mardi 17 décembre 2019

[Xilonen, Aura] Gabacho





Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Gabacho (Campeon Gabacho)

Auteur : Aura XILONEN

Traductrice : Julia CHARDAVOINE

Parution : 2015 en espagnol (Mexique)
                2017 en français (Liana Levi)

Pages : 368

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Liborio n’a rien à perdre et peur de rien. Enfant des rues, il a fui son Mexique natal et traversé la frontière au péril de sa vie à la poursuite du rêve américain. Narrateur de sa propre histoire, il raconte ses galères de jeune clandestin qui croise sur sa route des gens parfois bienveillants et d’autres qui veulent sa peau. Dans la ville du sud des États-Unis où il s’est réfugié, il trouve un petit boulot dans une librairie hispanique, lit tout ce qui lui tombe sous la main, fantasme sur la jolie voisine et ne craint pas la bagarre… Récit aussi émouvant qu’hilarant, Gabacho raconte l’histoire d’un garçon qui tente de se faire une place à coups de poing et de mots. Un roman d’initiation mené tambour battant et porté par une écriture ébouriffante.


Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Aura Xilonen est née au Mexique en 1995. Après une enfance marquée par la mort de son père et des mois d’exil forcé en Allemagne, elle passe beaucoup de temps chez ses grands-parents, s’imprégnant de leur langage imagé et de leurs expressions désuètes. Elle a seulement dix-neuf ans lorsqu’elle reçoit le prestigieux prix Mauricio Achar pour Gabacho, traduit depuis en huit langues. Aura Xilonen étudie le cinéma à la Benemérita Universidad Autónoma de Puebla.


Avis :

Après une enfance misérable et maltraitée, sans famille, sans nom et sans âge, le jeune Mexicain Liborio a survécu par miracle à sa terrible traversée clandestine du Rio Grande et du désert américain. Engagé comme homme à tout faire dans une librairie hispanique, il est souvent obligé de jouer des poings pour défendre ses maigres et fragiles acquis, surtout lorsqu’il ose lever les yeux sur Aireen, jeune femme blanche du quartier. Entre le monde des mots qu’il découvre dans les livres et celui des coups qu’il donne et reçoit avec une rage bientôt remarquée par un ancien boxeur déchu, réussira-t-il à échapper à la « migra » et à l’expulsion, et, dans ce cas, à la marginalité violente et miséreuse qui menace d’avoir sa peau ?

Dès les premières lignes, l’on est cueilli par l’écriture mordante, semée de jurons, de mots déformés et inventés. Déroutée au premier abord, je me suis très vite retrouvée subjuguée, totalement séduite par le style de narration aussi inventif que poétique, qui réussit à restituer avec une incroyable véracité les réactions d’un gamin des rues doté d’une vitalité, d’une intelligence et d’une spontanéité irrésistibles, à faire déborder la tendresse des expressions les plus triviales, à nous régaler d’un humour né d’une sincérité décalée, et à nous éblouir de traits et d’images surprenants de justesse et de beauté.

Liborio, le narrateur, frappe autant avec ses poings qu’avec ses mots, laissant le lecteur K.-O. au fil de ses innommables mésaventures, tant contemporaines que passées, les réminiscences de son enfance surgissant constamment pour donner au récit un relief saisissant de réalisme et propre à faire froid dans le dos. J’ai vraiment eu l’impression de toucher du doigt le malheur de ce gamin né au fond de l’enfer, nourri de sa rage de survivre, doté du courage de qui n’a rien à perdre, et qui, après tant de souffrances et d’exploits, se heurte au mur de la clandestinité aux Etats-Unis.

Le dénouement m’a certes semblé un peu trop tendre et positif, suscitant chez moi une infime et toute relative frustration : il m’aurait paru plus crédible de rester jusqu’au bout dans la même tonalité percutante, avec un Liborio toujours sur la brèche d’une vie dramatique, à jamais marquée par un tel parcours.

Ceci n’enlève rien à mon coup de coeur pour ce livre marquant et bluffant, qui m’a tant surprise par son style narratif éblouissant d’inventivité, percutant de réalisme, irrésistible d’humour et de tendresse, et semé de phrases à la beauté d’autant plus déconcertante qu’elles utilisent souvent un vocabulaire pas vraiment académique. Cet extraordinaire premier roman, publié à dix-neuf ans par Aura Xilonen, me fera suivre de près les futurs ouvrages de cette toute jeune écrivain.  (5/5)


Citations : 

Je monte dans le bus rouge qui vient de s’arrêter, paye et me pose au fond, là où les galeux comme moi, on a l’habitude de s’installer histoire de pas leur faire peur, aux noirs et aux blancs, parce que nous, on est gris, et le gris ici, c’est les limbes, ni du côté de Dieu, ni du côté du Diable.

Sur le mur, au-dessus, on a accroché un grand tableau badigeonné de rayures, d’éclaboussures, comme des crachats de couleurs ; on dirait qu’un tuberculeux a inhalé des litres de peinture et s’est mouché toute sa morve sur la toile.

Les immeubles sont très hauts ; on dirait des crayons en train de dessiner le ciel. Je me reflète dans leurs immenses fenêtres. Certains ont des fontaines où l’eau change de couleur et qui fonctionnent même à cette heure-ci. C’est que les fontaines des immeubles chic, ça marche quarante-huit heures par jour, comme si c’était leur sang qui faisait des bulles à leurs pieds.

« Espèce d’abruti, me disait ma tante qui n’était pas ma tante mais ma marraine, t’es vraiment un sale gosse. Bouge-toi le cul, balaye, passe la serpillière histoire de gagner ta croûte et arrête de rester planté là à regarder voler les mouches. »
« Si t’as pas bien astiqué les chiottes, je te filerai rien à dîner, tu passes tes journées à te la couler douce. »
« Si ta mère était encore vivante, avorton du démon, elle mourrait une seconde fois rien que de voir ta face d’attardé ; tu sais même pas aligner deux mots. »
« C’est vrai docteur, il a l’air attardé même si ça lui arrive parfois d’aboyer. »
« Je sais pas docteur, est-ce que ce serait pas une mauvaise tête comme sa mère – que Dieu la garde ? Parce que, mon Dieu, vu le genre de femme que c’était, elle doit croupir au fond de l’Enfer. »
« Vous savez docteur, j’ai beau lui donner des choses à faire, à cette tête de mule, il devient de plus en plus buté. Vous auriez pas une piqûre pour qu’il m’obéisse ? »
« Même avec des coups, il comprend rien, ce crétin. La dernière fois, je l’ai fouetté avec un câble électrique et même comme ça, il a pas bronché. On dirait une mule. Ni en avant ni en arrière. »
« Oui, je vous jure docteur, la dernière fois il m’a volé une petite médaille qui appartenait à sa mère mais qu’elle m’avait offerte à moi. Un peu de justice tout de même. C’est pas rien de prendre en charge un morveux pareil et puis ça coûte bonbon. C’était la moindre des choses qu’elle me l’offre à moi, vous croyez pas ? »
« J’ai pas la moindre idée d’où est-ce qu’il a été fourrer cette médaille, monsieur le policier, je l’ai déjà roué de coups, mais il a pas lâché le morceau. »
« Rien, c’est pire qu’une mule ; je vous avoue que je préférerais que vous l’emmeniez en prison plutôt que de l’avoir dans les parages, parce qu’un jour il va me tuer dans un accès de colère. Ça lui arrive de cogner les murs quand il se fâche, alors imaginez s’il lui prend l’envie de me frapper un jour ? »
« Non, vraiment, moi j’en peux plus, et avec tout ce que j’ai fait pour lui. » 

J’ai l’air d’un combattant blessé dans une guerre solitaire, suppurant d’éclats de mitraille. C’est vrai, on dirait que j’ai tout contre moi ici ; comme si y avait une guerre pour m’exterminer coûte que coûte, même à l’insecticide.

D’aussi loin que je me souvienne, les gens m’ont toujours appelé comme ça leur chantait ; personne ou presque m’a jamais demandé mon nom, c’était pas la peine. Pour les gens, j’étais le petit con, la tapette, le mec, le gosse, le gamin, le pédé, le crevard, le guignol, le noiraud, le sale indien, le megawarrior, le jeune homme, la grosse merde, le jeunot, le clandestin ; des noms qui changeaient selon les circonstances. Je veux lui dire que je m’appelle Liborio. Liborio. Liborio, mais ça me fait honte d’un coup.
« Je me souviens pas de mon nom. » Je lui réponds en haussant les épaules, la tête baissée et inondée de larmes.

Les autres s’approchent et regardent ce qu’il vient de crever. Je sais pas ce que c’est, mais je profite de ce qu’ils rechargent leurs fusils et vident leurs balles sur cette chose à terre qui bouge presque plus pour m’éclipser derrière les fourrés ; je finis par y trouver le terrier d’un animal. Il est pas bien grand, du coup, je dois tordre ma carcasse dans tous les sens pour m’y glisser. De la main droite, je me recouvre de terre histoire de refermer le trou sur moi. Je prends ma respiration et jette une dernière poignée de terre, cerise sur le gâteau de ma tombe improvisée, de cet utérus en terre où j’espère que ces salauds de gringos partis à la chasse au migrant ne viendront pas m’avorter.

Côté ouest, des gratte-ciel bouchent la vue ; avec leurs vitres-miroirs qui reflètent le ciel et les nuages, on dirait que ces saloperies d’immeubles portent des lunettes aux verres polarisés.

C’est dans le fameux livre que m’dame Double V avait acheté que j’ai lu que la misère, ça sentait jamais la rose ; que nous, les pauvres, en plus d’être pauvres, on était miteux et crasseux. Qu’il y avait que l’art pour faire ressortir la beauté de la saleté, et que les artistes les plus culottés, c’étaient ceux qui arrivaient à faire une putain d’œuvre d’art à partir d’une tragédie, de la misère, de l’abandon, comme ces connards de photographes qui effleurent le malheur du bout des doigts, histoire de gagner un putain de prix Pulitzer avec leur super photo.

Mais je me suis vite rendu compte que la littérature avait absolument rien à voir avec la vie de tous les jours. Du moins, je pouvais pas m’empêcher de penser que personne pouvait savoir à quoi je pensais quand je m’allongeais pour contempler des écureuils ou des arbres. Parfois, j’essayais de savoir à quoi ils pensaient, ceux qui étaient à côté de moi, le Boss, les clients de la librairie, Madame, l’Argentin, les crevards, les guignols, les mecs, les gonzesses, la fille du 7-Eleven, les ploucs et les hypoténuses. C’est pour ça que je trouvais que ça sonnait tellement faux dans les pages des livres, avec leurs pensées toutes linéaires, sans le tohu-bohu de tout ce qui nous passe par la tête quand on marche dans la rue, renfermés sur nous-mêmes ; leurs méandres aussi, ils avaient l’air pipeau, c’était tellement bien rangé qu’y avait rien qui dépassait dans la marge, ni des mots, ni des faits.

Je passe d’abord avec Aireen devant le rayon des appareils électroniques avec des écrans de toutes les tailles, des ordinateurs, des radios, des home cinemas, des portables, des jeux vidéo. Ici, devant tant de technologies à portée de main, les gringos commencent à se prendre au sérieux. Ça se lit sur leurs tronches, dans leurs rêves, que ça les fait baver, crever d’envie, qu’ils ont besoin d’un écran de la taille du Colosse de Rhodes pour se sentir vivants, pour s’assurer que leur vie, c’est pas du gâchis.

Le ciel est limpide, comme si la courbure de la Terre était une immense cornée et qu’on avait balayé toutes les poussières d’un gigantesque battement de cils.



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