installer en Caroline du Nord. Baroudeur, touche-à-tout, passionné de moto autant que de voitures de collection et jamais en panne d’inspiration, il s’est imposé en quelques années comme l’un des écrivains les plus prometteurs de sa génération. Le Fleuve des Rois est son troisième roman à paraître en France après La Poudre et la Cendre (Autrement, 2017) et Les Dieux de Howl Mountain (Albin Michel, 2019).

 

 

Avis :

En Géorgie, le fleuve Altamaha et ses multiples bras forment un vaste labyrinthe marécageux avant de se jeter dans l’Atlantique en un immense delta. Il alimente une zone de nature préservée, riche d’une formidable biodiversité incluant des espèces rares, ainsi que d’impressionnantes créatures comme de gigantesques poissons-chats, des brochets-crocodiles, des alligators, des serpents venimeux, et même, selon la légende, un monstre semblable à celui du Loch Ness, l’Altamaha-ha. Le marais n’abrite que peu d’humains : autrefois de pauvres familles ruinées par la Grande Dépression, de tout temps des marginaux et des hors-la-loi fuyant le monde, tout un petit peuple survivant de la chasse et de la pêche et logeant misérablement dans des habitations flottantes.

Le pêcheur de crevettes Hiram Loggins était l’un de ces habitants. « Etait », parce qu’il est mort voilà un an, dans d’obscures circonstances qui font s’interroger ses deux fils, Lawton et Hunter. Les deux frères se sont lancés dans la descente du fleuve en kayak, un voyage de quatre jours avant l’océan où ils comptent disperser les cendres paternelles. Le trajet est pour eux un pèlerinage sur les lieux de leur enfance et sur ceux où leur père acheva sa vie en vieux solitaire, mais aussi, espèrent-ils, l’occasion d’en savoir un peu plus sur l’accident qui lui fut fatal. Car l’homme connaissait le fleuve et ses dangers comme sa poche. Brutal et attaché comme il l’était à son marais, il aurait aussi bien pu gêner quelque braconnier, pêcheur à l’explosif, ou encore récupérateur des « mérous carrés » largués par avion par les narcotrafiquants colombiens...

Dès lors, la narration ne cesse d’alterner entre trois récits, vibrants de la même tension addictive : les investigations contemporaines, teintées d’aventure et de nature-writing, des deux frères ; la vie du père, toute entière dédiée au fleuve et réservant bien des surprises ; enfin, dans une mise en perspective éclairant l’histoire du marais et l’origine de ses légendes, la dramatique installation au 16e siècle des premiers colons français sur ces terres inhospitalières et leur confrontation violente aux amérindiens Timucuas. Trois époques, trois tableaux, mais un théâtre unique : une « cathédrale marécageuse » dédiée au culte d’une nature sauvage, splendide et impitoyable, qui, jusqu’ici, mais pour combien de temps encore, s’est toujours montrée plus puissante que la convoitise humaine.

Réaliste dans ses moindres détails et proposant même quelques-uns des dessins du cartographe et membre de l’expédition de 1564, Jacques Le Moyne de Morgues, le roman se construit autour de personnages croqués au plus près de leur psychologie et de leurs ambivalences. Epique, violent, sans concession, il emmêle, dans un fil narratif qui n’a rien à envier à la puissance du grand fleuve, l’Histoire, l’aventure, le mystère et le nature-writing. Bousculé dans les rapides du récit ou suspendu à la majesté de ses évocations, jamais le lecteur ne sent fléchir sa fascination pour cette contrée envoûtante, dont la magnificence n’a d’égale que son inhospitalité. Une dualité qui imprègne tout le livre, puisque capable d’autant de mal que de bien, la nature humaine y apparaît elle aussi d’une complexité pleine de contradictions. (4/5)

 

Citations :

On dit qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, et Hunter sait que cet adage signifie qu’on ne peut jamais toucher deux fois la même eau vive. Qu’à peine effleurée elle est déjà ailleurs, dans la mer, ou dans les nuages, ou dans le sang des bêtes et des hommes. Mais cela va plus loin que ça. Dans sa forme même, le fleuve change sans arrêt, et les cycles de gels, d’inondations, d’érosion et de sédimentation redessinent indéfiniment son cours.

Le Moyne reste à l’écart pendant que La Caille parle avec le chef indien. Celui-ci ne cesse de gesticuler, son doigt brandi en signe de menace, la paume tendue devant eux, et l’artiste n’a pas besoin d’interprète pour comprendre ce qu’il est en train de dire.
Ils n’ont pas respecté les termes de leur alliance.
ls ne lui ont pas apporté leur aide durant la bataille.
Ils l’ont trahi.
Tout autour, les yeux de ses guerriers sont durs comme des éclats de pierre.
Les Français prennent congé et quittent le village, s’évertuant à avancer de front dans le corridor aveugle. Le Moyne ne peut chasser de son esprit l’image des yeux du chef indien, gonflés de fureur et marbrés de vaisseaux rougeâtres semblant près de jaillir de leurs orbites.
« Je crois que nous sommes en fâcheuse posture, lâche La Caille en secouant la tête.
– Il n’était pas content.
 Tu t’attendais à quoi ? Notre commandant lui avait promis des hommes et des armes pour combattre ses ennemis. J’ai pas mal bourlingué à la surface du monde, mon ami. Et manquer à sa parole est la seule chose universellement condamnée. »

Tout de suite il fait plus frais, et plus sombre, dans ce cours d’eau protégé par une voûte de cyprès et de tupélos. Éclats de lumière et morceaux de bois rident sa surface, et le monde semble ici plus ancien et plus vaste, comme retranché de sa partie moderne, livrée au soleil. Des racines, parfois parsemées de crapauds, en émergent comme des genoux cagneux et paraissent grandir à mesure que les deux frères remontent le courant. Bientôt, elles prennent la forme de massues noueuses et renflées qu’on dirait faites pour fracasser des crânes. Le ruisseau s’élargit et ils continuent à pagayer entre des cyprès poussés dans l’eau, aux souches fripées comme des doigts de pied. Hunter comprend que ces arbres appartiennent à une forêt primaire dissimulée plus loin dans les marais ; certains doivent avoir plus de mille ans. 
 
Les deux frères contournent un bouquet de palmiers nains hérissés d’épines, et débouchent devant un cyprès colossal qui se dresse vers le ciel telle une colonne de pierre, sa souche aussi large qu’une maison reposant sur une assise de racines boursoufflée et fuselée comme dix troncs réunis en une unique ogive originelle. Des stalagmites boisées, aussi grandes que des hommes, pointent du sol de part et d’autre telles des sentinelles, et il n’est pas impossible que des nuées noires de chauves-souris endormies la tête en bas hantent les creux du tronc de l’arbre.

Le spécimen qui focalisait l’attention de tout le monde avait un énorme corps bien gras et une bouche de dessin animé. C’était un monstrueux poisson-chat à tête plate, capable de gober un homme jusqu’à la taille comme s’il avait une queue de sirène. Les pêcheurs durent se mettre à deux pour le hisser sur la balance. L’homme à l’origine de cette prise miraculeuse portait le bouc, une casquette de base-ball à motif camouflage, un jean coupé sous le genou et des tennis blanches souillées. Apparemment, il conduisait les camions de grumes pour le compte de l’usine. Sur sa casquette, on pouvait lire : RAYONIER, du nom de l’une des entreprises les plus importantes u secteur. Il avait pêché ce poisson-chat dans un trou d’eau de cinq mètres, avec un corps de ligne d’un centimètre de diamètre et un plomb de quatre-vingt-cinq grammes. Le doyen de l’association chargé de la pesée avait les yeux rivés au cadran circulaire de la balance et à la flèche rouge qui affichait en tremblant le poids du poisson mort. Suspendu au crochet, celui-ci ressemblait à un têtard mutant, boursouflé par quelque terrifiant produit chimique que l’usine avait rejeté en amont du fleuve.
« Trente-neuf kilos et trois cents grammes, annonça le juge. À deux cents grammes près, le record était battu. »

Notre père était un homme dur. Il n’était pas du genre à aimer les embrassades ou à donner la main, et rejetait toute marque d’affection. Il avait du mal à exprimer son amour. Pourtant, il y avait des choses qui lui tenaient à cœur. Le fleuve, par-dessus tout, était comme un membre de sa famille et comptait beaucoup plus à ses yeux que n’importe quel lien de chair ou de sang. Les jours où il ne travaillait pas, il nous y emmenait mon frère et moi, et nous installait à la proue, bien peignés et très sérieux comme si on allait à l’église. Et peut-être était-ce là qu’on allait. Dans son église. Une cathédrale marécageuse et irriguée par de multiples ruisseaux, avec un toit feuillu que soutenaient des colonnes de cyprès et de gommiers. Il nous apprenait ses beautés et ses secrets, ses endroits cachés. Et je crois qu’en nous montrant le fleuve – son fleuve – il nous ouvrait son cœur, au moins en partie. C’est comme ça que je savais qu’il nous aimait.


 

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