jeudi 3 septembre 2020

[Eisinger, Vlad] Du rififi à Wall Street







Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Du rififi à Wall Street

Auteur : Vlad EISINGER (Antoine BELLO)

Parution : 2020 (Gallimard)  

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Du rififi à Wall Street démarre comme un hommage au roman noir américain et au roman-feuilleton rocambolesque, pour déboucher sur une interrogation plus vaste des pouvoirs de la littérature. C’est une poupée russe : un roman dans un roman. C'est enfin un livre sur les moyens de dire le réel. Eisinger pense, comme Truman Capote avant lui, qu'on peut prendre des libertés avec la réalité pour mieux la dire.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Antoine Bello est un écrivain et entrepreneur franco-américain né à Boston en 1970.

 

 

Avis :

En panne d’inspiration, l’écrivain Vlad Eisinger accepte de rédiger une monographie sur une entreprise de télécommunications américaine et sur son charismatique patron Tar. Lorsque le projet tombe à l’eau, l’auteur, désespérément fauché, se rabat sur une autre commande, cette fois-ci pour une collection de True Fiction : sous un pseudonyme, il se lance dans la rédaction d’un polar à trois sous, où un écrivain chargé de rédiger l’histoire d’une entreprise pétrolière découvre les malversations de son dirigeant et se retrouve la proie de terribles tueurs. Le succès inattendu du livre attire l’attention de Tar, et Vlad se voit à son tour plongé dans des aventures en tout point semblables à celle de son héros, comme si la réalité rattrapait la fiction.

Ce qui frappe dans ce roman est d’abord sa vertigineuse et paroxystique mise en abyme, puisque trois récits s’enchâssent les uns dans les autres, amenant le véritable auteur, Antoine Bello, à s’esquiver derrière un de ses protagonistes et à lui laisser signer son œuvre à sa place. En véritable virtuose, le romancier utilise les codes de la littérature populaire pour nous servir une brillante et amusante démonstration de ce qui fait d’un livre une œuvre d’art : à l’instar de son maître Truman Capote qui ne cesse de traverser son texte, que ce soit par des références à ses procédés littéraires, ou par la création d’un protagoniste qui porte son nom, Antoine Bello explore la capacité de l’oeuvre à saisir et à restituer l’essence d’une réalité ou d’un personnage au travers d’une interprétation parfois très libre. Ainsi, un détail inventé mais judicieusement choisi peut, mieux que tout, illustrer et exprimer la vérité intrinsèque et la nature profonde des êtres. C’est d’ailleurs le propre de l’art de s’affranchir du réel pour trouver le chemin le plus direct jusqu’à l’âme.

Les aventures rocambolesques de Vlad Eisinger et de Tom Capote servent ainsi de prétextes à une réflexion sur la littérature et le métier d’écrivain. Si l’inspiration et le génie ne se commandent pas, rien se sauraient contraindre leur épanouissement lorsqu’ils sont au rendez-vous : Vlad rencontre le succès quand, désinhibé par l’anonymat de son pseudo, il réussit mieux que jamais à exprimer ses obsessions malgré les contraintes mercantiles imposées par son éditeur. Son roman populaire et alimentaire devient sa meilleure production, quand, jusqu’alors, la pression de la notoriété et de l’ambition étouffait ses capacités créatives.

Hommage au grand Truman Capote comme aux forçats de l’écriture alimentaire, ce livre original et astucieux s’avère un exercice de virtuosité bluffant et convaincant, où le divertissement et le pastiche servent de fondements à une réflexion aussi amusante qu’intéressante sur la création littéraire et sur les libertés qu’il faut savoir prendre avec la vérité pour mieux la dire. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

J’avais souvent regretté d’avoir quitté le Wall Street Journal en 2007, juste avant que n’éclate la crise financière. « C’est quand la marée se retire qu’on voit qui nageait tout nu », a coutume de dire Warren Buffett. Le reflux des marchés et la fin de l’argent facile avaient mis au jour un véritable musée des horreurs : les appartements en construction qui changeaient trois ou quatre fois de main pendant les travaux ; les municipalités endettées à taux variable dans des monnaies exotiques ; les banques suisses qui enseignaient à leurs clients comment frauder le fisc…

Je prends la peine de préciser ce point car un malentendu circule sur les écrivains. Il se dit que nous piloterions nos personnages comme des automates. Rien n’est plus faux. Une fois jeté sur le papier, un personnage cesse d’obéir à son créateur. Il prend une vie propre, développe des penchants alcooliques ou se révèle incroyablement vulgaire au moment où l’on s’y attend le moins. Tom était né sans crier gare dans mon imagination. Nous devions maintenant faire connaissance.

On ne pouvait nier qu’il fût un écrivain : il vivait de sa plume, révérait Faulkner et possédait pas moins de douze dictionnaires. D’un autre côté, je ne l’imaginais pas s’arrachant les cheveux sur une phrase et encore moins soucieux de laisser une œuvre qui lui survivrait. Tom était une créature hybride, un auteur qui ne prétendait pas être un artiste, un homme de lettres plus préoccupé par son plan de retraite que par sa postérité.

Au fond, travailler sous pseudonyme pour une collection de seconde zone m’avait désinhibé. J’avais écrit sans me soucier de la critique, en présumant que mes lecteurs seraient rares et peu exigeants. N’ayant ni réputation à défendre, ni à me préoccuper de la place que ce nouvel opus prendrait dans mon œuvre, j’avais donné libre cours à ma verve, sans sentir derrière mon épaule le regard désapprobateur de mes maîtres en littérature. Bref, je découvrais un peu tard les vertus de la littérature sous contrainte : forcez un écrivain à composer un livre sans utiliser la lettre « e » ou à en situer l’action dans une station météorologique au Groenland et il vous révélera le fond de son âme plus sûrement que si vous lui laissiez carte blanche. Nos obsessions trouvent toujours à s’exprimer, surtout quand elles ont l’impression qu’on cherche à les en empêcher.

Cette préface (Cercueils sur mesure de Truman Capote), à laquelle j’avais à peine prêté attention à l’époque, était capitale. Car elle disait que pour cerner le vraiment vrai, il était parfois nécessaire de sacrifier le vrai tout court ; ou, dans le cas présent, que pour parvenir à l’essence du meurtre diabolique, il était permis de conglomérer plusieurs affaires distinctes. Je comprenais les réserves que pouvait inspirer une telle approche. En qualifiant son texte de « récit véridique », Capote avait peut-être poussé le bouchon un peu loin. Mais personnellement, cela m’était égal, car il avait atteint à un degré de vérité incomparable. De même que l’Autoportrait à l’oreille coupée était plus authentique que n’importe quel selfie, Capote avait produit un faux plus vrai que nature.
(…)
Quel était mon projet à l’origine ? J’avais rêvé d’écrire un roman d’un genre nouveau, à mi-chemin entre la fiction et la réalité, afin d’exprimer l’essence profonde de Black et de son dirigeant. Tar ne m’avait pas laissé aller au bout de mon idée, mais celle-ci n’avait, selon moi, rien perdu de sa puissance. N’avais-je pas d’ailleurs atteint mon but sans le savoir ? Car, à la réflexion, ma peinture transposée de Black était plus conforme à la vérité que l’insipide monographie pour laquelle on m’avait engagé. La fiction s’était, une nouvelle fois, révélée plus pénétrante que le journalisme d’investigation. Je comprenais à présent pourquoi Truman Capote s’était permis d’agréger plusieurs affaires distinctes pour écrire Cercueils sur mesure : son texte romancé exprimait la vérité mieux que tous les rapports de police du monde réunis.

Laser volait par cynisme, Tar par philanthropie : deux manifestations d’un même orgueil, deux faces d’une seule vérité. Soudain, je regrettai de ne pas pouvoir terminer mon livre. Car j’aurais atteint mon objectif de départ, j’aurais cerné la vérité au moyen de la fiction, en montrant la terrifiante diversité du capitalisme.

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