J'ai aimé
Titre : Rhapsodie des oubliés
Auteur : Sofia AOUINE
Parution : 2019 (Editions de la Martinière)
Pages : 208
Présentation de l'éditeur :
Abad, treize ans, vit dans le quartier de Barbès, la Goutte d’Or, Paris
XVIIIe. C’est l’âge des possibles : la sève coule, le cœur est plein
de ronces, l’amour et le sexe torturent la teête. Pour arracher ses
désirs au destin, Abad devra briser les règles. A la manière d’un
Antoine Doinel, qui veut réaliser ses 400 coups à lui.
Rhapsodie des oubliés raconte sans concession le quotidien d’un quartier et l’odyssée de ses habitants. Derrière les clichés, le crack, les putes, la violence, le désir de vie, l’amour et l’enfance ne sont jamais loin.
Dans une langue explosive, influencée par le roman noir, la littérature naturaliste, le hip-hop et la soul music, Sofia Aouine nous livre un premier roman éblouissant.
Rhapsodie des oubliés raconte sans concession le quotidien d’un quartier et l’odyssée de ses habitants. Derrière les clichés, le crack, les putes, la violence, le désir de vie, l’amour et l’enfance ne sont jamais loin.
Dans une langue explosive, influencée par le roman noir, la littérature naturaliste, le hip-hop et la soul music, Sofia Aouine nous livre un premier roman éblouissant.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Avis :
Abad, treize ans, habite rue Léon, à Barbès. Depuis qu’il a fui le Liban avec ses parents, sa vie s’est mise à tourner de travers. Entre les coups de son père, détruit par l’exil et l’humiliation de ses abrutissantes conditions de vie parisienne, et le silence dans lequel s’est retranchée sa mère, l’adolescent s’est laissé happer par la rue. Dérivant de bêtise en bêtise jusqu’aux marges de la délinquance, en tout cas rapidement assimilé « malfaisant », il raconte son existence : la jungle qu’est l’école, la rue qui remplace sa famille, la vie de son quartier et de ses laissés-pour compte, comme Gervaise la prostituée au destin tragique, Odette la vieille dame abandonnée à l’hospice, ou Batman la jeune fille séquestrée par son frère salafiste…
La langue de ce monologue coloré et rythmé est celle d’un gamin des cités : argotique, crue, pas toujours totalement compréhensible, encombrée des obsessions sexuelles de l’adolescent, elle donne au récit des accents d’authenticité et maquille d’une fausse naïveté le regard tout en acuité de l’auteur sur la vie des quartiers dits sensibles.
Avec beaucoup de tendresse, mais aussi de virulence, Sofia Aouine nous fait entendre une sorte de complainte des oubliés de notre société. Appelant à la lumière les fractures qui séparent plusieurs générations de personnages littéralement dévorés par leur environnement et leurs malheurs, elle dénonce le terreau que représentent l'isolement et le désespoir pour les engrenages violents en tout genre : délinquance, drogue, prostitution, sectarisme…
Malgré quelques réticences, liées au découpage très marqué entre les histoires, quasi juxtaposées, de chaque personnage, à l’absence d’une véritable conclusion et à la présence de quelques clichés, j’ai été globalement emportée par ce récit dérangeant et plutôt poignant, à la fois tendre et rageur, aux personnages attachants et crédibles, et où l'on devine parfois une résonance toute personnelle avec certains éléments de la biographie de l'auteur. (3/5)
La langue de ce monologue coloré et rythmé est celle d’un gamin des cités : argotique, crue, pas toujours totalement compréhensible, encombrée des obsessions sexuelles de l’adolescent, elle donne au récit des accents d’authenticité et maquille d’une fausse naïveté le regard tout en acuité de l’auteur sur la vie des quartiers dits sensibles.
Avec beaucoup de tendresse, mais aussi de virulence, Sofia Aouine nous fait entendre une sorte de complainte des oubliés de notre société. Appelant à la lumière les fractures qui séparent plusieurs générations de personnages littéralement dévorés par leur environnement et leurs malheurs, elle dénonce le terreau que représentent l'isolement et le désespoir pour les engrenages violents en tout genre : délinquance, drogue, prostitution, sectarisme…
Malgré quelques réticences, liées au découpage très marqué entre les histoires, quasi juxtaposées, de chaque personnage, à l’absence d’une véritable conclusion et à la présence de quelques clichés, j’ai été globalement emportée par ce récit dérangeant et plutôt poignant, à la fois tendre et rageur, aux personnages attachants et crédibles, et où l'on devine parfois une résonance toute personnelle avec certains éléments de la biographie de l'auteur. (3/5)
Citations :
La plupart des grands, profs, parents, parents des autres, pensaient que j’étais fou, un mauvais élève, un sale, un méchant, et que c’était moi qui avais entraîné tous les autres vers la rue et les conneries de sex-shop. Alors que dans la vraie vie, celle qui pue la merde, c’est la rue qui nous gouverne et pas l’inverse. C’est la rue qui nous appelle et pas l’inverse. Et pour ceux qui ont pas de mère, il n’y a qu’elle pour les comprendre, les aimer, et donner un sens à leur vie. Ceux qui habitent là où ça sent les fleurs peuvent pas piger. Si t’as pas goûté à elle, tu ne peux pas capter.
(…) il me fait penser aux clochards qui cherchent à faire la manche sur la ligne 4. Ils rentrent doucement, regardent tout le monde et essaient d’hurler pour couvrir les bruits du métro, cette machine à broyer la voix. Leurs paroles n’atteignent jamais les cœurs, soit parce qu’on les ferme, soit parce que la connexion entre le cerveau et le cœur n’existe plus. Elle est parfois bloquée par le portefeuille et comme Odette dit : « Cœur à gauche portefeuille à droite, les deux c’est pas compatible… Deviens jamais comme ça. »
(…) il me fait penser aux clochards qui cherchent à faire la manche sur la ligne 4. Ils rentrent doucement, regardent tout le monde et essaient d’hurler pour couvrir les bruits du métro, cette machine à broyer la voix. Leurs paroles n’atteignent jamais les cœurs, soit parce qu’on les ferme, soit parce que la connexion entre le cerveau et le cœur n’existe plus. Elle est parfois bloquée par le portefeuille et comme Odette dit : « Cœur à gauche portefeuille à droite, les deux c’est pas compatible… Deviens jamais comme ça. »
Rue Léon, les Barbapapas voulaient régenter. Même les vieux chibanis de la mosquée Poulet n’ont rien vu venir. Leur apparition a vite transformé la prière du vendredi en vestiaire de foot et en arrière-cour des copies conformes de mafieux italiens de la série Gomorra. (...)
La majorité faisait des leçons de croyance à l’imam en place et aux anciens du quartier qui pratiquaient leur religion depuis toujours la main sur le cœur et sans gêner personne. Ces vieux aiment leur Dieu car ils y voient de la lumière et ils ont toujours baigné dedans. Ils s’y accrochent pour s’oublier un peu au milieu de la merde qui traverse cette ville, si loin de la terre des ancêtres. Entre nos murs, les générations se sont souvent succédé et heurtées sans jamais se rencontrer vraiment. Les aînés esquivaient les balles de l’exil ou se couchaient à terre. Les pères arrivés au début du XXe siècle, qu’on a jetés à l’eau en 1961, noyaient leur chagrin dans les maisons closes, le chaabi, la carotte du PMU et le mauvais vin. Puis sont venus les fils nés ici qui, dans les années 1980, ont goûté au charme morbide de l’héroïne et sont morts du sida pour beaucoup. (...)
À ces générations d’hommes qui souffraient en silence ou le cul entre deux chaises a succédé aujourd’hui un monstre ingérable que ce pays a créé de toutes pièces. Génération avec la rage vissée au corps que les pères et leurs grands frères avant eux n’avaient peut-être pas ou qu’ils cachaient profond à l’intérieur. Un nouvel ennemi intime et invisible, prêt à se faire sauter au nom d’un Dieu qu’ils ne comprennent pas et salissent chaque jour. Ici une drogue en remplaçant une autre, dans ce nouveau siècle, vente de pilon et religion font bon ménage et pour les opportunistes comme Omar le Salaf, la vie est belle et l’avenir radieux.
Omar le Salaf s’était donné pour mission de purifier toute la terre des mécréants et avait déjà réussi à s’emparer de la moitié de la rue Léon, aussi rapide que la peste, en tissant çà et là des frontières invisibles. Certains ne voyaient rien à y redire ; mais une résistance fragile s’engageait peu à peu. Souvent dans ce genre de quartier, personne ne voit rien mais tout le monde sait et la loi de l’omerta fait qu’on préfère mourir plutôt que de balancer un frère ou avoir des problèmes. Les bobos fraîchement débarqués déménageaient en masse, les drogués et les putes avaient fui plus loin au cœur de Château-Rouge ou dans les entrailles du secteur Marcadet. Les habitants devaient payer un droit de passage pour aller chez le docteur Zerbib, qui avait son cabinet près de mon immeuble. La rue semblait déserte de jour comme de nuit et la mort s’infiltrait lentement partout. Tout crevait à petit feu et malgré tout, la BAC laissait faire, sans bouger. Quelques mois à peine et chacun avait un fils ou un cousin qui avait rejoint les Barbapapas. La secte séduisait à coups de billets qui sentaient la Terre sainte et le shit, les promesses du pays de Sham et d’un paradis peuplé des soixante-douze vierges dignes d’un calendrier Pirelli. Certaines familles semblaient y trouver leur compte et préféraient voir leur fils faire le jihadiste de pacotille au quartier plutôt que la victime au mitard. Finalement, un billet de barbus puerait toujours moins qu’un autre à l’odeur de mauvais shit ou de tapinage. En apparence, rien n’avait changé. Mais là où vous ne voyez rien, moi je vois. Je sais qu’à chaque boutique qui ferme, chaque mère qui n’ose plus sortir sa tête par la fenêtre ou chaque famille qui déménage, la gangrène des Barbapapas a pris.
Omar le Salaf veut faire de la rue Léon son califat. Une sorte de police des vertus et des vices est chargée d’effectuer des rondes jour et nuit. Trois ou quatre membres de la secte gèrent les entrées et sorties d’un bout à l’autre du quartier, en surveillant la longueur des jupes, les cabas de courses des mamans, et tout ce qui peut de près ou de loin ressembler à du haram. Ils ont même voulu forcer le vieux propriétaire kabyle qui tient son bouclard des Sports depuis les accords d’Évian à ne plus vendre d’alcool et à fermer son PMU. (...)
Depuis quelques semaines, son rideau est désespérément baissé (...)
Son sourire a été remplacé par une affiche en mauvais français écrite à la-vite. On y lit : « C’est fini. Parti les vacances, je reviens bientôt. Monsieur Mohand. » Les autres commerçants racontent qu’il se repose au bled chez une de ses filles. Mais moi, je sais pertinemment que les Barbapapas lui ont cassé les jambes à coups de battes parce qu’il a osé résister.
Un vendredi, la prof de biologie s’est absentée pour la cinquième fois en prétextant un début de cancer. Tout le monde sait qu’elle est dépressive et disparaît pour ne pas avoir à nous parler d’éducation sexuelle. Certains parents ont porté plainte contre elle et le collège, en disant qu’on apprenait la perversion et l’homosexualité à l’école car elle nous avait montré la vidéo de l’accouchement d’une jument. Sa voiture a été fracassée peu de temps après et elle aussi par la même occasion.
J’aime bien les valises. Les valises, c’est toujours des souvenirs de vie. Il y a celles qui ont trop vécu et celles qui vivront demain à vos côtés. Celles avec lesquelles on part, on reste, ou on ne revient jamais. On les bourre, on les transporte, on fait pas attention, on les sort que pour partir en vacances, alors qu’elles, elles ont tout vu de nous : les joies, les malheurs. On ne les calcule plus, on oublie jusqu’à leur existence. Et parfois, on les remplit de vieux souvenirs de ceux qui sont morts. On les cache pour pas être tristes et elles finissent par pourrir dans un coin de la maison, parce que c’est trop dur de les regarder. Mais elles, elles continuent de nous regarder vivre et quand on finit par mourir, elles nous survivent. Mes parents aussi en ont transporté, des bagages. On n’est pas si différents, avec la dame d’ouvrir dedans, au fond. C’est l’histoire de ce pays : on a presque tous, d’où que l’on vienne, d’où qu’on parle, peu importe notre Dieu, une histoire de valises à vivre et à raconter.
La dame d’ouvrir dedans m’a dit que les souvenirs traversent la peau des familles. Ce qu’il y a au plus profond reste en nous, à travers les enfants, les petits-enfants et les petits-enfants des enfants.
Je me sens tout seul, alors je squatte tous les jours le Titanic. Un café qui fait tout : bar, tabac, hôtel, PMU, bordel, casino. Un Disneyland pour pauvres et immigrés, perdu entre Barbès et la Chapelle. À côté des rails du train, de la ligne 2 et du hammam des grosses et des travestis. La devanture est moche, ça pue l’urine jusque dans les cacahuètes, mais je m’y sens bien. L’odeur est tellement forte, ça imprègne presque tes vêtements. Sur terre, il y a des endroits où tous les maudits se donnent rendez-vous. Ils se baignent dans leur malédiction comme dans une grande baignoire de merde. Le Titanic est un de ceux-là, classé trois étoiles au Michelin de la cassosserie, la vraie, celle des damnés de la terre.
J’aime bien les valises. Les valises, c’est toujours des souvenirs de vie. Il y a celles qui ont trop vécu et celles qui vivront demain à vos côtés. Celles avec lesquelles on part, on reste, ou on ne revient jamais. On les bourre, on les transporte, on fait pas attention, on les sort que pour partir en vacances, alors qu’elles, elles ont tout vu de nous : les joies, les malheurs. On ne les calcule plus, on oublie jusqu’à leur existence. Et parfois, on les remplit de vieux souvenirs de ceux qui sont morts. On les cache pour pas être tristes et elles finissent par pourrir dans un coin de la maison, parce que c’est trop dur de les regarder. Mais elles, elles continuent de nous regarder vivre et quand on finit par mourir, elles nous survivent. Mes parents aussi en ont transporté, des bagages. On n’est pas si différents, avec la dame d’ouvrir dedans, au fond. C’est l’histoire de ce pays : on a presque tous, d’où que l’on vienne, d’où qu’on parle, peu importe notre Dieu, une histoire de valises à vivre et à raconter.
La dame d’ouvrir dedans m’a dit que les souvenirs traversent la peau des familles. Ce qu’il y a au plus profond reste en nous, à travers les enfants, les petits-enfants et les petits-enfants des enfants.
Je me sens tout seul, alors je squatte tous les jours le Titanic. Un café qui fait tout : bar, tabac, hôtel, PMU, bordel, casino. Un Disneyland pour pauvres et immigrés, perdu entre Barbès et la Chapelle. À côté des rails du train, de la ligne 2 et du hammam des grosses et des travestis. La devanture est moche, ça pue l’urine jusque dans les cacahuètes, mais je m’y sens bien. L’odeur est tellement forte, ça imprègne presque tes vêtements. Sur terre, il y a des endroits où tous les maudits se donnent rendez-vous. Ils se baignent dans leur malédiction comme dans une grande baignoire de merde. Le Titanic est un de ceux-là, classé trois étoiles au Michelin de la cassosserie, la vraie, celle des damnés de la terre.
La principale religion à la maison s’appelle le silence. Pour éviter les problèmes et espérer être un peu heureux, la tactique à employer est de fermer sa gueule, baisser la tête, raser les murs. Alors, c’est ce qu’on fait, maman et moi. La daronne c’est dans sa peau, elle a pratiqué ça toute sa vie. Ma mère est un fantôme de lait et de rose. Silencieuse et discrète. Le genre de femme qui mourra dans les limbes des mots qu’elle n’a jamais osé dire. Le regard droit et le poing fermé par la rage avortée.
Baba, il est comme tous les pères de mes copains. Ils ne parlent pas, travaillent comme des esclaves – des boulots de merde qui salissent et éclatent votre corps en morceaux. Ils n’embrassent pas, mangent et dorment tout seuls, font l’amour à maman, juste pour enfanter, et des garçons de préférence. Les filles, c’est que des problèmes. Ils sont comme des ombres à vivre à côté de vous sans vous voir. Les seules paroles dont on pourrait se souvenir quand on sera plus âgé, ils les prononcent avec leurs poings. Ils vous évitent mais ils tapent fort, très fort, pour dire qu’ils sont là. Si tu dois trouver un sens à ton existence, ce sera dans les coups de ton père.
Chacun de nous avait une famille un peu bancale ou suffoquait au milieu des autres. Certains de nos grands frères jouaient les pères quand les hommes de la famille étaient au placard ou trop démissionnaires. La rue Léon est presque devenue notre mère, notre père à tous sans qu’on s’en aperçoive. Chez moi, le frigo est vide comme tout l’appart et les placards. Je préfère encore me goinfrer du chaos de cette pute de Léon plutôt que de crever la dalle à attendre qu’Odette rentre aussi de l’hôpital. Elle m’a laissé ses clefs et des tonnes de livres et de disques pour qu’on ait de quoi causer quand elle rentrera. Au bout de quelques jours, à force d’errer au milieu de ses souvenirs et surtout sans elle, j’ai fini par étouffer. Il n’y avait plus rien à lire, ni à écouter, ni à espérer, alors je suis retourné dehors, là où le bruit atténuait un peu les hurlements de mon crâne.
Notre rue avait ses règles. On était des petits joueurs, mais on s’en accommodait. Aucun de nous n’avait des délires de grand banditisme ou des fantasmes de devenir un El Chapo en carton de plus sur la liste qui moisirait à la rate – comme ces frères à peine sortis de la majorité. Il n’y a peut-être que Sékou qui trempait un peu dans la résine, mais juste d’un doigt de pied. Assez pour avoir de belles baskets et faire croquer un peu sa mère divorcée et ses petites sœurs. On avait tous un point commun en dehors de nos familles un peu cassos : on voulait grandir sans entraves, sans dieu, sans maître, vivre vite et atteindre même un bout de cette jouissance autorisée uniquement aux gens bien nés. Mais pour ça, il nous fallait de l’oseille, beaucoup d’oseille.
Baba, il est comme tous les pères de mes copains. Ils ne parlent pas, travaillent comme des esclaves – des boulots de merde qui salissent et éclatent votre corps en morceaux. Ils n’embrassent pas, mangent et dorment tout seuls, font l’amour à maman, juste pour enfanter, et des garçons de préférence. Les filles, c’est que des problèmes. Ils sont comme des ombres à vivre à côté de vous sans vous voir. Les seules paroles dont on pourrait se souvenir quand on sera plus âgé, ils les prononcent avec leurs poings. Ils vous évitent mais ils tapent fort, très fort, pour dire qu’ils sont là. Si tu dois trouver un sens à ton existence, ce sera dans les coups de ton père.
Chacun de nous avait une famille un peu bancale ou suffoquait au milieu des autres. Certains de nos grands frères jouaient les pères quand les hommes de la famille étaient au placard ou trop démissionnaires. La rue Léon est presque devenue notre mère, notre père à tous sans qu’on s’en aperçoive. Chez moi, le frigo est vide comme tout l’appart et les placards. Je préfère encore me goinfrer du chaos de cette pute de Léon plutôt que de crever la dalle à attendre qu’Odette rentre aussi de l’hôpital. Elle m’a laissé ses clefs et des tonnes de livres et de disques pour qu’on ait de quoi causer quand elle rentrera. Au bout de quelques jours, à force d’errer au milieu de ses souvenirs et surtout sans elle, j’ai fini par étouffer. Il n’y avait plus rien à lire, ni à écouter, ni à espérer, alors je suis retourné dehors, là où le bruit atténuait un peu les hurlements de mon crâne.
Notre rue avait ses règles. On était des petits joueurs, mais on s’en accommodait. Aucun de nous n’avait des délires de grand banditisme ou des fantasmes de devenir un El Chapo en carton de plus sur la liste qui moisirait à la rate – comme ces frères à peine sortis de la majorité. Il n’y a peut-être que Sékou qui trempait un peu dans la résine, mais juste d’un doigt de pied. Assez pour avoir de belles baskets et faire croquer un peu sa mère divorcée et ses petites sœurs. On avait tous un point commun en dehors de nos familles un peu cassos : on voulait grandir sans entraves, sans dieu, sans maître, vivre vite et atteindre même un bout de cette jouissance autorisée uniquement aux gens bien nés. Mais pour ça, il nous fallait de l’oseille, beaucoup d’oseille.
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