dimanche 15 décembre 2019

[Jérusalmy, Raphaël] La rose de Saragosse






Coup de coeur 💓💓

 

Titre : La rose de Saragosse

Auteur : Raphaël JERUSALMY

Parution : 2018

Editeur : Actes Sud

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Saragosse, 1485. Tandis que Torquemada tente d’asseoir sa terreur, un homme aux manières frustes pénètre le mi­lieu des conversos qui bruisse de l’urgence de fuir. Plus en­core que l’argent qui lui brûle les doigts, cette brute aux ongles sales et aux appétits de brigand aime les visages et les images.
Il s’appelle Angel de la Cruz, il marche vite et ses trajec­toires sont faites d’embardées brutales. Où qu’il aille, un effrayant chien errant le suit. Il est un familier : un indic à la solde du plus offrant. Mais un artiste, aussi.
La toute jeune Léa est la fille du noble Ménassé de Montesa. Orpheline de mère, élevée dans l’amour des livres et de l’art, elle est le raffinement et l’espièglerie. L’es­prit d’indépendance.
Dans la nuit que l’Inquisition fait tomber sur l’Es­pagne, Raphaël Jerusalmy déploie le ténébreux ballet qui s’improvise entre ces deux-là, dans un décor à double-fond, au cœur d’une humanité en émoi, où chacun joue sa peau, où chacun porte un secret.
Sur la naissance d’une rébellion qui puise ses armes dans la puissance d’évocation – et l’art de faire parler les silences – de la gravure, La Rose de Saragosse est un ro­man vif et dense, où le mystère, la séduction et l’aventure exaltent la conquête de la liberté.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Diplômé de l’École normale supérieure et de la Sorbonne, Raphaël Jerusalmy a fait carrière au sein des services de renseignements militaires israéliens avant de mener des actions à caractère humanitaire et éducatif. Il est aujourd’hui marchand de livres anciens à Tel-Aviv.

 

 

Avis :

Pour venger son confrère Pedro de Arbués, assassiné en pleine cathédrale de Saragosse en 1485, le Grand Inquisiteur Tomas de Torquemada organise un gigantesque autodafé où sont brûlés des centaines d’hérétiques. Sous son impulsion, l’Inquisition espagnole est en train d’acquérir une puissance sans précédent. Pourtant, à sa grande fureur, des placards subversifs à l’effigie d’une rose se mettent à apparaître sur les murs de la ville. Un homme s’y intéresse de près : Angel de la Cruz, indicateur motivé par l’appât du gain, mais aussi artiste à ses heures. Il va bientôt croiser la route de Léa, fille d’un noble converti, au caractère bien trempé, elle aussi très versée dans les livres et les gravures. Tous deux vont se défier, pour finir par tenter de sauver leur liberté et celle de leur art.

Avec pour toile de fond la rumeur sanglante des persécutions religieuses du 15ème siècle espagnol, cette histoire dessine un joli motif poétique autour de deux personnages engagés dans la préservation de ce qu’ils ont de plus cher : l’art, fenêtre sur l’âme humaine, et ici, vecteur de liberté, symbolisée par cette rose épineuse, fragile et irréductible, d’une beauté d’autant plus délicate qu’elle fleurit dans le décor brutal d’un obscurantisme aveugle et meurtrier.

De Pedro Gracia de Benavarre et Bartolomé Bermejo jusqu’à Botticelli, en passant par les ateliers des graveurs et le nouveau pouvoir qu’ils donnent aux images en les reproduisant et en les diffusant, ce récit admirablement construit entrelace savamment les allégories pour nous livrer une histoire d’une grande beauté, aux messages intemporels : un hommage à la liberté de penser et de créer, à la puissance de l’art capable de parler sans mots, si bien comprise par les despotes de tout poil qu’ils ont toujours tenté de la contrôler et de la réprimer. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Nul manieur de pinceaux n’échappe à la tentation de braver les interdits. Benavarre, Berruguete, Bermejo, tous sont engagés dans cette guerre souterraine. S’accommodant sans peine des sujets auxquels les prêtres les astreignent, ils précipitent anges et martyrs dans la bataille qu’ils livrent à l’Index. Madones et crucifixions ne sont pour eux que prétexte à dialoguer avec la matière, concocter des mixtures de sorcières avec des pigments et de l’huile, mélanger les teintes, jongler avec les dimensions pour emberlificoter l’œil, grimer la nature. Et défier le Créateur Lui-même. Leurs saint Sébastien percés de flèches, leurs Christ sanguinolents qui lèvent gentiment les yeux au ciel, ne souffrent pas vraiment. Ils resplendissent, ignorant la douleur et l’angoisse. Tout simplement parce qu’ils sont bien peints.
Et puis il y a les graveurs. Plus secrets. La plupart sont d’ailleurs anonymes. De simples faiseurs d’images qui n’inspirent pas la méfiance. Et qui, sous des apparences de naïveté, parfois de gaucherie, dissimulent une acuité redoutable. Le trait nu du pointeau donne d’emblée une impression de franchise, d’honnête besogne. Or le burin peut s’avérer tout aussi séditieux que la brosse. Ou même la plume.
Le graveur ne passe ni par les mots ni par les couleurs, qui ne sont pour lui que fioritures. Il laisse son empreinte sur l’esprit d’une manière plus subreptice. Mais aussi plus directe. Le sillon qu’il creuse dans la planche lui fraye un chemin sans détour vers l’œil, qui est la porte de l’âme. Un sentier qui se faufile tout droit jusqu’aux recoins les plus intimes de l’être. Là où se terre le Démon.

Les derniers rayons, tout en haut, abritent sa fameuse collection de gravures, sans doute la plus importante d’Espagne. Des pièces tant frottées à la main que frappées à la presse, venant de Padoue, de Nuremberg, de Mayence, amassées au fil des années. La plupart sont d’une facture gauche, surtout celles au burin, mais d’autres, ciselées à la pointe, surpassent en force, en minutie, le travail des plus grands peintres. Lesquels caressent le regard, l’invitent à la contemplation, à la promenade. Alors que le graveur s’empare de l’œil comme s’il tenait à le dresser. Et lui apprendre à braquer l’essentiel.

Ménassé possède une immense bibliothèque dont il consulte souvent les ouvrages. Mais c’est à l’étage des gravures qu’il médite le mieux, scrutant les lignes noires tracées par le stylet, puis estampées avec force sur la feuille. Il a toujours été envoûté par ces impressions à l’encre, un peu crues, parfois brutales. Elles lui semblent dotées de pouvoirs mystérieux. D’une énergie secrète qui, libérée des signes, surpasse celle de l’écrit.

Penché au-dessus de la table branlante qui lui sert d’atelier, Angel laisse l’ombre de sa main frétiller au gré des vacillements de la chandelle. Il aimerait tant dessiner avec elle, cette main qui flotte, aérienne. Que n’alourdit pas la chair. Cette sveltesse du mouvement, cette puissance du geste, il les a ressenties plus d’une fois. À la pointe de son épée. Traçant une balafre, à l’estafilade, en travers d’une joue d’aigrefin aussi lisse qu’une plaque de graveur. Qu’il sabre un visage ou qu’il en capture l’expression sur le vif, Angel procède de même. Il assouplit les jointures, débande les ligaments, laisse le poignet leste, tout en gardant le bras ferme. Il fait le vide, se désencombre, scrute sa proie tout comme son modèle, en soutient intensément le regard, avant de lui décocher un sec coup de lame. Ou de mine.

Léa entraîne Raquel Cuheno vers la dernière mezzanine, tout en haut de l’escalier en colimaçon. Là où Ménassé conserve sa collection d’estampes. Raquel se fait prier. Elle n’aime pas ces images frottées avec des rouleaux d’encre. Elle préférerait que Léa lui montre des livres d’heures aux miniatures délicates, aux enluminures finement dorées. Il s’en dégage une candeur de sainte crèche, apaisante, en parfaite harmonie avec le velouté du parchemin. Alors que les traits noirs des gravures trahissent la brutalité qu’il a fallu pour mater les nervures, chasser les copeaux, creuser la planche. Le pinceau glisse, adoucit. Tandis que le burin délarde. À l’épure. Forcé qu’il est d’aller à l’essentiel. Insistant sur les contours au lieu d’en atténuer le tracé, comme s’il soulignait des passages dans un texte.
C’est justement ce cousinage avec l’écriture qui plaît tant à Léa. Cette calligraphie aux pleins et déliés que n’encombre aucune grammaire, ou plutôt contre laquelle elle s’insurge. Car la gravure est l’art des rebelles. Elle détourne encre et papier de l’usage que leur ont assigné les scribes. Elle élargit le stylet de l’emprise des lettres et des signes, lui donnant plus de leste. Elle émancipe notre regard des diktats auxquels les peintres l’astreignent. Elle oblige à voir autrement. Sans artifices ni demi-teintes.
Bien des artistes, en Italie, en Allemagne, en discernent aujourd’hui la puissance secrète. Et la licence qu’elle leur offre. Ce n’est qu’une image, certes. Mais qui peut être reproduite à des centaines d’exemplaires. Et avoir une portée plus grande encore que celles des livres, puisqu’elle s’adresse aussi bien aux illettrés qu’aux gens des facultés, aux négociants qu’aux bergers. Par-delà tous les dialectes. Toutes les différences.

Les mots évoquent mal les choses, n’ont pas de souplesse. Ils se veulent trop exacts. Alors que le crayon glisse sur la feuille en pleine liberté. Sans rime, ni raison. S’adressant à l’âme plus que toute palabre, l’adjurant mieux que toute prière. Lui exposant son propos dès le premier coup d’œil plutôt que de l’entraîner dans un dédale de conjectures et de postulats.

— Manier le burin rend l’âme revêche, l’avertit Benavarre.
Ce n’est pas la première fois qu’il lui fait cette remarque. Et que Léa ne partage pas son opinion. Elle ne le lui a jamais dit, mais elle trouve que ses retables manquent justement de robustesse. Les vierges y sont trop amènes, alors qu’elles devraient se montrer alarmées, inquiètes, révoltées même. Parce qu’elles savent, parce qu’elles sont mères.
Quant aux anges, sur les fresques, ils ont cette pâleur de la chair qui fait la coquetterie des gitons. Les prophètes de splendides haillons savamment rehaussés au safre et au cobalt. Les martyrs les yeux chatoyants et le front lumineux. Tous rayonnent de teintes et de couleurs, subtilement délayées, que le pinceau lisse de ses caresses.
Léa préfère le burin, la poigne qu’il exige. L’encre plutôt que les artifices des pigments et des vernis. Et qu’il n’est pas  nécessaire d’étaler partout. Le peintre doit recouvrir son panneau jusque dans les moindres recoins, en cacher le bois nu. Alors que le graveur, lui, n’est point esclave du plan qu’il travaille. Il peut y laisser des blancs, des non-dits.
Des aires de liberté.

Ce n’est pas dans ce que tu regardes que réside la magie de ce que je viens de graver. Mais dans la perception que tu en as et qui est elle-même illusoire car cette rose n’a d’autre âme que la tienne.

Les frères Botticelli partagent le même atelier. Et souvent les mêmes commanditaires. Mais aussi les techniques que chacun emploie, l’un pour travailler le métal, l’autre pour peindre. Bien des graveurs italiens ont adopté les acides et les pointeaux qu’utilisent les ciseleurs, pour affiner leurs estampes, creuser la plaque avec plus de douceur, de minutie. Se libérer de la rigidité du cuivre et de l’acier. Mais aucun peintre, en dehors de Sandro Botticelli, n’a encore décelé ce que l’art du ciselage pourrait apporter à un tableau. Il a vu comment les pièces fondues par son frère prennent vie dès qu’Antonio y incise les premières volutes. Comment le terne de l’argent massif, une fois biseauté, devient étincelant et apprivoise la lumière. Comment le niellage accentue les miroitements, précise les formes, soulignant ici les courbes et les galbes, cernant là le poli des parties laissées lisses.
Alors, il s’est mis à peindre en orfèvre
.

 

 

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