lundi 4 octobre 2021

[Ndiaye, Marie] La vengeance m'appartient

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La vengeance m'appartient

Auteur : Marie NDIAYE

Parution : 2021 (Gallimard)

Pages : 240

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Me Susane, quarante-deux ans, avocate récemment installée à Bordeaux, reçoit la visite de Gilles Principaux. Elle croit reconnaître en cet homme celui qu’elle a rencontré quand elle avait dix ans, et lui quatorze — mais elle a tout oublié de ce qui s’est réellement passé ce jour-là dans la chambre du jeune garçon. Seule demeure l’évidence éblouissante d’une passion.
Or Gilles Principaux vient voir Me Susane pour qu’elle prenne la défense de sa femme Marlyne, qui a commis un crime atroce… Qui est, en vérité, Gilles Principaux ?

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Prix du Théâtre de l'Académie française (2012)
Prix Marguerite-Yourcenar (pour l'ensemble de son œuvre) (2020)
Prix Ulysse (pour l'ensemble de son œuvre) (2018)

 

 

Avis :

Maître Susane, avocate d’âge mûr installée à Bordeaux, reçoit à son cabinet un nouveau client, Gilles Principaux, venu lui demander d’assurer la défense de son épouse Marlyne, coupable d’un crime abominable. Curieusement, sans qu’elle puisse fonder son impression sur quoi que ce soit de tangible, l’avocate croit reconnaître en cet homme un adolescent rencontré quand elle avait dix ans. De leur tête-à-tête dans la chambre du jeune garçon, elle ne se souvient de rien, mais a gardé l’empreinte de ce qu’elle interprète aujourd’hui comme un moment d’éblouissante passion.

D’emblée piqué par une impression d’étrangeté et de mystère, tout entier tendu dans l’attente d’explications, le lecteur engagé tambour battant dans cette lecture risque fort de la découvrir de plus en plus opaque et de l’achever sur le constat désemparé de n’y avoir rien compris. C’est que la construction du livre reflète l’obscur cheminement de Maître Susane, depuis le refoulement au fond de son inconscient d’un traumatisme que l’on ne pourra que deviner, jusqu’au déchirement progressif du voile protecteur de l’oubli lorsque, trente ans plus tard, elle reconnaît confusément la toxicité d’un autre homme au point de le confondre avec son ancienne connaissance. 
Comme rien de tout cela ne se déroule de manière linéaire mais nous est suggéré par touches et allusions désordonnées, comme autant de pièces d’un puzzle éparpillé, le lecteur se retrouve lui aussi le jouet aveugle et impuissant de l’inconscient de Maître Suzane, dont il devient de plus en plus évident qu’il la protège plus ou moins bien de la dépression et de troubles relationnels, consécutifs au choc jamais verbalisé vécu dans son enfance. 
Le récit se sera jamais très explicite sur la psychologie et les motivations de chacun des époux Principaux. Leur histoire s’avèrera finalement le déclencheur d’une prise de conscience tardive de son traumatisme par Maître Susane, et l’occasion pour elle, telle une formidable revanche, de comprendre et de révéler la responsabilité du mari, perversement possessif et manipulateur, dans le passage à l’acte de l’épouse, coupable flagrante mais aussi victime ignorée.

A la virtuosité de la construction et à la profondeur psychologique des personnages vient s’ajouter une écriture travaillée dans ses moindres détails, y compris les tics de langage des personnages. Dans l’accumulation de ses « mais », Marlyne exprime sa protestation contre l’enfermement invisible de sa vie conjugale et fournit les raisons de son coup de folie. Dans celle de ses « car », son mari se justifie de la normalité de ses propres comportements. Le texte devient ainsi un bijou de symbolisme, tant sur la forme que sur le fond.

D’un premier abord désarçonnant pour ne pas dire abscons, cet étonnant roman est une performance littéraire et une expérience de lecture troublante et exigeante. Obsédante et inquiétante, son histoire s’avère la face émergée de profondeurs vertigineuses, nous faisant prendre conscience du gouffre insondable de notre mémoire et de notre inconscient, sur lequel nous construisons nos personnalités et nos existences. Chaque lecteur y trouvera sa propre interprétation et devra répondre seul aux questions restées ouvertes. (4/5)

 

Citations : 

Chaque jour je pensais au moment où il rentrerait et j’avais peur. Je ne voulais pas qu’il se sente contrarié, énervé parce que les choses n’étaient pas bien en place. Il était gentil, oui, jamais il n’avait une parole méchante. Mais je pouvais sentir sa déception, son mécontentement quand je n’avais pas bien fait, on sent ces choses dans les couples, on ne dit rien mais on sent tout, on comprend tout.

Elle savait, sans que quiconque lui eût fait de réflexion à ce sujet, que l’irréparable absence de joliesse chez une petite fille chérie ne peut que désappointer cruellement les parents. Elle savait aussi que ces derniers ont une propension paradoxale mais coutumière, fatale donc pardonnable, à tenir rigueur à la petite fille de n’être point jolie plutôt qu’à blâmer leurs propres défauts qui, nombreux, multipliés dans l’acte de reproduction, se retrouvent flagrants et désolants sur le visage et dans la silhouette de l’enfant.

— Mais je viens vous voir très souvent, pourquoi dites-vous que vous me voyez rarement…
— Tu passes en coup de vent, on ne se rappelle même pas que tu es venue. Si bien que ce qui est pour toi « très souvent » devient « presque jamais » dans notre souvenir. Après, hein, avait ajouté Mme Susane avec hauteur, tu peux toujours nous mettre ton agenda sous les yeux avec « visite aux parents » coché dix fois par mois, ça ne changera rien à ce qu’on ressent et c’est bien ça le plus important, n’est-ce pas ?

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