dimanche 24 octobre 2021

[Reza, Yasmina] Serge

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Serge

Auteur : Yasmina REZA

Parution : 2021 (Flammarion)

Pages : 240

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Chez ma mère, sur sa table de chevet, il y avait une photo de nous trois rigolant enchevêtrés l’un sur l’autre dans une brouette. C’est comme si on nous avait poussés dedans à une vitesse vertigineuse et qu’on nous avait versés dans le temps. »

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Romancière et dramaturge de renommée mondiale, Yasmina Reza a publié chez Flammarion L'Aube le soir ou la nuit, Comment vous racontez la partie, Heureux les heureux (prix littéraire Le Monde 2013), Bella Figura, Babylone (prix Renaudot 2016) et Anne-Marie la Beauté.

 

 

Avis :

Les trois frères et sœur Popper ont beau avoir atteint l’âge mûr, leurs rapports n’ont guère changé depuis l’enfance. Serge, l’aîné, la soixantaine fanfaronne, fait comme s’il continuait à croire en son étoile malgré ses affaires foireuses et ses deux mariages ratés. Jean, le narrateur, effacé et jugé « sans personnalité », joue l’éternel tampon au sein de la famille. Nana, la rebelle qui a épousé un Espagnol gauchiste sans le sou, reste à cinquante ans la petite princesse chahutée par ses frères. Peu après la mort de leur mère, eux qui s’aiment autant qu’ils s’insupportent, se retrouvent réunis pour un pèlerinage à Auschwitz, sur les traces de leurs aïeux ashkénazes hongrois.

« Serge » est d’abord l’histoire d’une famille, avec ses dissensions, ses jalousies et ses conflits, mais aussi ses liens indéfectibles. Le temps a passé depuis les jeux insouciants de l’enfance, les trois Popper se sont frottés à la vie, et, tandis que la génération de leurs parents s’éteint sans bruit, leur tendant le miroir de leur prochain déclin, ils commencent à décompter leurs échecs et leurs renoncements, s’observant les uns les autres avec un esprit d’autant plus critique qu’il les renvoie à leur propre image et à leurs angoisses personnelles. Yasmina Reza impressionne par l’intelligence et la parfaite justesse de son observation railleuse. Elle nous livre une satire féroce, où l’ironie corrosive laisse parfois percer quelques bouffées de tendresse, au contact de Lucas, cet enfant dont Jean semble être le seul à détecter la différence et la fragilité, ou encore de Maurice, le vieux cousin malade et impotent auquel Jean rend visite avec une affection triste.

L’incapacité des personnages à relativiser leurs petits maux et leurs querelles apparaît dans toute sa dérision, lorsqu’en visite au camp d’Auschwitz, désabusés par l’ahurissant décalage entre la réalité historique des lieux et la décontraction des hordes de touristes en tongs dont rien ne semble décourager la manie des selfies, ils se retrouvent plus émus de leurs dissensions immédiates qu’atteints par la mémoire de l’horreur la plus absolue. Le constat de l’écrivain est implacable : l’homme n’est au fond capable de ne se préoccuper vraiment que de ce qui le touche intimement, peu importe les cataclysmes passés, présents ou futurs, s’ils ne le menacent pas directement. Alors, faudra-t-il attendre la réalisation du pire pour l’un des Popper, pour qu’enfin, la fratrie se ressoude ?

Yasmina Reza signe ici un livre terriblement désenchanté sous son ironie ravageuse. D’une plume acide, elle y décape les innombrables faux-semblants dont nous habillons le vide et le ridicule de nos égocentrismes. Un roman intelligent, dérangeant, et profondément tragique sous la raillerie. (4/5)

 

Citations :

Je regarde les mains sur le drap. Les mains amaigries, veinulées, vieilles amies fidèles, désœuvrées sur le tissu. J’en saisis une dans la mienne. Elle est froide. Je fais rouler les doigts sous les miens. Je le pétris doucement ce squelette velouté.

Les conjoints interagissent, la transmutation qui en résulte est aussi imprévisible que le visage de leur descendance.

Est-ce le jour, la nuit ? La neige a laissé sa trace partout, sur les traverses du chemin de fer, sur les remblais de terre. Elle habille la toiture noirâtre de centaines de pointillés blancs comme une dentelle géométrique. Dans une salle sombre de l’exposition française, projetée en grand sur un mur, cette photo du portail d’entrée de Birkenau, un crépuscule noir et blanc un peu rougeoyant, prise de l’intérieur du camp au milieu des rails. À hauteur du ciel et du poste de garde vitré l’espace est barré de fils électriques et de fils barbelés. Le long de ces portées sinistres on peut lire en lettres blanches brillantes et glaciales comme la diapositive elle-même « Vernichtungslager ». « Toi qui sais l’allemand qu’est-ce que ça veut dire ? » « Nicht, c’est : rien, néant. Vers le rien, vers le néant. Cela veut dire camp d’anéantissement. » Dans Charlotte Delbo, Le Convoi du 24 janvier.         
En une seule image, l’allégorie de la désolation happe le visiteur. Supériorité des images sur le réel. Le réel a besoin d’interprétation pour rester réel.

Souviens-toi. Mais pourquoi ? Pour ne pas le refaire ? Mais tu le referas. Un savoir qui n’est pas intimement relié à soi est vain. Il n’y a rien à attendre de la mémoire. Ce fétichisme de la mémoire est un simulacre. Quand le président avait fait son ineffable itinérance mémorielle, un chauffeur de taxi m’avait fait ce résumé « Hier soir j’ai vu le reportage à Verdun. On leur dit quinze mille morts sous vos pieds, les boyaux à l’air ! Les touristes extasiés. Ils viennent avec leurs gosses : grand-papa s’est battu pour toi. Pour moi ? Et comment il me connaît ? dit le gamin. »

Les Fouéré ont pris un chien. Rien d’étonnant. Ils font partie des couples qui finissent par s’ajuster dans la vieillesse. Après des années de chaos ils finissent main dans la main avec voyages, chien, parfois une masure quelque part. Toute sa vie Nicole avait aspiré à un autre que Jean-Louis et quand ils ne se faisaient pas la gueule les Fouéré s’étripaient avec des formules humiliantes. Mais un beau jour ils ont perçu le petit coucou de la mort et ils ont posé les armes. On accepte que la vie soit un truc de solitude tant qu’il y a de l’avenir.
 
On a abandonné tous nos vecteurs de puissance pour un monde irénique à base de bienveillance, auto-préservation et autres mantras solidaires.

Je n’ai pas su me comporter affectivement dans ces lieux aux noms cosmiques, Auschwitz et Birkenau. J’ai oscillé entre froideur et recherche d’émotion qui n’est autre qu’un certificat de bonne conduite. De même me dis-je, tous ces souviens-toi, toutes ces furieuses injonctions de mémoire ne sont-ils pas autant de subterfuges pour lisser l’événement et le ranger en bonne conscience dans l’histoire ?

Le père disait, il a la bougeotte, toujours mieux ailleurs ! Ça n’augurait rien qui vaille à ses yeux. Il ne voyait que vanité dans cette agitation, il ne voyait que folie ou maladie. Moi je n’ai jamais cru qu’il s’agissait d’une simple agitation. Les oiseaux ne sont ni agités ni fous. Ils cherchent le meilleur endroit et ne le trouvent pas. Tout le monde croit à un meilleur endroit.

Dans la chambre nous nous taisons. Chacun des deux côtés du lit dont les barreaux sont à présent baissés. Me revient en mémoire la descente allègre des Champs-Élysées derrière l’homme carré en manteau de laine de chameau, nous étirions nos jambes pour rester dans ses pas, jusqu’au Normandie où Kirk Douglas nous attendait avec un esquimau. Se peut-il que Serge revoie aussi ce trajet de pure joie ?         
Une image suffit pour faire tenir un homme entier.
 
Quand revient l’été revient le temps. La nature vous rit au nez. L’esprit de félicité écorche l’âme. L’été contient tous les étés, ceux d’avant et ceux que nous ne verrons jamais. L’été dernier notre mère vivait encore. Elle périclitait doucement dans son rez-de-chaussée d’Asnières sous le gardiennage d’aides-soignantes plus ou moins compatissantes luttant du lit à la chaise de cuisine où elle s’attablait pour rien contre un mal de cœur incessant. Pendant presque deux semaines elle s’était retrouvée seule livrée aux gardes-chiourmes. Nous n’avions pas jugé utile d’établir un roulement pour qu’elle ne soit pas abandonnée. Je l’appelais de Vallorcine où je participais à des expéditions en montagne. Elle parlait d’une voix amenuisée qui me torturait et ne se plaignait presque pas. À chaque coup de fil j’appelais dans la foulée Serge (en Grèce avec Valentina) ou Nana (dans leur cabane de Torre-dos-Moreno). Eux faisaient la même chose. Chaque fois on se demandait si l’un de nous ne devrait pas rentrer et personne ne rentrait. Certains étés remontent à loin. L’été des oies noires, en route vers le Portugal. L’été du GR 20 en Corse et des deux chiens avec qui nous avions marché qui couraient derrière la bagnole. L’été de mes concours. L’été de Jérusalem dans le car avec Serge. Plus éloigné encore, un été au square Roger-Oudot, Nanny Miro sur un banc, son sac mou posé à côté et dedans un autre sac mou d’où sortaient les pelotes de laine et le fil qu’elle tricotait. Longue série d’images logées dans un cerveau ordinaire et qui disparaîtront avec lui. Images sans portée et sans lien si ce n’est le scintillement perfide de l’été, cette lame qui revient chaque année pour nous blesser.


 

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