vendredi 8 octobre 2021

[Mével, Matthieu] Un vagabond dans la langue

 


 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Un vagabond dans la langue

Auteur : Matthieu MEVEL

Editeur : Gallimard

Année de parution : 2021

Pages : 115

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

« Mon dernier frère était comme nous à la différence qu’il parlait mal. Il faut imaginer sa parole comme des fragments abîmés : certains mots sont mal articulés, d’autres sont déformés et parfois incompréhensibles, les derniers sont aussi inutiles que des jouets cassés dans un grenier. »

Séverin est le benjamin d’une fratrie de quatre garçons. Il est autiste, mais personne ne prononce ce mot, peu familier dans les années 1980. Ses parents ont fait le choix de ne pas creuser son écart d’avec le monde et toute la famille cherche à appréhender de manière décalée cette expérience étrange de la parole. Ainsi, la langue de Séverin, difficilement compréhensible, devient une langue partagée, un élément de cohésion. C’est à elle que son frère aîné, Matthieu, rend hommage avec ce roman autobiographique.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Voici comment Matthieu Mével se présente lui-même :

Matthieu Mével est écrivain (poésie, théâtre) et metteur en scène. Il a travaillé depuis 1998 dans des théâtres (théâtre de La Main d’or, Paris, théâtre des Amandiers, Nanterre, théâtre Kleist Forum, Frankfort/Oder, Allemagne), des galeries (Galerie Mercer Union, Toronto, Galerie italienne, Paris, Casa Vecina, Mexico) et réalisé des performances dans les villes de Copenhague, Bruxelles, Rome, Toronto, Dieppe, Paris et Mexico. Il a publié une pièce de théâtre, Echantillons de l’homme de moins (Publie.net en numérique, L'Entretemps Editions pour la version imprimée) et des articles pour des revues (Action Poétique, Théâtre / Public, Registres). Son premier recueil de poésie, Mon beau brouillage, a été publié aux éditions Argol en septembre 2010. Il vit à Rome.

Lisez ici ma conversation avec Matthieu Mével, à propos de ce livre.

 

 

Avis :

Grandi dans les années quatre-vingts quand la France parlait et se préoccupait encore très peu de ce trouble neurodéveloppemental, Séverin, le dernier des trois frères de l’auteur, est autiste. Il a son langage à lui, déformé, mal articulé et pas toujours facile à comprendre, mais totalement intégré par sa famille : une langue spécifique qui a suscité chez Matthieu Mével, acteur, écrivain et metteur en scène de théâtre, une réflexion très personnelle sur la parole, qu’il entremêle à ce récit autobiographique, et qui nourrit son travail d’enseignement du métier de comédien.

Même si, comme l’exprime si justement l’auteur, le terme autiste « n’est que l’indication d’une idée bien plus générale »,  et même s’il faudrait, pour rendre justice à chaque cas, autant de mots différents que les Inuit emploient pour nommer la neige, tous les parents d’une personne atteinte de ce trouble reconnaîtront quelque chose de leur enfant dans Séverin. Sans parler de son parcours, des difficultés à envisager l’autisme en France bien au-delà des années quatre-vingt… Mais, pour ce frère qu’est Matthieu Mével, ce ne sont pas tant ces aléas, brièvement mentionnés, qui importent dans ce récit. Ce qui, à ses yeux, définit le plus le benjamin de sa fratrie, ce qui, lui, l’a le plus marqué et durablement influencé à son contact, c’est l’empêchement de la parole, l’enfermement dans un état de conscience qui, privé de mots, ne parvient ni à comprendre ni à exprimer les émotions, provoquant débordements, violences et troubles du comportement.

Si, en partageant et en sous-titrant ses conversations avec son frère, pour nous comme en une langue étrangère, l’auteur met en avant l’importance des mots pour l’expression et la maîtrise des émotions, c’est aussi réciproquement de la nécessité de l’émotion derrière les mots que ce texte nous fait prendre conscience, par la démonstration directe et évidente du jeu du comédien. Ainsi, pas d’émotion consciente sans parole, mais pas de parole qui vaille sans émotion : un constat qui n’en finit pas d’influencer la vie et le métier de l’auteur, dans ses livres comme au théâtre.

Impossible de ne pas se laisser toucher par l’infrangible affection fraternelle qui imprègne les pages de ce récit : un lien si fort qu’indirectement, il modèle au quotidien les ressentis, les raisonnements et l’enseignement de Matthieu Mével, certainement pas engagé par hasard dans différents métiers de la parole. (4/5)

 

 

Citations :

Il était « autiste » (on nous proposa ce mot bien plus tard). C’était à la mode dans les années 1980 de ne pas nommer la maladie, pour ne pas enfermer l’enfant dans une « étiquette ». Sa différence nageait donc dans une absence de mots. Sa maladie n’avait pas de nom. On utilisa les mots « retard » ou « handicapé », on a ensuite évoqué, sans bien comprendre ce que cela signifiait, ses « caractéristiques autistiques ». Le mot « autiste » – qui désigne des troubles de la communication – ressemble aux mots « table » ou « neige ». Il n’est que l’indication d’une idée bien plus générale. Il paraît que les Inuits utilisent plusieurs mots pour dire la neige. Un mot désigne la neige qui tombe, un autre mot la neige qui fond. En vivant avec la neige, ils ont besoin de mots plus précis pour évoquer les variations de la neige. Il faudrait plusieurs mots pour parler des autistes qui sont tous incroyablement différents. Certains scientifiques ont estimé qu’Albert Einstein pourrait avoir été atteint du syndrome d’Asperger (« je n’ai jamais pensé en mots » disait-il), mais il existe aussi des autistes non verbaux, qui sont incapables de prononcer le moindre mot, et vivent enfermés dans leur impossibilité, non seulement de communiquer, mais même d’entrer en relation avec ce qui les entoure.

Le théâtre est un élargissement de la vie de la parole : quelque chose qui la concentre pour la libérer sous nos yeux. Quand j’enseignais l’expression orale, je me heurtais à l’idée de ce que peut signifier bien parler : ça consistait souvent à parler d’une voix forte, articulée, à marteler son message avec les mains. À la diction parfaite et à l’élocution assurée je préfère la maladresse des accents. Aux belles phrases, le souffle de l’émotion, la nécessité qui traîne dans l’esprit comme un entêtement.

L’étranger est ennuyeux : il est lent, heurté, laborieux. Sa parole est pleine de trous, d’erreurs, de silence. Dans une langue étrangère, on est plus attentif aux sons, aux timbres, aux rythmes des voix. Le sens des mots perd de son importance. Il se baigne dans l’obscurité d’un océan de sons étrangers. Parfois, je ne comprenais rien à ce qu’on me disait. Ce ne fut guère une période malheureuse. On devrait être obligé de quitter son pays, pendant quelques mois, pour faire l’expérience de ce que signifie mal parler, ou vivre comme un étranger.

Ce ne sont pas les mots qui comptent, ce sont les rapports entre les mots. Les écarts, les sauts, les trous, les élans qui dansent sous les mots, dans le désir de parler. Ces élans qui dansent sous les mots, ce sont des sentiments. La parole surgit dans une émotion. Si je transpose cet enseignement au théâtre, je dirais les choses ainsi : jouer ne consiste pas à réciter le texte, mais à retrouver sous la partie émergée de l’iceberg (le texte dit par l’acteur) l’état émotif qui a engendré la parole. La parole jaillit dans une émotion qui lui donne son souffle, son rythme, sa voix. Séverin est plus proche de son état émotif que des mots qu’il emploie. D’ailleurs, il peut être submergé par ses émotions.
 
On sait aujourd’hui que l’autisme est un dysfonctionnement des connexions neuronales. Le cerveau autistique est surconnecté dans certaines zones et sous-connecté dans d’autres. Séverin perçoit certainement le chaud, mais il ne sait pas quoi faire de cette information, car il est comme assiégé par la multitude des autres informations qui accompagnent la sensation du chaud. Il doit associer en quelque sorte « manuellement » toutes ces informations. Il les traite une par une, tandis qu’un cerveau normal les gère de façon automatique. On descend un escalier sans penser à nos pieds, sauf si les marches sont verglacées. Séverin affronte toutes les informations, comme s’il descendait un escalier glissant, avec l’obsession de ses pieds, de son corps, de la chute. J’imagine que les pensées doivent tourner dans sa tête comme les mouvements de la mécanique quantique pour chaque pas, chaque parole. Si l’on pense sans cesse à nos pieds, au verglas, à la chute, vivre est un effort épuisant, on ne profite guère de la neige. La vie de Séverin est un effort constant pour se lier au monde, et cet effort l’épuise. D’ailleurs, il peut s’endormir à n’importe quelle heure de la journée, dans un canapé du salon, ou dans sa chambre. Pour jouer, l’acteur crée, par la répétition, des automatismes (comme un sportif) jusqu’à ce que le texte s’incarne en lui. Il ne peut pas tout jouer manuellement, mot à mot : il automatise. Il s’agit de réduire la conscience du jeu à son minimum, c’est aussi la beauté de l’inconscience des enfants, quand ils jouent sans faire attention à ce qu’ils font. Les enfants, c’est leur grâce, ne savent pas encore qu’ils peuvent se faire mal en descendant l’escalier verglacé. Pour Séverin, toute la vie est couverte d’un manteau de neige. Son corps est tendu, contrarié, épuisé à chaque pas. Ce n’est pas qu’il ne pense pas – l’absence d’une langue articulée l’empêche de partager avec nous ses sensations, ses élans, ses inquiétudes –, c’est plutôt qu’il pense trop, ou plutôt qu’il vit enfermé dans ses pensées intranquilles. L’autiste est l’homme intranquille par excellence.

Je regrette, dans les romans, ce que Platon reproche aux acteurs, qui peuvent faire passer pour vrai ce qui est faux : cette vie de seconde main. Ce que j’aime dans un livre, c’est le rythme des phrases, la façon dont la parole vit vraiment sur la page. Cette parole vient d’une émotion à laquelle l’écrivain s’est comme abandonné en écrivant. Cette émotion peut être retenue, il ne s’agit pas de crier. Et je cherche la même chose dans la parole de l’acteur. La vérité d’un acteur, c’est sa façon d’être là (à son maximum) sans tricher. Le maximum n’a rien à voir avec un plus. On peut être plus vrai dans une forme de retrait. Dans l’impassibilité du visage de Keaton, ou dans le silence de Beckett, il y a un maximum. L’acteur brille dans ce maximum qui est un excès de soi. Voilà ce que j’imaginais pour la conférence que je devais faire à l’Institut français à la fin du mois de juin. L’excès consiste à aggraver son cas, à trouver son expression la plus singulière, ce pays où l’on est le plus vrai. L’excès est une couronne que l’on pose sur sa propre tête.
 
Au théâtre, j’entends de façon vive les défauts de la voix. Toutes les grandes voix ont poussé sur un défaut. Mon frère m’appelle « Machieu ». Il m’a enseigné dès l’enfance qu’il n’est guère besoin de bien parler pour communiquer des sentiments. On gueule souvent au théâtre. Comment mieux dire que j’aime les bègues, les clowns, les défauts ? Toutes les maladresses qui font dérailler la langue. Les émotions artificielles sont des fausses notes qui me hurlent dessus. Les langues que j’aime sont fragiles, bizarres, singulières, elles arrivent par effraction. Les comiques sont du côté de la fragilité. Les peuples ne s’y trompent pas qui aiment tant les comiques : Molière, Chaplin, Totò, de Funès. Les grandes voix sont tragiques : Billie Holiday, Nina Simone, Maria Casarès, la Callas. La voix est du côté de la fragilité de la tragédie (elle chante sa plainte), le corps est du côté de la fragilité de la comédie.

Tu ne dois pas réciter le texte, le réciter platement, tu dois jouer avec la vérité des émotions. Ce ne sont pas des émotions toutes faites, ce sont les tiennes au moment où tu dis le texte. (…)
Si une parole n’est pas incarnée dans une émotion, elle a la tristesse de ce qui est mécanique, répété, artificiel. Il ne s’agit pas de faire résonner des mots, mais de retrouver les émotions dans lesquelles ils sont nés sous la main de l’auteur. C’est pour ça qu’on dit jouer, comme un enfant joue. L’enfant a une participation spontanée et immédiate à la vie. Il est constamment connecté au présent. Il ne contrôle pas (ou moins bien) sa participation à la vie. L’adulte a appris à contrôler l’imprévu. Le contrôle est une façon de se gouverner.

Le théâtre nous murmure un secret : les mots qui ne sont que des mots ne sont rien. L’acteur sait que la vie n’est pas dans le texte, mais en lui-même. Les émotions, c’est la vie invisible qui danse entre les mots.

D’où viennent les phrases que l’on veut emmener avec soi ? Pourquoi une voix nous touche-t-elle plus qu’une autre ? Pourquoi apprendre des poèmes par cœur ? Au fond, chaque existence creuse une ou deux questions qui nous brûlent les lèvres.

Je crois qu’on ne cesse de reprendre infiniment la même phrase ratée. Un livre est un souvenir qui se déploie, gonfle et éclate dans le corps du lecteur. Les grands livres dérangent la chambre des mots-souvenirs. Cette déstabilisation secoue les pensées et fait aussi du bien. 
 
Le Premier ministre avait baissé la tête comme s’il cherchait des idées à l’intérieur de lui-même. Sur son visage, je lisais une tension légèrement surjouée. Il martelait ses mots pour leur donner de l’importance avec les mains jointes du bon élève de la communication. Il assénait ses phrases comme des slogans. Je voyais des phrases d’occasion louées pour une soirée déguisée. L’allergie commençait à m’irriter la gorge. Ses phrases s’étiraient comme une soirée ennuyeuse. La « langue de bois » est le signe d’une société obsédée par l’idée de tout contrôler. Cette parole de la télévision me semblait triste comme ces panneaux publicitaires qui ont fleuri sur les routes du Morbihan et qui donnent à la campagne française cet air d’une fin de fête ratée. La pratique du théâtre m’a rendu familier de la vie d’une parole dans le corps. Je regarde cette vie de la parole comme un enfant regarde les avions. Les apiculteurs savent interpréter le mouvement vivant des abeilles, je sais si un acteur fait l’expérience dans son corps de la vie de la parole, ou s’il est confortablement installé dans le train-train de la répétition.

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