J'ai beaucoup aimé
Titre : Un vagabond dans la langue
Auteur : Matthieu MEVEL
Editeur : Gallimard
Année de parution : 2021
Pages : 115
Présentation de l'éditeur :
Séverin est le benjamin d’une fratrie de quatre garçons. Il est autiste, mais personne ne prononce ce mot, peu familier dans les années 1980. Ses parents ont fait le choix de ne pas creuser son écart d’avec le monde et toute la famille cherche à appréhender de manière décalée cette expérience étrange de la parole. Ainsi, la langue de Séverin, difficilement compréhensible, devient une langue partagée, un élément de cohésion. C’est à elle que son frère aîné, Matthieu, rend hommage avec ce roman autobiographique.
Un mot sur l'auteur :
Matthieu Mével est écrivain (poésie, théâtre) et metteur en scène. Il a travaillé depuis 1998 dans des théâtres (théâtre de La Main d’or, Paris, théâtre des Amandiers, Nanterre, théâtre Kleist Forum, Frankfort/Oder, Allemagne), des galeries (Galerie Mercer Union, Toronto, Galerie italienne, Paris, Casa Vecina, Mexico) et réalisé des performances dans les villes de Copenhague, Bruxelles, Rome, Toronto, Dieppe, Paris et Mexico. Il a publié une pièce de théâtre, Echantillons de l’homme de moins (Publie.net en numérique, L'Entretemps Editions pour la version imprimée) et des articles pour des revues (Action Poétique, Théâtre / Public, Registres). Son premier recueil de poésie, Mon beau brouillage, a été publié aux éditions Argol en septembre 2010. Il vit à Rome.
Lisez ici ma conversation avec Matthieu Mével, à propos de ce livre.
Avis :
Même si, comme l’exprime si justement l’auteur, le terme autiste « n’est que l’indication d’une idée bien plus générale », et même s’il faudrait, pour rendre justice à chaque cas, autant de mots différents que les Inuit emploient pour nommer la neige, tous les parents d’une personne atteinte de ce trouble reconnaîtront quelque chose de leur enfant dans Séverin. Sans parler de son parcours, des difficultés à envisager l’autisme en France bien au-delà des années quatre-vingt… Mais, pour ce frère qu’est Matthieu Mével, ce ne sont pas tant ces aléas, brièvement mentionnés, qui importent dans ce récit. Ce qui, à ses yeux, définit le plus le benjamin de sa fratrie, ce qui, lui, l’a le plus marqué et durablement influencé à son contact, c’est l’empêchement de la parole, l’enfermement dans un état de conscience qui, privé de mots, ne parvient ni à comprendre ni à exprimer les émotions, provoquant débordements, violences et troubles du comportement.
Si, en partageant et en sous-titrant ses conversations avec son frère, pour nous comme en une langue étrangère, l’auteur met en avant l’importance des mots pour l’expression et la maîtrise des émotions, c’est aussi réciproquement de la nécessité de l’émotion derrière les mots que ce texte nous fait prendre conscience, par la démonstration directe et évidente du jeu du comédien. Ainsi, pas d’émotion consciente sans parole, mais pas de parole qui vaille sans émotion : un constat qui n’en finit pas d’influencer la vie et le métier de l’auteur, dans ses livres comme au théâtre.
Impossible de ne pas se laisser toucher par l’infrangible affection fraternelle qui imprègne les pages de ce récit : un lien si fort qu’indirectement, il modèle au quotidien les ressentis, les raisonnements et l’enseignement de Matthieu Mével, certainement pas engagé par hasard dans différents métiers de la parole. (4/5)
Citations :
Le théâtre est un élargissement de la vie de la parole : quelque chose qui la concentre pour la libérer sous nos yeux. Quand j’enseignais l’expression orale, je me heurtais à l’idée de ce que peut signifier bien parler : ça consistait souvent à parler d’une voix forte, articulée, à marteler son message avec les mains. À la diction parfaite et à l’élocution assurée je préfère la maladresse des accents. Aux belles phrases, le souffle de l’émotion, la nécessité qui traîne dans l’esprit comme un entêtement.
L’étranger est ennuyeux : il est lent, heurté, laborieux. Sa parole est pleine de trous, d’erreurs, de silence. Dans une langue étrangère, on est plus attentif aux sons, aux timbres, aux rythmes des voix. Le sens des mots perd de son importance. Il se baigne dans l’obscurité d’un océan de sons étrangers. Parfois, je ne comprenais rien à ce qu’on me disait. Ce ne fut guère une période malheureuse. On devrait être obligé de quitter son pays, pendant quelques mois, pour faire l’expérience de ce que signifie mal parler, ou vivre comme un étranger.
Ce ne sont pas les mots qui comptent, ce sont les rapports entre les mots. Les écarts, les sauts, les trous, les élans qui dansent sous les mots, dans le désir de parler. Ces élans qui dansent sous les mots, ce sont des sentiments. La parole surgit dans une émotion. Si je transpose cet enseignement au théâtre, je dirais les choses ainsi : jouer ne consiste pas à réciter le texte, mais à retrouver sous la partie émergée de l’iceberg (le texte dit par l’acteur) l’état émotif qui a engendré la parole. La parole jaillit dans une émotion qui lui donne son souffle, son rythme, sa voix. Séverin est plus proche de son état émotif que des mots qu’il emploie. D’ailleurs, il peut être submergé par ses émotions.
Je regrette, dans les romans, ce que Platon reproche aux acteurs, qui peuvent faire passer pour vrai ce qui est faux : cette vie de seconde main. Ce que j’aime dans un livre, c’est le rythme des phrases, la façon dont la parole vit vraiment sur la page. Cette parole vient d’une émotion à laquelle l’écrivain s’est comme abandonné en écrivant. Cette émotion peut être retenue, il ne s’agit pas de crier. Et je cherche la même chose dans la parole de l’acteur. La vérité d’un acteur, c’est sa façon d’être là (à son maximum) sans tricher. Le maximum n’a rien à voir avec un plus. On peut être plus vrai dans une forme de retrait. Dans l’impassibilité du visage de Keaton, ou dans le silence de Beckett, il y a un maximum. L’acteur brille dans ce maximum qui est un excès de soi. Voilà ce que j’imaginais pour la conférence que je devais faire à l’Institut français à la fin du mois de juin. L’excès consiste à aggraver son cas, à trouver son expression la plus singulière, ce pays où l’on est le plus vrai. L’excès est une couronne que l’on pose sur sa propre tête.
Tu ne dois pas réciter le texte, le réciter platement, tu dois jouer avec la vérité des émotions. Ce ne sont pas des émotions toutes faites, ce sont les tiennes au moment où tu dis le texte. (…)
Si une parole n’est pas incarnée dans une émotion, elle a la tristesse de ce qui est mécanique, répété, artificiel. Il ne s’agit pas de faire résonner des mots, mais de retrouver les émotions dans lesquelles ils sont nés sous la main de l’auteur. C’est pour ça qu’on dit jouer, comme un enfant joue. L’enfant a une participation spontanée et immédiate à la vie. Il est constamment connecté au présent. Il ne contrôle pas (ou moins bien) sa participation à la vie. L’adulte a appris à contrôler l’imprévu. Le contrôle est une façon de se gouverner.
Le théâtre nous murmure un secret : les mots qui ne sont que des mots ne sont rien. L’acteur sait que la vie n’est pas dans le texte, mais en lui-même. Les émotions, c’est la vie invisible qui danse entre les mots.
D’où viennent les phrases que l’on veut emmener avec soi ? Pourquoi une voix nous touche-t-elle plus qu’une autre ? Pourquoi apprendre des poèmes par cœur ? Au fond, chaque existence creuse une ou deux questions qui nous brûlent les lèvres.
Je crois qu’on ne cesse de reprendre infiniment la même phrase ratée. Un livre est un souvenir qui se déploie, gonfle et éclate dans le corps du lecteur. Les grands livres dérangent la chambre des mots-souvenirs. Cette déstabilisation secoue les pensées et fait aussi du bien.
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