jeudi 3 octobre 2019

[Labuzan, Niels] Ivoire





 

J'ai beaucoup aimé

Titre : Ivoire

Auteur : Niels LABUZAN

Année de parution : 2019

Editeur : JC Lattès

Pages : 250






 

 

Présentation de l'éditeur :

Au Botswana, du delta de l’Okavango à la rivière Chobe, les animaux, et en particulier les éléphants, ont trouvé un refuge  : des hommes veillent nuit et jour pour préserver la vie sauvage. C’est là que le combat a été engagé avec la plus grande volonté contre le braconnage. Les personnages de ce roman sont tous partie prenante d’une guerre bien particulière qui se joue en Afrique mais qui nous concerne tous. Douaniers, rangers, militaires, éleveurs, civils, braconniers… ils tuent ou protègent, vivent au milieu de ces paysages grandioses, entourés de ces animaux qui ont pu conserver leur liberté et leur dignité. Tous connaissent le prix de ces vies, savent ce que certains hommes sont capables de faire pour de l’ivoire ou une peau. Parmi eux il y a Seretse, qui travaille pour le gouvernement du Botswana, Erin, qui a quitté la France pour vivre dans une réserve et Bojosi, un ancien braconnier reconverti en garde. Ils n’idéalisent pas la nature, ne la sacralisent pas, ils y vivent, la protègent et pourraient y mourir.

Un roman superbe qui interroge les liens de l’homme avec la nature et le monde sauvage  : ces animaux craints, admirés, chassés, enfermés, vendus sont le reflet de notre histoire, de nos peurs et de notre avenir
.


Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Niels Labuzan est né en 1984. Il est l’auteur d’un premier roman remarqué, Cartographie de l’oubli, publié aux éditions Lattès en 2016.


Avis :

Une femme et deux hommes voient leurs destins se croiser et basculer, lorsqu'en Afrique, ils se retrouvent confrontés au braconnage et au trafic d'ivoire qui déciment les espèces sauvages, et en particulier les éléphants : alors qu'Erin cherche un nouveau sens à sa vie et quitte peu à peu ses attaches européennes pour, pleine d'idéaux encore intacts, se consacrer à la gestion d'une réserve privée au Botswana, elle ne tarde pas à être confrontée à une réalité complexe, où la frontière entre le bien et le mal est bien poreuse. Elle est ainsi loin de soupçonner le passé de braconnier de Bojosi, son collègue ranger et son bras droit. Même Seretse, le représentant du gouvernement qui soutient activement ses actions de sauvegarde, doit assumer les activités troubles des membres de sa propre famille. Chacun devra faire face à ses propres contradictions et faire des choix aux conséquences sans retour.

Au travers d'une histoire de traque aux implications imprévues, qui vont bousculer les personnages dans un enchaînement irrépressible d'évènements dramatiques, l'auteur installe une tension et un rythme qui rendent son récit addictif. Indéniablement, ce livre se dévore avec grand plaisir, malgré quelques imperfections de style, notamment ce qui peut apparaître comme un abus de phrases sans verbe.

Le plus grand intérêt du roman est dans sa manière, tout sauf manichéenne, de dépeindre la complexité des enjeux des trafics d'animaux. Cela semble une évidence de condamner la destruction d'espèces, qui plus est pour le seul profit financier. Mais comment s'indigner vertueusement, sans prendre en compte la tenaille dans laquelle se retrouvent des populations souvent misérables, également victimes des trafiquants qui les exploitent, achetant leur âme pour quelques pièces ?

Le tableau de ces réseaux organisés à l'échelle de la planète, exploitant sans vergogne la nature, les animaux et la misère humaine, pour un enrichissement court terme irrémédiablement destructeur, apparaît peu à peu tellement noir et inextricable qu'une seule conclusion s'impose bientôt au lecteur : tant que la demande existera, rien ne pourra tarir le flux du trafic. Pourtant, cet effroyable constat s'assortit d'un message d'espoir et d'un formidable coup de chapeau à ceux qui, tels Erin, Bojosi et Seretse, s'acharnent à combattre l'hydre.

Ivoire est un roman qui fait froid dans le dos, accablant quant à la nocivité cupide et aveugle de l'espèce humaine pour la planète et ses autres habitants, et en même temps plein d'espoir quant à la capacité de quelques-uns à réagir. (4/5)



Citations :

En Afrique du Sud, de nombreux fermiers ont récemment délaissé leurs troupeaux de bœufs au profit de centaines de rhinocéros qu’ils bourrent de produits chimiques en attendant la fin du moratoire sur la vente de cornes. Ils ont créé l’association des propriétaires privés de rhinocéros, la PROA, et, comme on cueille des agrumes, comme on ramasse du coton, comme on fauche du blé, ils font leur récolte. Tous les deux ans, ils coupent à la scie électrique les cornes, qui repoussent, et les entreposent dans des chambres fortes qui bénéficient des meilleurs systèmes de sécurité. Certains en ont plus de cinq tonnes. Si les bêtes ne souffrent pas, elles sont confinées dans de petits espaces alors qu’elles réclament l’immensité pour vivre et pour se reproduire.
Ces années terribles aux mains de la CITES, où les rhinocéros n’ont cessé de disparaître, les éleveurs sud-africains n’hésitent pas à en parler. Confiez-nous l’espèce, nous ne pourrons pas faire pire !
En avril 2017, on leur a donné raison. Après des années d’affrontements judiciaires avec le gouvernement, la Cour constitutionnelle sud-africaine a autorisé le commerce intérieur de cornes. Pour les membres de la PROA, ça a été une première victoire, la prochaine étant de rétablir les ventes à l’international, pour les rhinocéros c’est une défaite, une décision comme une condamnation, car ce que le monde sait c’est que dès l’ouverture d’un marché légal, de nombreux stocks illégaux viennent l’alimenter.



1989. La CITES interdit le commerce de l’ivoire. Les populations d’éléphants d’Afrique sont toutes inscrites à l’annexe I. Au cours des décennies passées, parallèlement au commerce légalisé et supervisé par la Convention, s’était développé un marché noir incontrôlable. Une escalade de violences dont les éléphants étaient les premières victimes.
Cette décision fut bénéfique. Les troupeaux se reformèrent, le prix de l’ivoire chuta, les marchés s’effondrèrent. Pendant quelques années, on oublia les traditions liées à ces incisives supérieures. Adieu, ivoire.
Puis, à nouveau, on décida de faire des différences.
Un second message fut envoyé, tout aussi fort. Le commerce de l’ivoire ne semblait pas si honteux après tout, c’était même acceptable. Quatre pays d’Afrique australe, Afrique du Sud, Botswana, Namibie, Zimbabwe, virent leurs populations d’éléphants, qui s’étaient stabilisées, être rétrogradées en annexe II. La CITES brouilla les pistes, avant d’aller plus loin.
Certains parlèrent de ventes expérimentales, de pressions politiques, d’enjeux financiers. À deux reprises, en 1999 et en 2008, l’organe censé protéger les espèces sauvages organisa une vente des stocks d’ivoire des quatre pays dont les éléphants étaient passés en annexe II en faveur de la Chine et du Japon.
Il y eut des ventes aux enchères à Windhoek, Gaborone, Harare. Plusieurs centaines de tonnes au total. Alors que la nature commençait à peine à cicatriser, voilà qu’on venait à nouveau la piétiner. Des dérogations qui allaient avoir un effet dévastateur, ravivant un besoin inextinguible de possession.
Dès que l’ivoire fut réintroduit sur le marché intérieur des pays consommateurs, cela fit exploser la demande et les organisations criminelles s’emparèrent de ce marché qui, en plus d’être rentable, présentait peu de risques. Dans de nombreux pays, posséder de la drogue ou être homosexuel est bien plus dangereux que de braconner et de vendre de l’ivoire.
Il a été prouvé que la vente de 2008 est directement responsable de la hausse du braconnage. Des économistes américains ont constaté que « l’annonce au niveau international des ventes légales d’ivoire coïncide avec une brusque augmentation d’environ 66 % de la production illégale d’ivoire ».



En 2016, lors de la dernière CoP à Johannesburg et un an après la conférence de Kasane, de nombreux pays africains ont appelé à transférer toutes les populations d’éléphants d’Afrique à l’annexe I. Traiter et protéger l’espèce dans sa globalité. Moins de 450 000 spécimens sur tout le continent, dans les dix années à venir on pourrait commencer à parler d’extinction, faire des distinctions ne leur paraissait donc pas viable, surtout que les animaux ne sont pas confinés à l’intérieur de frontières. Un peuple migrateur.
Le Botswana se rangea aux côtés de ces pays. Il se désolidarisa de ses voisins directs, quitte à compromettre leurs relations, eux qui prônaient un assouplissement des règles de commercialisation, mettant en avant l’idée que ces ventes aideraient les communautés locales ainsi que la protection de ces animaux.
Un enjeu important, qui fut soumis à un vote.
Les États-Unis et l’Union européenne, connus pour leurs populations d’éléphants, s’opposèrent à cette proposition, aidant à empêcher la rétrogradation à l’annexe I des éléphants de ces pays d’Afrique australe.
Juste après l’annonce, beaucoup dirent que ça n’avait pas d’importance, des associations réputées défendirent même cette décision. En Europe, seuls la France et le Luxembourg s’opposèrent à ce vote.
Les autorités proclamées compétentes en la matière laissèrent planer ce doute, permettant le développement d’un marché légal qui sert de couverture aux activités illégales.
À la prochaine CoP, sans doute dira-t-on qu’il faut renforcer la lutte, revoir ces annexes, on dira que c’est terrible, ou trop tard, et 90 000 éléphants auront payé de leur vie ces hésitations, l’Afrique australe sera envahie par les braconniers, les rangers se sentiront abandonnés, humiliés, des ONG enverront des observateurs qui voyageront comme de riches touristes et des milliers de vies auront été détruites.



La plupart des gens, lorsqu’ils pensaient à cette région, voyaient une terre préservée, et c’était le cas, mais les hommes comme Seretse savaient aussi que la hausse constante de troupeaux d’animaux était un problème pour les populations. Une question que son ministère n’arrivait pas à résoudre et à laquelle il préférait ne pas donner trop d’importance. Ici, si vous demandiez à ceux que vous croisiez ce qu’ils pensent des animaux, beaucoup vous diraient qu’ils n’aiment pas qu’il y en ait autant. Eux qui sont liés comme on ne le sera jamais. Ils vous diraient que le matin ils peuvent être bloqués parce qu’un éléphant a décidé de rester au milieu de la seule route, ils vous diraient que ces animaux imposent un rythme à leur vie, qu’ils peuvent détruire le travail d’une année, anéantir les récoltes, que le soir il faut être vigilant car il y a de nombreuses façons d’y laisser sa peau. Eux qui assistent aux migrations d’éléphants et qui les voient passer sur leurs champs, raser leurs villages, faire tomber les poteaux électriques. Surtout qu’avec les nouvelles lois, ils n’ont plus le droit de les abattre. Avant, ils disposaient d’un quota de bêtes qu’ils pouvaient tuer, pour se défendre, se nourrir, une chasse de subsistance qui faisait fuir les troupeaux, cela n’est plus autorisé. Désormais, il faut être en légitime défense, mais quand un tel animal vous fonce dessus, difficile de dire à quel moment ça devient légitime de tirer…
Le paradis des éléphants c’est un enfer pour certains. Un idéal qui sera leur perte. Seulement, si les éléphants sont aussi nombreux ici c’est qu’ils ne peuvent être ailleurs. Le conflit entre humains et monde sauvage revêt de nombreux aspects et dans ces villages, beaucoup ont le sentiment d’être oubliés, on préfère une idée à leur existence. Peut-être un des seuls endroits où l’espèce en danger est l’homme. D’autant que l’abandon de cette population signifie parfois l’émergence d’une nouvelle manne de braconniers. Oui, si ailleurs on idéalise leur présence, ici, ils seraient contents qu’il n’y ait pas tant d’animaux et ils seraient heureux qu’on ne vienne plus leur donner de leçons sur la manière de vivre avec eux. Certaines voix ne sont pas entendues. Les derniers représentants d’un monde oublié. On reconnaît pourtant qu’ils sont les mieux placés pour préserver cette terre au centre de toutes les discussions, qu’ils connaissent le juste équilibre et qu’ils le comprennent, mais tout le monde autour pense avoir raison et personne ne les écoute avec trop d’attention.



L’ivoire valait cher, et il vaudrait encore plus cher dans dix ans, dans vingt ans, quand il n’y aurait plus d’éléphants en liberté. Elle spéculait sur leur disparition. La demande ne baisserait jamais, des milliards de clients potentiels. Cette réserve, son assurance vie. Des millions de dollars qui prenaient chaque jour plus de valeur. Les défenses étaient entassées sur des étagères en métal, bibliothèque animale. 


Il y a deux ans, une nouvelle manière de braconner était apparue. Une manière silencieuse, qui n’avertissait pas les autorités et qui présentait peu de risques pour les braconniers.
Une manière vicieuse et extrêmement nocive.
Des hommes avaient dilué du cyanure de sodium et avaient empoisonné des abreuvoirs, des pierres à lécher, avaient déposé des seaux d’eau pleins de poison sur les chemins qu’empruntaient les éléphants, à l’écart des sentiers praticables et des zones fréquentées. (...) Ca pouvait être n’importe qui, même les plus insoupçonnables des hommes, d’autant que le cyanure se trouvait facilement au Zimbabwe, et à bas prix. Il était utilisé par les mineurs illégaux qui cherchaient or et argent, qui voyaient fondre leurs mains sous l’effet du poison. Une fois les pièges posés, les braconniers n’avaient qu’à attendre quelques jours que le produit fasse effet.
Ingérer du cyanure laisse peu de chance. Au-delà d’une certaine quantité, aucune autre alternative que la mort. En 2013, les cadavres de cent éléphants ont été retrouvés.
(...) Le cyanure était toxique et si ces hommes ne visaient que les éléphants, il n’y a pas qu’eux qui étaient touchés. Le poison ne disparaissait pas dans l’air ou avec la mort de l’animal, il s’incrustait partout, attaquait chaque cellule, rongeait chaque parcelle de vie, détruisait la terre. L’animal qui buvait cette eau contaminée, qui léchait cette pierre, se retrouvait à son tour empoisonné. En pleine saison sèche, cette eau, ces abreuvoirs, représentaient souvent une aubaine pour les animaux. Et les lions, les hyènes, les vautours qui profitaient des carcasses des éléphants se retrouvaient aussi contaminés, quelques kilos de viande et une lente agonie. Combien de victimes collatérales…
Un héritage qu’on gaspillait, d’autant qu’au contact de l’eau le cyanure devenait inflammable. Ces gens ignoraient souvent comment l’utiliser ou ses réelles propriétés.



Aujourd’hui, de plus en plus de réserves privées proposent des programmes de volontariat. Il est possible de s’inscrire sur Internet. Des gens partent quelques semaines, quelques mois, pleins d’espoir, sauf que c’est souvent pour participer à une escroquerie gigantesque. Ces programmes dans des sanctuary conservation, comme ils les appellent, sont payants, plusieurs milliers d’euros, mais ce n’est rien à côté de la satisfaction de dire qu’on a participé à sauver des lions.
Certains responsables racontent que ce sont des animaux trouvés dans le bush, ils disent qu’ils les ont sauvés d’une mort certaine quand ils étaient jeunes et qu’ils les réhabilitent afin de les remettre en liberté. Mais autant de lions parqués au même endroit, des centaines de bêtes qui tournent en rond, agressives, apeurées, des groupes de mâles ensemble, plus de vingt, ce n’est pas de la conservation, c’est de l’élevage.
Le rêve se transforme souvent en une simple routine. Nettoyer les cages, nourrir les bêtes, le seul contact qu’on a avec elles. Votre temps et votre énergie servent une économie bien rôdée. Ce qu’on préserve dans ces endroits est tout sauf des animaux.



La nature, elle, cherche à s’adapter. Dans certaines régions, comme au Mozambique, où durant la guerre civile les pointes d’ivoire servaient de monnaie d’échange contre des armes, on observe que de plus en plus de femelles éléphants ne possèdent pas de défenses. Une évolution qui n’aurait rien de naturel, qui aurait été provoquée par l’homme. Le braconnage serait devenu si intensif que les pachydermes auraient commencé à muter génétiquement. D’abord, la majorité des animaux à grandes défenses ont été tués sans avoir eu le temps de partager leur patrimoine génétique – la taille des défenses est héréditaire –, ensuite, un éléphant qui ne possède pas d’ivoire a moins de chance d’être chassé, le gène de l’absence de défenses se propage donc au sein de l’espèce. Une mutation qui, si elle offre une chance de survie aux éléphants, les prive aussi d’une de leurs caractéristiques les plus emblématiques et d’un moyen de se nourrir et de se défendre. Le braconnage comme nouvelle forme de sélection des espèces.


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