J'ai beaucoup aimé
Titre : Mictlán
Auteur : Sébastien RUTES
Editeur : Gallimard
Parution : 2020
Pages : 160
Présentation de l'éditeur :
À l’approche des élections, le Gouverneur – candidat à sa propre
réélection – tente de maquiller l’explosion de la criminalité. Les
morgues de l’État débordent de corps anonymes que l’on escamote en les
transférant dans un camion frigorifique. Le tombeau roulant est conduit,
à travers le désert, par Vieux et Gros, deux hommes au passé sombre que
tout oppose. Leur consigne est claire : le camion doit rester en
mouvement. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Sans autre arrêt
autorisé que pour les nécessaires pleins de carburant. Si les deux
hommes dérogent à la règle, ils le savent, ils iront rejoindre la
cargaison. Partageant la minuscule cabine, se relayant au volant, Vieux
et Gros se dévoilent peu à peu l’un à l’autre dans la sécurité relative
de leur dépendance mutuelle. La route, semée d’embûches, les
conduira-t-elle au légendaire Mictlán, le lieu des morts où les défunts
accèdent, enfin, à l’oubli ?
Un mot sur l'auteur :
Né en1976, Sébastien Rutés est écrivain et maître de conférences spécialiste de la
littérature latino-américaine, notamment mexicaine. Il est l'auteur de plusieurs nouvelles et romans.
Avis :
Cela fait des jours qu’un semi-remorque frigorifique blanc, totalement banalisé, parcourt inlassablement le désert mexicain, ses deux chauffeurs Vieux et Gros se relayant sans interruption, de façon à ne s’arrêter que pour les pleins de carburant. A son bord s’entassent cent cinquante-sept cadavres, tous victimes de la violence, certains non identifiés, en tous les cas interdits de crémation tant qu’une enquête peut encore les concerner. La criminalité saturant morgues et cimetières dans tout le pays, le gouvernement en pleine période électorale cherche ainsi à gagner du temps avec les morts dont il ne sait plus que faire…
Cette histoire surréaliste est inspirée d’un fait réel survenu au Mexique en 2018. Les premiers chapitres sont déconcertants : une seule et même interminable phrase y tourne en boucle au fil des pensées ressassées par Gros et Vieux, au cours de leurs longues heures de divagation sans but sur les routes droites et sans fin qui traversent la torpeur du désert. L’on y comprend peu à peu leur histoire et cette présence perpétuelle de la mort, dans ce pays où la vie ne pèse rien, et où chacun doit être prêt à tout pour préserver sa peau un jour de plus.
Puis le rythme change, alors que les incidents viennent interrompre les réflexions désabusées des deux hommes, transformant leur traversée hallucinée d’un pays aux allures de purgatoire en une véritable plongée en enfer qui n’est pas sans évoquer Le salaire de la peur de Georges Arnaud. Dès lors, tout dérape, entraînant les deux chauffeurs dans une glissade mortelle où ils tenteront comme ils peuvent de conserver le plus longtemps possible l’équilibre, en tout cas le fragile souffle qui les différencie encore de leur silencieuse cargaison.
Le récit est du noir le plus pur : implacablement désespéré, le ton décapant ne laisse aucun répit, flirtant avec l’absurde dans un humour qui fait autant rire qu’il atterre le lecteur. L’on est ébloui par la maestria de l’auteur, qui, tant par le style que par la construction du roman, a su si bien rendre l’atmosphère de peur qui pèse comme une chape sur une société résignée et terrée dans une passivité impuissante. Chacun espère y passer à travers les gouttes en fermant les yeux, n’hésitant pas à donner lui-même la mort pour éviter de la recevoir, avec pour « unique droit et seule liberté : gagner un peu de temps avant la fin. »
Déroutante au début, cette lecture s’avère une claque magistrale, une plongée saisissante dans le dangereux enfer d’une société mexicaine qui vit dans l’ombre de la mort perpétuellement en embuscade. L’on en ressort sidéré et groggy, durablement marqué par un désespoir si noir, qui n’exclut pourtant ni drôlerie ni poésie. Ce livre me marquera autant que le terrifiant 2666 de Roberto Bolaño. (4/5)
Cette histoire surréaliste est inspirée d’un fait réel survenu au Mexique en 2018. Les premiers chapitres sont déconcertants : une seule et même interminable phrase y tourne en boucle au fil des pensées ressassées par Gros et Vieux, au cours de leurs longues heures de divagation sans but sur les routes droites et sans fin qui traversent la torpeur du désert. L’on y comprend peu à peu leur histoire et cette présence perpétuelle de la mort, dans ce pays où la vie ne pèse rien, et où chacun doit être prêt à tout pour préserver sa peau un jour de plus.
Puis le rythme change, alors que les incidents viennent interrompre les réflexions désabusées des deux hommes, transformant leur traversée hallucinée d’un pays aux allures de purgatoire en une véritable plongée en enfer qui n’est pas sans évoquer Le salaire de la peur de Georges Arnaud. Dès lors, tout dérape, entraînant les deux chauffeurs dans une glissade mortelle où ils tenteront comme ils peuvent de conserver le plus longtemps possible l’équilibre, en tout cas le fragile souffle qui les différencie encore de leur silencieuse cargaison.
Le récit est du noir le plus pur : implacablement désespéré, le ton décapant ne laisse aucun répit, flirtant avec l’absurde dans un humour qui fait autant rire qu’il atterre le lecteur. L’on est ébloui par la maestria de l’auteur, qui, tant par le style que par la construction du roman, a su si bien rendre l’atmosphère de peur qui pèse comme une chape sur une société résignée et terrée dans une passivité impuissante. Chacun espère y passer à travers les gouttes en fermant les yeux, n’hésitant pas à donner lui-même la mort pour éviter de la recevoir, avec pour « unique droit et seule liberté : gagner un peu de temps avant la fin. »
Déroutante au début, cette lecture s’avère une claque magistrale, une plongée saisissante dans le dangereux enfer d’une société mexicaine qui vit dans l’ombre de la mort perpétuellement en embuscade. L’on en ressort sidéré et groggy, durablement marqué par un désespoir si noir, qui n’exclut pourtant ni drôlerie ni poésie. Ce livre me marquera autant que le terrifiant 2666 de Roberto Bolaño. (4/5)
Citations :
— On ne peut pas savoir. C’est comme ça. On conduit sans savoir où on va ni ce qu’il y a à l’arrière. Des fois, je me dis que c’est pareil pour Dieu…
— Quoi ?
— Le monde, c’est comme un grand semi-remorque que Dieu conduit sans savoir ce qui se passe à l’arrière. Il est enfermé dans la cabine et fonce, les yeux fixés sur la route pour ne pas finir dans le fossé…
— Pourquoi il fonce ?
— Peut-être qu’il veut arriver vite parce qu’il soupçonne que les choses se passent mal à l’arrière…
(…)
Gros se dit que même Dieu doit être ici finalement, pas possible que Dieu reste tout seul dans la cabine, peut-être même qu’il n’y a jamais été, peut-être qu’il a été dans la remorque tout le temps, à respirer la puanteur dans le noir, à se demander où on va, quand le voyage s’arrêtera, à pleurer de temps en temps, mais alors qui conduit ?, se demande Gros, la question vaut aussi bien pour Vieux que pour Dieu, Gros finit par se dire que personne n’est au volant du semi-remorque depuis le début, ça expliquerait bien des choses…
(…) à force de s’écraser contre un mur de silence les mots s’endurcissaient, un coup de poing résonnait dans chacune de ses phrases, des sermons comme une ceinture qu’on retire, tu vois ce qui est arrivé à ta mère !, ses mots allaient toujours trop loin, s’éloignaient de Vieux comme s’ils en avaient peur, impossible de les retenir, il ouvrait la bouche et les mots fuguaient, alors les ramener, les amadouer, avec d’autres mots, ne plus essayer de briser le mur, plutôt le peindre de belles couleurs, pardonne-moi, j’ai juré de te protéger, c’est pour ton bien, chaque phrase dégoulinait sur le mur de silence comme un graffiti obscène, Vieux de la peinture plein les mains, la bouche maculée, des traces de ses doigts sur la peau claire de sa fille comme des cicatrices, pardon !, pardon !, je t’aime !, les mots poissaient, les mots souillaient, ils glissaient entre les doigts de Vieux, lui échappaient encore, disaient plus que Vieux ne voulait dire, connotations visqueuses, sous-entendus humides, Vieux tout englué se débattait pour se libérer, les mots prenaient le contrôle, c’est comme ça dans ces pays où on ne dit plus rien, on ne parle pas parce qu’on a peur de la réaction des autres et on finit par avoir peur aussi des mots (…)
Le vieillard le regarde finalement. Il a les yeux très clairs, presque blancs. Un bandeau sale couvre une blessure sur son front. On croirait qu’il va hausser les épaules mais ne s’en donne même pas la peine. Que pourrait-il dire ? Qu’on ne pose pas de question dans ce pays ? Un chien qui aboie, c’est comme une question. On tue aussi les hommes à cause de leur chien.
En réalité, il n’a tout simplement pas de réponse. Il n’a de réponse à aucune question. Il n’a pas l’habitude d’en chercher. On ne demande jamais rien à un homme comme lui. On lui donne des ordres. Il n’a de réponse à rien. Il est ce qu’on lui commande d’être. Il survit en silence.
(…) les larmes lui montent aux yeux à lui aussi, non seulement parce qu’il leur a fait du mal par amour, mais aussi parce qu’il vient de réaliser qu’il a eu dans sa vie des gens qu’il a aimés suffisamment pour leur faire du mal (…)
— Quoi ?
— Le monde, c’est comme un grand semi-remorque que Dieu conduit sans savoir ce qui se passe à l’arrière. Il est enfermé dans la cabine et fonce, les yeux fixés sur la route pour ne pas finir dans le fossé…
— Pourquoi il fonce ?
— Peut-être qu’il veut arriver vite parce qu’il soupçonne que les choses se passent mal à l’arrière…
(…)
Gros se dit que même Dieu doit être ici finalement, pas possible que Dieu reste tout seul dans la cabine, peut-être même qu’il n’y a jamais été, peut-être qu’il a été dans la remorque tout le temps, à respirer la puanteur dans le noir, à se demander où on va, quand le voyage s’arrêtera, à pleurer de temps en temps, mais alors qui conduit ?, se demande Gros, la question vaut aussi bien pour Vieux que pour Dieu, Gros finit par se dire que personne n’est au volant du semi-remorque depuis le début, ça expliquerait bien des choses…
(…) à force de s’écraser contre un mur de silence les mots s’endurcissaient, un coup de poing résonnait dans chacune de ses phrases, des sermons comme une ceinture qu’on retire, tu vois ce qui est arrivé à ta mère !, ses mots allaient toujours trop loin, s’éloignaient de Vieux comme s’ils en avaient peur, impossible de les retenir, il ouvrait la bouche et les mots fuguaient, alors les ramener, les amadouer, avec d’autres mots, ne plus essayer de briser le mur, plutôt le peindre de belles couleurs, pardonne-moi, j’ai juré de te protéger, c’est pour ton bien, chaque phrase dégoulinait sur le mur de silence comme un graffiti obscène, Vieux de la peinture plein les mains, la bouche maculée, des traces de ses doigts sur la peau claire de sa fille comme des cicatrices, pardon !, pardon !, je t’aime !, les mots poissaient, les mots souillaient, ils glissaient entre les doigts de Vieux, lui échappaient encore, disaient plus que Vieux ne voulait dire, connotations visqueuses, sous-entendus humides, Vieux tout englué se débattait pour se libérer, les mots prenaient le contrôle, c’est comme ça dans ces pays où on ne dit plus rien, on ne parle pas parce qu’on a peur de la réaction des autres et on finit par avoir peur aussi des mots (…)
Gros regarde le chien sautiller vers la remorque. Il est tout jeune et il lui manque une patte. Mais il a l’œil vif et semble propre. Il est maigre, lui aussi doit avoir faim, l’odeur le rend fou.
Alors le vieillard se retourne et lui assène un grand coup de bâton sur le crâne. Le chien glapit et s’enfuit en jappant. Il laisse une traînée de sang derrière lui. Les trois hommes le regardent disparaître dans le fossé.
— Pourquoi avez-vous fait ça ? demande Gros au vieillard qui lui tend les fruits. Le vieillard le regarde finalement. Il a les yeux très clairs, presque blancs. Un bandeau sale couvre une blessure sur son front. On croirait qu’il va hausser les épaules mais ne s’en donne même pas la peine. Que pourrait-il dire ? Qu’on ne pose pas de question dans ce pays ? Un chien qui aboie, c’est comme une question. On tue aussi les hommes à cause de leur chien.
En réalité, il n’a tout simplement pas de réponse. Il n’a de réponse à aucune question. Il n’a pas l’habitude d’en chercher. On ne demande jamais rien à un homme comme lui. On lui donne des ordres. Il n’a de réponse à rien. Il est ce qu’on lui commande d’être. Il survit en silence.
(…) les larmes lui montent aux yeux à lui aussi, non seulement parce qu’il leur a fait du mal par amour, mais aussi parce qu’il vient de réaliser qu’il a eu dans sa vie des gens qu’il a aimés suffisamment pour leur faire du mal (…)
A propos du Mexique sur ce blog :
La Ronde des Livres - Challenge Multi-Défis du Printemps 2020 |
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