jeudi 4 septembre 2025

[Charrel, Marie] Les Mangeurs de nuit

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les Mangeurs de nuit

Auteur : Marie CHARREL

Parution : 2023 (L'Observatoire)

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Hannah est une Nisei, une fille d’immigrés japonais. Si son père l’a bercée de contes nippons, elle se sent avant tout canadienne ; alors pourquoi les autres enfants la traitent-ils de « sale jaune » ? Jack, lui, est un creekwalker, il veille sur la forêt et se réfugie dans les légendes autochtones depuis le départ de son frère à la guerre. Le jour où l’ermite tombe nez à nez avec un ours blanc au cœur de la Colombie-Britannique, il croit rêver – la créature n’existe que dans les mythes anciens. Pourtant, la jeune femme inconsciente qu’il recueille semble prouver le contraire : marquée des griffes de la bête, Hannah développe d’étranges dons à son réveil.

Des années 1920 à l’après-guerre, Marie Charrel brosse le portrait d’une Amérique du Nord où la magie sylvestre s’enchevêtre à la fresque historique. Contes japonais et légendes indigènes se lient dans une fabuleuse ode à la nature et à la fraternité.

 

Un mot sur l'auteur :

Journaliste au Monde où elle suit l'économie internationale, Marie Charrel est l'auteur de plusieurs romans et recueils de nouvelles.

 

Avis :

Des années trente à cinquante, depuis l’arrivée en Colombie-Britannique, à l’extrême Ouest du Canada, d’Aika, l’une de ces jeunes Japonaises sans plus d’avenir que l’union, conclue sur simple échange de photos, avec un compatriote déjà exilé, Les mangeurs de nuit reconstitue le difficile parcours d’intégration de sa fille Hannah, entre précarité et racisme côté hommes, magie universelle des grands espaces peuplés d’esprits et de légendes côté nature.

Sautant incessamment d’une époque à l’autre d’une manière qui semblera de prime abord presque désordonnée et quelque peu déroutante, en vérité morcelé comme un puzzle à l’image de l’identité fracassée de ses personnages déracinés et violemment ostracisés, le récit laisse peu à peu apparaître son motif central : le destin d’une Nisei - « deuxième génération » -, fille d’émigrés japonais née sur le sol canadien, comme bien d’autres après la vague qui, au début du XXe siècle, poussa les plus pauvres Nippons à partir tenter leur chance en Amérique, du Nord ou du Sud. 

Comme dans Certaines n’avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka, tout commence par un mariage par correspondance, entre une adolescente que son statut rend immariable au Japon et un pauvre compatriote émigré, bien content de saisir l’aubaine au seul prix de quelques photos mensongèrement avantageuses. Quelles que soient ses désillusions, la jeune femme munie d’un billet simple pour l’inconnu doit faire face à sa nouvelle vie immanquablement rude et misérable, dans une Amérique raciste à laquelle rien ne l’a préparée. Les lecteurs du roman Fantômes de Christian Kiefer savent pourtant déjà que le pire reste à venir, avec la paranoïa engendrée par la seconde guerre mondiale, et bientôt la confiscation des biens et l’internement dans des camps des Américains d’origine japonaise.

Violemment renvoyée à une identité japonaise qui lui est étrangère, la jeune Hannah se révèle plus prompte à la révolte que ses parents soucieux de se fondre dans le décor selon les règles de conduite nippones. Ce sont la forêt canadienne et la connexion à une nature aussi grandiose qu’impitoyable, en même temps que son imagination et sa propension à inventer des histoires, qui vont l’aider peu à peu à trouver l’apaisement et à rassembler les morceaux épars de son existence. L’éloignant de plus en plus de l’intolérante compagnie du Nord-Américain moyen des années cinquante, son cheminement la rapprochera d’autres parias, eux aussi spoliés par la destructrice toute-puissance de l’homme blanc : les Amérindiens. Au contact de Jack, un creekwalker – « marcheur de rivières » chargé de dénombrer les saumons – imprégné de culture gitga’at par la seconde épouse de son père et par son demi-frère métis, elle apprendra, au terme d’une expérience initiatique presque chamanique, aussi bien à vivre en paix, à l’unisson des battements de coeur de la nature, qu’à marier la magie des contes nippons à celle des mythes amérindiens.

Du terrible traitement imposé au XXe siècle à la communauté japonaise installée en Amérique au rapport destructeur de l’homme à la nature, Marie Charrel porte un regard sévère sur la société occidentale contemporaine, si oublieuse de l’antique sagesse des « peuples racines », notamment amérindiens, et de leur lien sacré au vivant et à la terre. Son récit est une invitation pleine de poésie, à l’image des lucioles mangeuses de nuit évoquées dans le titre, mais aussi très (trop?) dans l’air du temps, à revenir à davantage d’humaine humilité pour, comme nos Anciens, une vie beaucoup plus en harmonie avec notre environnement. (3,5/5)

 

Citations : 

Tandis qu’elle l’écoute, Aika entrevoit le genre d’homme qu’est son mari : un rêveur. Il est de ceux pour qui les mots et les histoires comptent plus qu’un toit solide au-dessus des têtes et un repas consistant sur la table. Il n’a pas les pieds sur terre et ne les aura sans doute jamais. Le succès de son entreprise de pêche relevait sûrement du hasard, ou bien de l’aide d’Hideki, mais certainement pas de ses talents d’homme d’affaires. Elle prend peur : Kuma emplira son cœur de phrases merveilleuses, mais quelles que soient ses promesses, ses rêveries auront toujours plus de poids que leurs besoins matériels et ses projets à elle. Les poètes font d’excellents amis, mais de piètres époux.
 

Il lui enseigne les mots japonais sans équivalent dans d’autres langues. Komorebi : les rayons du soleil jouant dans les feuillages. Kogarashi : le vent froid annonçant l’hiver. Wabi-sabi : la beauté résidant dans l’imperfection. Natsukashii : la nostalgie heureuse des temps révolus. Il lui apprend les mots d’anglais qui n’existent pas en japonais : dépaysement, frileux, se recroqueviller.           
– Tu sais ce que cela veut dire, Hannah Hoshiko ? Que les peuples qui ne partagent pas la même langue ne pensent pas de la même façon. Cela signifie aussi que les mots ont le pouvoir d’inventer le monde. N’est-ce pas merveilleux ? Souviens-toi toujours de cela, mon enfant. Peu importe ce que la vie t’arrache : tu pourras toujours le lui reprendre avec les mots.
 

La haine dont ils font l’objet est alimentée par la crainte que la politique extérieure agressive du Japon soulève, mais pas seulement. Contrairement à ce qu’affirme la propagande anti-immigration, les Japonais – dont certains sont implantés depuis le XIXe siècle, et beaucoup détiennent la citoyenneté canadienne – ne sont pas si nombreux dans le pays : guère plus de vingt-deux mille, sur une population totale de onze millions d’habitants. Ils passeraient inaperçus s’ils étaient dispersés dans le pays, comme les autres minorités.
Seulement voilà : ils sont concentrés en Colombie-Britannique, en particulier autour de Vancouver, et cela les rend visibles. Trop. On les accuse de se reproduire comme des lapins pour remplacer la population locale, alors que la moitié des nouveau-nés d’origine japonaise meurent avant d’avoir atteint l’âge d’un an. Certains groupuscules proches de l’AEL exigent qu’on les renvoie tous au Japon. D’autres qu’on les fiche, afin de les surveiller de près. Mille rumeurs courent. On raconte que le gouvernement monte des listes recensant ceux soupçonnés d’être des espions. On prétend que des hommes sont enlevés la nuit pour être interrogés.
 

Elle a beau s’efforcer d’ignorer les nouvelles, Hannah apprend dans le journal que le Japon a attaqué Pearl Harbor. Depuis, les Japonais installés en Amérique du Nord sont officiellement considérés comme des ennemis par les États-Unis et ses alliés. Des traîtres. Des agents infiltrés, prêts à passer à l’action. Les journaux les décrivent comme de perfides comploteurs dissimulant des armes. Personne ne cherche à vérifier ces informations. Personne ne les met en cause.         
Les Japonais reçoivent la directive de s’inscrire auprès des autorités. On leur interdit de circuler librement. On leur impose un couvre-feu. Les premiers mandats d’arrêt paraissent. Puis l’ordre de quitter leurs maisons tombe.         
– On va nous regrouper quelque part, tout ira bien, prétend Yusuke.         
En ville, leurs anciens amis vendent leurs commerces pour une misère aux Chinois. Les plus optimistes barricadent leurs portes dans l’espoir de retrouver leurs biens intacts à leur retour. À la campagne, la plupart des fermiers bouclent leur maison après avoir enterré dans le jardin ou à la cave les biens de valeur.
 
 
Lorsque les premiers Européens sont arrivés, ils se sont d’abord intéressés aux peaux animales, prisées par les riches du Vieux Continent. Mais ils voulaient plus. Alors, ils ont creusé le sol en de larges mines pour en extraire les métaux précieux. Mais ils voulaient plus encore. Très vite, ils ont compris que la véritable richesse de la Colombie-Britannique n’était pas les minerais, dont les filons s’épuiseraient tôt ou tard, mais ses poissons – harengs, baleines et surtout les saumons, qu’ils achetaient jusque-là aux peuples locaux pour se nourrir. Ils se sont mis à pêcher, chassant ces derniers au passage. Ils ont installé des conserveries le long des côtes et des rivières, afin d’envoyer les poissons jusqu’en Europe. Ils ont pillé l’océan pendant des décennies comme des fous, certains de leur bon droit sur la nature. Jusqu’à ce que les stocks de poissons s’amenuisent dangereusement. Lorsque le gouvernement a compris que leurs excès menaçaient de tuer la poule aux œufs d’or, il a embauché des bougres comme moi pour compter les saumons des rivières. Nos chiffres permettent de fixer les quotas limitant l’avidité des pêcheurs. 


– Ici, la survie de chaque espèce peuplant les bois dépend du saumon : les ours et les loups qui s’en repaissent, mais aussi les mousses des rives et les herbes qui absorbent les minéraux des carcasses, les mammifères se nourrissant des herbes, et je ne parle même pas des insectes. Avant que les Européens ne s’approprient leur territoire, les Tsimshian étaient les protecteurs de ce fragile équilibre. Ils prélevaient dans les rivières uniquement ce dont ils avaient besoin.        
– Les Tsimshian ?         
– Les peuples qui vivaient en Colombie-Britannique bien avant l’arrivée des colons.


Tu devras aimer tous les hommes, car il y a une part de bon en chacun d’eux.  
La vérité est que la plupart ne sont ni bons, ni mauvais. Ils survivent.


 

mardi 2 septembre 2025

[Tomic, Ante] Miracle à la Combe aux Aspics

 



J'ai aimé

 

Titre : Miracle à la Combe aux Aspics
            (Čudo u Poskokovoj Dragi)

Auteur : Ante TOMIC

Traduction : Marko DESPOT

Parution :  en croate en 2009,
                   en français en
2021
                   (Noir sur Blanc)

Pages : 208

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

À sept kilomètres de Smiljevo, haut dans les montagnes, dans un hameau à l’abandon, vivent Jozo Aspic et ses quatre fils. Leur petite communauté aux habitudes sanitaires, alimentaires et sociologiques discutables n’admet ni l’État ni les fondements de la civilisation – jusqu’à ce que le fils aîné, Krešimir, en vienne à l’idée saugrenue de se trouver une femme. Bientôt, il devient clair que la recherche d’une épouse est encore plus difficile et hasardeuse que la lutte quotidienne des Aspic pour la sauvegarde de leur autarcie. La quête amoureuse du fils aîné des Aspic fait de ce road-movie littéraire une comédie hilarante, où les coups de théâtre s’associent pour accomplir un miracle à la Combe aux Aspics.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Originaire d’un petit village de Croatie, Ante Tomi, né en 1970, a obtenu un diplôme en philosophie et sociologie de l’université de Zadar. Devenu journaliste pour le quotidien Slobodna Dalmacija, il démontre un rare talent littéraire qui se confirme en 2000 dans son premier roman Što je muškarac bez brkova (Qu’est-ce qu’un homme sans moustache). Trois ans plus tard, il publie Ništa nas ne smije iznenaditi (Rien ne doit nous surprendre) qui décrit la vie des recrues dans l’Armée populaire yougoslave. Ces deux romans ont été adaptés à l'écran. En 2009 sort son roman le plus connu, Miracle à la Combe aux Aspics. Il est actuellement chroniqueur pour le journal Slobodna Dalmacija.

 

 

Avis :

Paru en l’an 2000 et adapté au cinéma, le premier roman du Croate Ante Tomic Qu’est-ce qu’un homme sans moustache ? était une pépite d’humour burlesque et satirique qui pourfendait allégrement le patriarcat et le conservatisme en Croatie. Devaient suivre plusieurs ouvrages de la même eau, non traduits en Français, jusqu’à Miracle à la Combe aux Aspics, une autre franchement irrévérencieuse pantalonnade, de celles qui, avec son activité de journaliste satirique, ont valu à l’auteur plusieurs agressions violentes et les remontrances du ministre de la Culture, dans un pays où libre expression rime encore dangereusement avec pression politique.
 
Nous voici donc de retour près de Smiljevo, une bourgade imaginaire de l’arrière-pays dalmate. En cette région de montagnes reculées, une famille accrochée à son hameau abandonné s’obstine à y mener une existence d’un autre siècle, autarcique et rebelle. Plus que jamais rendus à un état de quasi sauvagerie depuis la mort de la mère qui leur servait rageusement de bête de somme – « Comme si elle en avait fait vœu à la Sainte Vierge, Zora se tut jusqu’à son dernier soupir, où elle jeta un tendre et ultime regard à son époux et murmura : Tu es une merde » –, Jozo Aspic, le père, et ses quatre fils adultes, Krešimir, Branimir, Zvonimir et Domago, repoussent à coups de fusil toute intrusion de la civilisation et de ses autorités dans la vallée qui abrite leur taudis. Mais une remarque, prudemment glissée par le curé sur l’utilité d’une femme pour le confort domestique, fait germer un projet incongru dans l’esprit du fils aîné. Il s’agit de retrouver, quelque part dans la grande ville de Split, certaine serveuse dont les bonnes dispositions, quelque quinze ans plus tôt, pourraient laisser augurer une possible « ouverture »...

S’ensuit une cascade d’aventures grand-guignolesques, les Aspics débarquant, dans leur course à la belle, sur les plates-bandes du chef de la police. Scènes rocambolesques et répliques truculentes s’enchaînent, opposant la détermination bornée de ploucs mal dégrossis mais armés jusqu’aux dents à celle, tout aussi dépourvue de nuances, d’autorités aux méthodes coercitives. Au tempérament vite échauffé de cette bande de rustres répond l’aplomb de femmes habituées à faire face à tout sans se plaindre. Et, la belligérance serbo-croate parsemant de ses stigmates tout le récit, c’est aussi bien la farce légère que la parodie noire et féroce des conflits internes couvant toujours sous la cendre balkanique que l’on peut choisir de voir dans ce nœud de vipères… aspics.

D’un humour peut-être moins irrésistible que le très cocasse premier roman de l’auteur, cette nouvelle comédie déjantée prend elle aussi tout son sel à travers sa satire très décalée de la société croate et de ses antagonismes. A lire, comme toute caricature, avec le recul nécessaire. (3,5/5)

 

 

Citation :

Le garçon apporta trois boissons verdâtres.
– C’est quoi , ça ? demanda Mile. Du liquide vaisselle ?
– Cocktail rhum blanc et limette, monsieur, dit le serveur en tiquant.
– Du rhum ? Chez nous, on met ça dans les gâteaux, remarqua Branimir. 
– Monsieur, c’est sûrement le meilleur rhum du monde. Vingt-cinq ans d’âge.
– Vingt-cinq ans ? dit Mile. Mon garçon, s’il était aussi bon que tu le prétends, on l’aurait bu depuis longtemps.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
Qu'est- ce qu'un homme sans moustache ?




 

lundi 1 septembre 2025

Bilan de mes lectures - Août 2025

 

  

Coups de coeur :

  
BEAUCHEMIN Jean-François : Le roitelet




  

J'ai beaucoup aimé :

 
ANGLES SABIN Clarence : Malu à contre-vent
CHOPLIN Antoine : La barque de Masao 
FORTIER Dominique : Quand viendra l'aube 
PRUDHOMME Sylvain : L'enfant dans le taxi 




 

 J'ai aimé :

 
MEDIE Peace Adzo : Fleurs de nuit
 

dimanche 31 août 2025

[Fortier, Dominique] Quand viendra l'aube

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Quand viendra l'aube

Auteur : Dominique FORTIER

Parution : 2022 (Alto)

Pages : 104

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Au cours d’un été d’orages et de tempêtes suivant la disparition de son père, Dominique Fortier tient un carnet où elle explore le pouvoir des souvenirs à nous survivre et à élargir le réel. Elle recense autour d’elle les mystères grands et petits jalonnant nos existences : le fleuve qui coule à l’envers, des oiseaux qui parlent, le brouillard qui se dissipe comme un rideau se déchire, une montre à moitié cassée et assez de questions pour durer toute une vie.

Quand viendra l’aube convoque les voix de François Villon, d’Emily Dickinson et de Rebecca Solnit pour illuminer le deuil. Dans ces pages intimistes, l’auteure des Villes de papier et des Ombres blanches livre un bouleversant témoignage où chatoient mille et une nuances de bleu, couleur de la nostalgie, du manque et du ciel avant le lever du soleil, lorsque les ombres s’estompent et que les fantômes se révèlent pour ce qu’ils sont : des souvenirs qui refusent de mourir à leur tour.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Dominique Fortier construit depuis une quinzaine d’années une oeuvre singulière, au confluent de l’Histoire et de l’imaginaire. Son premier roman, Du bon usage des étoiles, a reçu le prix Gens de mer du festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo, alors que Au péril de la mer a été couronné par le Prix littéraire du Gouverneur général en 2016. Les villes de papier, une plongée dans l’univers de la poète Emily Dickinson, lui a valu le Prix Renaudot essai en 2020 et a été traduit dans une dizaine de langues. Les ombres blanches est son sixième roman.

 

 

Avis :

Si Dominique Fortier a consacré deux livres à Emily Dickinson, c’est que, leurs écrits en attestent, les deux auteurs partagent le même rapport au monde ; la même sensibilité à ses infinies nuances, les plus infimes et fugaces soient-elles ; la même capacité à laisser leurs impressions et leurs sensations sourdre, habillées de mots, pour prendre la forme de fragments de texte aussi délicats que des ailes de papillons. Comme d’autres collectionnent les lépidoptères ou confectionnent des herbiers pour conserver le fragile et l’éphémère, toutes deux capturent les instantanés de leur vie pour leur offrir un abri de papier, et, du même coup, se sauvegarder elles-mêmes.

C’est ainsi que, faisant sienne l’analyse d’un préfacier d’Emily Dickinson :  « Ils montrent, ces poèmes, que ce que l’on appelle poésie est une chose extrêmement rare, et vitale. Quelque chose dont on ne peut se passer pour vivre. Et qui aide à mourir », Dominique Fortier mentionne le pouvoir protecteur et consolateur des mots et de l’écriture, eux qui, depuis la mort de son père, l’aident à se reconstruire et à apprivoiser l’absence. Ecrit dans la parenthèse des aubes d’un séjour en bord de mer, en ces instants où, comme le rêve et le réel, comme le deuil et l’écriture, le ciel et l’océan s’épousent en un trait de lumière encore évanescente à l’horizon, ce court texte assemble ses fragments comme autant de parcelles des émotions de l’auteur, miroitant doucement en ces moments suspendus où la vie prend le temps de se poser et l’âme de s’apaiser.

Semblable au chuchotement têtu des vagues émergeant de l’obscurité mourante, le murmure persistant des mots surgis de l’invisible convoque avec poésie ces mille choses à la fois minuscules et si grandes qui pavent notre existence – souvenirs précieux, modestes moments de bonheur et de communion avec nos êtres chers ou avec la nature –, mais aussi la littérature, au gré de références – de Ronsard à Emily St John Mandel, en passant par William Faulkner, Ferdinand Pessoa ou Marie Darrieussecq – éclairant la nuit comme une constellation d’étoiles.

Très intime, le récit n’est jamais triste. Contemplatif et apaisé, il s’illumine de ces moments de grâce, ici souvent littéraires, qui vous réconcilient avec la vie et son inéluctable fugacité. Difficile de ne pas penser au somptueux Le roitelet de Jean-François Beauchemin, plus philosophique et moins littéraire dans ses références, mais si semblable en esprit. Si cet autre auteur québécois nous offre lui aussi une méditation, peut-être plus aboutie, sur la vie et sur la mort, insistant sur l’étrange cohabitation du corps et de l’âme, sur la puissance consolatrice des liens affectifs et sur les impressionnantes perfections de la nature, Dominique Fortier, en amoureuse des livres qui, de son propre aveu, se pense lectrice avant de se percevoir écrivain et laisse le sens sourdre des mots plutôt que l’inverse, nous enchante plus particulièrement des magnificences poétiques de sa plume et de son érudition littéraire. (4/5)

 

 

Citations :

La pluie sur la fenêtre ce matin brouille la route, la plage et l’océan comme dans une toile pointilliste, morcelant le paysage en mille éclats chacun gros comme une gouttelette. La grève est déserte sauf pour quatre promeneurs intrépides qui avancent contre le vent, de l’eau jusqu’aux chevilles, l’air de naufragés. Les vagues se succèdent, échevelées, pressées de gagner la terre ferme, comme si elles allaient y faire autre chose qu’éclater et disparaître.


Tous ces livres qu’on n’a pas encore lus : autant de continents à reconnaître.


Sentant ses forces décliner, il avait fait promettre à ma mère qu’elle ne ferait pas même paraître d’avis de décès dans les journaux, et elle a respecté ses dernières volontés. Il est disparu comme tombe un arbre dans une forêt où personne n’est là pour entendre : dans un silence assourdissant, un fracas muet, privé d’écho.


Si l’on en croit Boris Cyrulnik, quiconque a côtoyé la mort est condamné à la poésie. Notre mort marche à nos côtés, nous connaissons son visage aussi bien que le nôtre. À certains êtres, elle n’apparaît que dans le grand âge, à d’autres c’est à l’occasion d’une blessure ou d’un accident, lors de la disparition d’un proche. Pour ma part, je n’ai pas de souvenir où elle ne m’accompagne. On entend souvent parler de l’insouciance de l’enfance ; je ne sais pas ce que ces mots veulent dire. D’aussi loin que je me souvienne, ma mort est là.


Je ne pense sans doute pas comme il faut, mais chez moi les mots et les idées ne se présentent jamais séparément ; je n’ai jamais, avant d’écrire, une idée, même floue, même incomplète, de ce que je m’apprête à dire. L’idée apparaît après, une fois que les mots l’ont incarnée. Pour être tout à fait exacte, elle naît probablement en même temps que les mots qui la nomment et sans lesquels elle ne prendrait jamais corps, mais je n’ai pas réellement conscience de participer ni même d’assister à cette naissance, je ne peux que la constater a posteriori, parfois avec une légère surprise, comme si cette idée avait été énoncée par quelqu’un d’autre. Il n’y a pas d’abord une abstraction que le langage viendrait rendre visible ou intelligible ; c’est le langage même qui pense.
Ce que cela veut dire, je crois, c’est que je suis une lectrice bien avant d’être une écrivaine.


William Faulkner :
Écrire, c’est comme craquer une allumette au cœur de la nuit en plein milieu d’un bois. Ce que vous comprenez alors, c’est combien il y a d’obscurité partout. La littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mieux mesurer l’épaisseur de l’ombre.


La littérature, écrivait Fernando Pessoa, est la preuve que la vie ne suffit pas. C’est une sorte d’ailleurs absolu, qui n’existe que par ce caractère d’altérité par rapport au présent et au réel auxquels nous sommes enchaînés, et procède à parts égales du souvenir et du rêve. Les livres existent parce que nous avons, pour vivre, farouchement, férocement besoin de la force souveraine – de l’absolue faiblesse – de quelque chose qui n’existe pas.

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 



  
 


 

mercredi 13 août 2025

[Medie, Peace Adzo] Fleurs de nuit

 




J'ai aimé 

 

Titre : Fleurs de nuit (Nightbloom)

Auteur : Peace Adzo MEDIE

Traduction : Benoîte DAUVERGNE

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2023
                   en français en 2025 (Aube)

Pages : 440

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Ma mère savait qu’en grandissant, ma cousine briserait tout ce qu’elle toucherait, même les personnes qui l’aimaient. »   
Selasi et Akorfa, deux cousines nées le même jour, grandissent comme des sœurs sous le regard à la fois attendri et vigilant de leurs mères respectives. Une enfance ­ghanéenne heureuse, jusqu’à ce que tout bascule. Voilà Akorfa installée à Accra, la capitale, où elle aura accès aux meilleures écoles privées du pays, à la poursuite d’un rêve : partir étudier la médecine aux États-Unis. Quant à Selasi, elle va devoir trouver des ressources là où elle pourra pour parvenir à donner un sens à son destin. De la tendresse de l’enfance aux rivalités et aux silences des adultes, ce roman nous raconte la vie de ces fillettes jusqu’à ce qu’elles-mêmes soient mères de famille. Il nous raconte aussi les bifurcations de l’existence, les choses qu’on tait et qui nous rongent, les regards croisés sur les histoires de famille toujours plus complexes qu’il n’y paraît. Il nous raconte enfin la vie dans ce pays d’Afrique de l’Ouest, et ainsi nous invite au voyage. Ne passez pas votre chemin : cette saga familiale africaine est passionnante ! 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Peace Adzo Medie est une universitaire et auteure ghanéenne née en 1981. Sa seule épouse est son premier roman, déjà traduit en plusieurs langues.

 

Avis :

Alors que, dans la petite enfance, rien ne semblait pouvoir séparer Akorfa et Selasi, les deux cousines nées le même jour de 1985 au Ghana, tout change quand, envoyée chez sa grand-mère paternelle au décès de sa mère, Selasi se retrouve soudain, aux yeux de la mère d’Akorfa, le rappel vivant de toutes les haines et jalousies qui l’opposent à sa belle-famille. 

Après l’insouciance vient alors le temps d’une déchirure toujours plus large et bientôt irréconciliable, que le récit sonde depuis ses deux rives, laissant d’abord la parole à Akorfa pour son versant de l’histoire, puis, presque au mitan du livre, à Selasi pour une tout autre version qui renverse soudain les perspectives. L’antagonisme qui s’est creusé entre les deux cousines semble irréductible. C’est sans compter un secret et insupportable point commun, alors que les abus faits aux femmes se perpétuent dans l’impunité et le silence à tous les échelons de la société ghanéenne, seul capable de leur faire tant bien que mal enjamber l’héritage familial qui, de génération en génération, entrelace ses non-dits aux colères et aux rancoeurs.

Ainsi se rejoindront, dans une commune révolte, les deux chemins si différents entrepris par ces deux filles d’Afrique. L’une, endossant l’obsession maternelle d’autonomie et de revanche, pour s’extraire de sa condition de femme noire par la poursuite de l’excellence et par la réussite professionnelle aux Etats-Unis. L’autre, sans grands moyens financiers et attachée à ses racines, pour assumer fièrement son identité et trouver sa voie au Ghana à la force du poignet. Mais tout cela pour se voir toutes deux rattrapées, au final et malgré tous leurs efforts, par l’atavique destin des femmes depuis toujours résignées, dans un silence dicté par la honte, à accepter les plus bas instincts de domination masculine.

Même si peut-être parfois un peu trop stéréotypés dans un récit non dénué d'exagérations romanesques, l’on s’attache à ces deux beaux personnages de femmes, courageuses mais impuissantes à leur seule échelle, chacune aux prises avec son propre héritage familial pesant sur ses perceptions et sur ses choix. Commencé sous l’angle de ce qui ne s’avère ensuite qu’un point de vue, le récit rebondit à la plus grande surprise du lecteur pour une appréhension totalement renouvelée de la même histoire, soulignant de manière particulièrement réussie la subjectivité et les déformations de perception sous l’emprise des émotions et des traumatismes, enfin l’incommunicabilité au sein d’une même famille rendant plus compliquée encore l’approche des sujets considérés tabous. Quelle que soit la stratégie individuelle de chacun toutefois, une seule évidence : en matière de violences faites aux femmes, le silence sert toujours de caisse de résonance au mal, qu’il contribue à perpétuer de génération en génération comme s’il valait acceptation.

Un agréable roman suffisamment épais pour s’y dépayser durablement et, surtout, une gentillette déclinaison africaine de la mouvance MeToo soulignant, là-bas sans doute plus encore qu’aillleurs, l’étendue du chemin qu’il reste à parcourir. (3,5/5)

 

Citation :

La vie en Amérique avait entrouvert ma cage, mais ne m’avait pas libérée de la prison des attentes ghanéennes. J’avais fait quelques petits tours dehors, en bifurquant vers les sciences politiques par exemple, mais ce n’était que des anomalies, des moments d’embarras. Parce que j’étais surtout en paix lorsque j’étais d’accord avec eux – en particulier avec ma mère, quand nos désirs et intentions étaient alignés. Si je me sentais enfin à l’aise avec nos désaccords, cela signifierait que je rejetais ce qu’on m’avait appris à faire : respecter mes parents, ne jamais douter qu’ils voulaient le meilleur pour moi et s’assuraient que je l’obtienne, les rendre fiers. Cela signifierait que je commençais à oublier que, malgré mon autonomie, je leur appartenais toujours. J’étais moi, mais j’étais également eux.


 

vendredi 8 août 2025

[Beauchemin, Jean-François] Le roitelet

 



 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Le roitelet          

Auteur : Jean-François BEAUCHEMIN

Parution : 2021 (Québec Amérique)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Un homme vit paisiblement à la campagne avec sa femme Livia, son chien Pablo et le chat Lennon. Pour cet écrivain parvenu à l’aube de la vieillesse, l’essentiel n’est plus tant dans ses actions que dans sa façon d’habiter le Monde, et plus précisément dans la nécessité de l’amour. À intervalles réguliers, il reçoit la visite de son frère malheureux, éprouvé par la schizophrénie. Ici se révèlent, avec une indicible pudeur, les moments forts d’une relation fraternelle marquée par la peine, la solitude et l’inquiétude, mais sans cesse raffermie par la tendresse, la sollicitude.

À ce moment je me suis dit pour la première fois qu’il ressemblait, avec ses cheveux courts aux vifs reflets mordorés, à ce petit oiseau délicat, le roitelet, dont le dessus de la tête est éclaboussé d’une tache jaune. Oui, c’est ça : mon frère devenait peu à peu un roitelet, un oiseau fragile dont l’or et la lumière de l’esprit s’échappaient par le haut de la tête. Je me souvenais aussi que le mot roitelet désignait un roi au pouvoir très faible, voire nul, régnant sur un pays sans prestige, un pays de songes et de chimères, pourrait-on dire.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Jean-François Beauchemin est écrivain depuis près de vingt-cinq ans. Il propose une œuvre pensive, tout aussi lucide que ludique. Il est l’auteur, notamment, du Jour des corneilles (prix France-Québec 2005) et de La Fabrication de l’aube (Prix des libraires 2007).

 

 

Avis :

Son frère schizophrène lui avait dit : « Tu devrais écrire un livre dans lequel rien n’arrive. » Alors, le prenant au mot, il s’est appliqué à écrire une histoire où « presque rien n’arrive », mais « tout y a un sens ». Ce livre, c’est le récit de la vie qui passe, une vie «  banale, insignifiante », mais qui « pèse pourtant à ce point sur la pensée, le caractère et l’âme qu’elle finit par leur donner une raison d’être. »

Désormais sexagénaire, le narrateur mène une existence paisible auprès de sa femme Livia, de son chien Pablo et de son chat Lennon, tout entière emplie des beautés de son jardin et de l’écriture quotidienne de l’unique page à laquelle il se limite depuis ses vingt-cinq ans et son entrée dans la peau d’un écrivain, parce qu’il faut s’appuyer « sur le regard bien davantage que sur l’imagination » et « être peintre avant d’être poète ». Souvent, son frère qui habite le bourg voisin où une pépinière l’emploie quelques heures à la belle saison, fait une apparition sur sa bicyclette, poursuivi par ses tourments et par son chaos intérieur.

C’est lui, le roitelet, à la tête marquée de jaune : « un oiseau fragile dont l’or et la lumière de l’esprit s’échappaient par le haut de la tête », « un roi au pouvoir très faible, voire nul, régnant sur un pays sans prestige, un pays de songes et de chimères, pourrait-on dire ». Laissant de côté la violence de la maladie, de la peur et du rejet ordinairement subi, les deux frères se nourrissent l’un l’autre de leur tendresse et de leur complicité, s’enveloppant d’une bulle réparatrice et consolante, façonnée dans la contemplation apaisante des beautés qui les entourent - « le balancement d’un arbre, ou les calmes variations du ciel au-dessus de la maison » -, échangeant au hasard de leur quotidien des propos que leur profonde et magnifique justesse auréole d’une bouleversante splendeur.

Toute en pudeur et en délicatesse, la plume de Jean-François Beauchemin effleure les souvenirs et le quotidien de ces deux hommes unis par une indéfectible affection pour en collecter « ces moments de grâce où le temps s’arrête, dirait-on, et laisse sa place à quelque chose du plus matériel, de plus humainement saisissable, et de moins cruel ». Tandis qu’avec eux l’on s’émerveille du temps qui passe, des perfections de la nature et de l’amour qui nous lie à nos êtres chers, l’on se retrouve sous l’enchantement de cette si belle méditation sur la vie et sur la mort, sur l’étrange cohabitation du corps et de l’âme, sur la puissance consolatrice des liens familiaux et affectifs.

Rares sont les livres touchant au sublime comme celui-ci, tissé par une écriture magnifique autour d’une réflexion profonde et poétique, entre spiritualité et philosophie, qui vous va droit au coeur et à l’âme. Une œuvre éblouissante et un grand coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :  

Un inextricable désordre régnait désormais dans cette chambre séparée de la mienne par un mur mitoyen, et de laquelle me parvenait un silence de mort. Avec le recul, je dirais qu’il entretenait cette petite pièce aux rideaux perpétuellement tirés comme il aménageait sa vie intérieure : en y entassant pêle-mêle et au hasard les objets les plus divers, comme pour ajuster son esprit à cette image de chaos que lui renvoyait le Monde, et ainsi atténuer l’angoissant décalage qu’il percevait entre lui-même et la réalité. C’était en somme sa façon de se soigner : non pas en éliminant sa peur, mais en l’alimentant au contraire, et en fournissant en combustible ce feu qui de plus en plus le dévorait, parce que le laisser s’éteindre aurait signifié l’avalement définitif et unilatéral de son cœur par le grand incendie du Monde.
 

J’ai cru m’approcher en vieillissant d’une espèce d’état d’accalmie qui me ferait considérer ma vie avec sérénité et satisfaction. Mais, vu de près, c’est complètement différent. Il n’y a pas dans cette vie une seule idée dont je sois convaincu qu’elle demeurera, et je ne suis pas certain en général d’avoir été sur la bonne piste. Tout me reste à apprendre. Ça ne serait pas si vertigineux si je disposais d’une seconde existence et, pourquoi pas, d’une troisième. Mais le temps va me manquer.
 

« Tu continueras, lui confia-t-elle en effleurant sa paume, de te lever chaque jour très tôt, à l’heure des oiseaux. De tous tes rendez-vous manqués, celui avec la chance restera le plus décevant. Mais les poètes, et le chant des mésanges et des grives, finiront par te consoler. Franchement, j’ignore si tu vivras encore longtemps dans ce corps et avec cet esprit. Chose certaine, une phrase de ta mère t’accompagnera jusqu’au bout : « Réfléchis, mais ne fais pas que réfléchir ; émerveille-toi aussi. Émerveille-toi, mais ne fais pas que t’émerveiller ; réfléchis aussi. » Ça sera la grande affaire de ta vie. »
 

« Ce que j’aime de ce livre, commença-t-il, c’est qu’il me raconte avec beaucoup de clarté ce que, confusément, je sais déjà. À mon avis, son auteur a dû travailler très fort pour en arriver à un tel degré d’intelligibilité. La littérature, c’est très facile quand vous ne savez pas comment faire. Mais quand vous savez, c’est plutôt difficile. »
 

Une heure s’était écoulée lorsqu’à la fin j’ai enroulé mon frère dans la serviette et saisi le peigne pour au moins tenter de donner une forme à cette chevelure insurgée. C’est ce moment qu’il a choisi pour prononcer ces mots déchirants de lucidité : « Je suis un puits sans fond. J’ai beau fouiller en moi, je n’aperçois rien qu’une nuit profonde. Je suis perdu. » Et moi, l’écrivain, le spécialiste des mots, je n’ai pas su quoi lui répondre. 
 

À cette heure, l’étang n’était troublé ni par le vent, ni par la déambulation des canards, ni même par les poissons, qui, à peine sortis du lit, en étaient encore j’imagine à l’étape de la planification de la journée. Le mouvement de la petite chaloupe amarrée en permanence au quai fut le premier, au moment de notre embarquement, à émouvoir au moins un peu l’eau. Les rames, une fois bien enfoncées sous la surface, ont achevé le travail, et le miroir de l’étang s’est brisé tout à fait. J’ai lancé ma ligne au moment précis où le soleil s’est élevé au-dessus de la montagne. Une cane, sortie des roseaux, est alors venue tourner autour de notre esquif, intriguée je crois par ce frêle véhicule glissant comme elle sur les eaux. Habitué à la présence des autres animaux, le chat Lennon demeurait d’un calme exemplaire, se contentant de regarder l’oiseau barboter, et tentant peut-être de traduire en termes plus clairs ses caquetages nasillards.
Une truite fut au bout d’une heure tirée de l’eau. Le chat l’observa un instant se tortiller au fond du bateau, puis s’en détourna. Je sentais que le spectacle de la montagne, à présent éclaboussée de rayons solaires, l’inspirait davantage, alimentait son esprit sans cesse hanté, ému, rieur, indigné, traversé par le doute et, surtout, imprégné de l’intense joie de celui qui ne s’habitue pas à l’inexplicable splendeur de ce Monde.
 
 
Hier soir, tandis qu’il marchait à mes côtés dans la campagne, mon frère, comme devinant ma pensée, m’a dit ces choses troublantes : « On dirait que Dieu, après avoir visité ma vie, en est reparti en éteignant la lumière. C’est en vain que je l’appelle et le prie d’y rétablir l’éclairage. » Puis, montrant du doigt les champs environnants : « Regarde un peu ces lucioles. Elles clignotent dans la nuit pour se reconnaître entre elles. Mais moi, je ne suis la lampe de personne. »              
Il était tard lorsque je suis rentré à la maison. Livia m’attendait sur le sofa, un livre à la main. « De qui suis-je la lampe ? » lui ai-je demandé, un peu abattu, en m’assoyant auprès d’elle. « De personne, j’en ai bien peur », me murmura-t-elle à l’oreille. Puis, posant doucement sa main sur mon cœur : « Mais veille à ne pas laisser mourir le feu qui brûle ici. »


Vieillir ne comporte pas tant d’avantages, mais il y a au moins celui-ci : on se déleste du superflu. À partir d’un certain âge, la vie peut être formidablement légère. Je ne sais pas pourquoi la mienne en tout cas s’allège de plus en plus. Peut-être à bien y songer l’humour de Livia joue-t-il un rôle dans cette légèreté d’oiseau. L’amour qui dure, et qui en mûrissant ne conserve que ce qu’il faut, y a aussi assurément sa part.


Je me suis souvenu des premiers symptômes : son décrochage de l’école, l’étrange repli sur soi, la perte d’intérêt pour presque tout, les insomnies, les troubles de l’attention puis les si déroutants accès de paranoïa, le mutisme, l’émoussement de l’affectivité, la lente dislocation de la personnalité. Je réentends avec une sorte de terreur sa faible voix murmurant, dans un de ces moments de lucidité dont il a le secret, ces mots douloureux : « En moi, l’enchaînement des pensées ne se fait plus. J’essaye d’arrimer les uns aux autres les wagons du train mais je n’y arrive pas. Je ne suis même pas sûr qu’il y ait encore des rails. »


Je ressens de plus en plus que le temps marche derrière moi et qu’il me pousse dans le dos.


Un jour, dans une école, de jeunes élèves que je visitais et qui me croyaient sage ou, pire encore, professeur de vérité, m’ont demandé s’il était possible d’être heureux la plupart du temps. « Euh, hum, houlala, ai-je commencé. À première vue, ça me paraît une tâche assez ardue. Mais j’ai un conseil pour vous. Après l’école, rentrez directement chez vous. C’est parmi les vôtres que votre bonheur a le plus de chances d’éclore et de durer. »


À quoi sert l’amitié ? Peut-être à consoler le chagrin que l’amour a causé. 


« La lecture me lasse, lâcha-t-il, si en m’autorisant à côtoyer les êtres elle n’ajoute rien à ma compréhension des âmes. Ce roman est un somnifère. » Je m’en suis voulu d’avoir cherché aussi bêtement à le divertir. J’aurais dû me rappeler que son existence était déjà suffisamment peuplée de fantômes : ce qu’il voulait retrouver dans les livres, c’était le contraire de ces personnages qu’on traverse sans les voir et sans les toucher. Il marchait de long en large devant nous en agitant les mains, en proie à une vive agitation, à ces soudaines sautes d’humeur qui accompagnent presque toujours ses délires paranoïaques. « Cet écrivain croit expliquer son héros, répétait-il. Il ne fait que l’affubler d’habitudes. » Livia tentait de l’apaiser. Elle lui a proposé de s’asseoir un instant et de manger un morceau en notre compagnie. « Mais je ne veux pas manger ! a-t-il répondu, furieux. Je veux que les livres changent ma vie ! J’en ai assez de ces écrivains qui au lieu d’écrire accablent de mots leurs phrases, comme s’ils n’étaient que des commentateurs, de simples employés ou, je ne sais pas moi, des publicistes ! » 


Ces mots, murmurés par lui ce matin, m’inspirent encore une frayeur sans nom : « Souvent, je m’enferme chez moi à double tour et je me cache sous les draps. Les voix terribles que j’entends dans ma tête, et les visions qui m’apparaissent, continuent pendant des heures. Toi, si tu es pourchassé par un malfaiteur, tu as toujours la possibilité de courir te mettre à l’abri. Moi je ne le peux pas. Le malfaiteur est dans mon cerveau et je ne peux pas m’enfuir. Ma seule porte de sortie est ce jardin où je te retrouve presque chaque jour et dans lequel résonne le pépiement si rassurant des oiseaux. Et encore : il arrive que même les oiseaux ne me suffisent plus. Alors il ne me reste que les pages des poètes. »


Dans le tournant qui mène à la rivière, mon frère a dit : « Je crois en Dieu. Je n’ai d’ailleurs pas le choix : dans cette vie, il n’y a pas moyen de faire autrement. Mais lui ne me paraît pas tellement croire en moi. »


Assez souvent, ses crises de paranoïa sont aggravées par sa conviction que tout le monde lit dans sa pensée. « À force d’être dépouillé de mes secrets, j’ai peur qu’à la fin il ne reste plus de moi qu’une enveloppe, un corps creux, comme un poulet qu’on a évidé », m’a-t-il confié un jour, au sortir d’une de ces périodes de grand désordre psychique. Cette image terrifiante de mon frère changé en poulet évidé m’a hanté longtemps, et encore à présent j’évite autant que possible de mettre de la volaille à mon menu. Mais elle n’en demeure pas moins révélatrice de la façon dont il conçoit ses rapports avec autrui : comme un danger, une gigantesque machine à purger qui sans cesse menace de lui prendre sa vie intérieure, et ce qui lui reste d’équilibre mental. « Je crois, me répète-t-il régulièrement, que la société tente de m’avaler à partir du dedans. Quand ce sera fait, je m’effondrerai aussi sûrement qu’une maison privée de sa charpente. Car à quoi diable s’appuyer lorsqu’il n’y a plus rien en soi-même, et que tout le reste menace de céder sous le poids écrasant du regard d’autrui ? »


J’étais encore sous les draps quand j’ai demandé à Livia : « À quoi sert l’art, aujourd’hui, dans ce monde où nous vivons ? » Elle achevait d’enfiler sa robe lorsqu’elle m’a dit : « Il me semble que c’est une sorte d’acte de résistance. Rien de prodigieux. Pour tout dire, je crois que la peinture, la littérature, la photographie, la musique ou le cinéma, toutes ces choses-là, pour la plupart, ne contribuent que très modestement à la bonne marche du Monde. Les œuvres d’art ne sont qu’un signal, un phare émettant une faible lueur au milieu de la nuit. Faible, oui. Mais c’est la seule dont nous disposions. »              
C’est ce qui explique il me semble qu’il n’y a presque rien dans ce livre que j’ai terminé d’écrire il y a trois jours, juste une histoire au fond très simple de jardins qu’on soigne et qu’on arrose, de saisons qui passent et de gens quelquefois malheureux, c’est vrai, mais en paix relative avec leurs regrets, sans peur exagérée de l’avenir, et qui s’étonnent ensemble de la brièveté de leur existence. Et puis, entremêlée à celle de ces gens ordinaires, l’histoire aussi d’un homme à la tête pleine d’ombres et de secrets, mais au sommet de laquelle filtre un mince rai de lumière, un roitelet, qui plus douloureusement que les autres se trouble des transformations qui s’opèrent en lui. 
« La vie passe, m’a dit ce matin mon frère une fois achevée sa lecture de mon manuscrit. La vie passe, banale, insignifiante, et pèse pourtant à ce point sur la pensée, le caractère et l’âme qu’elle finit par leur donner une raison d’être. Oui, presque rien n’arrive dans cette histoire, mais tout y a un sens. »


 

mercredi 6 août 2025

[Choplin, Antoine] La barque de Masao

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La barque de Masao

Auteur : Antoine CHOPLIN

Parution : 2024 (Buchet Chastel)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

Masao est ouvrier sur l'île de Naoshima (Japon). Ce soir-là, en quittant l'usine, il découvre Harumi venue l'attendre plus de dix ans après leur dernière entrevue. Des rendez-vous, emplis de pudeur et d'humanité, vont ponctuer leurs retrouvailles.
Ce face à face ravive les souvenirs... Remonte à la mémoire de Masao, cette histoire d'amour superbe et dramatique avec Kazue, la mère d'Harumi. Les années passées comme gardien du phare d'Ogijima. Ou encore les heures de plénitude à bord de la barque qu'il a construite de ses propres mains.
La Barque de Masao, roman habité par les lumières changeantes et les brises marines, est le deuxième texte d'Antoine Choplin publié aux éditions Buchet/Chastel.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Né en 1962, Antoine Choplin vit en Isère où il se consacre désormais pleinement à l'écriture. Il a publié une vingtaine de livres, romans, récits, poésie parmi lesquels : La Nuit tombée (éd. La Fosse aux ours, 2012, Prix du roman France Télévisions), Quelques jours dans la vie de Tomas Kusar (éd. La Fosse aux ours, 2017, prix Louis Guilloux), et plus récemment Partie italienne (éd. Buchet/Chastel, 2022). Son oeuvre, traduite en plusieurs langues, a fait l'objet de diverses adaptations théâtrales.
 

 

Avis :

Deux îles japonaises servant d’écrins à des musées conçus spécialement en fonction de l’oeuvre qu’ils abritent - le musée d’art de Teshima en forme de goutte d’eau totalement intégrée au paysage et le musée Chichu de Naoshima abritant des Nymphéas de Monet - ont inspiré ce conte tendre et poétique qui offre à ses personnages une parenthèse artistique vivante et réparatrice.

Cela fait quatorze ans que Masao et sa fille Harumi ne se sont pas parlé. Lui ne s’est jamais remis du suicide de son épouse Kazue le jour-même de la naissance de leur fille. Elle a du coup été élevée par ses grands-parents. Mais, amenée par son métier d’architecte à se rendre pour la construction d’un musée sur l’île de Teshima, à proximité de celle de Naoshima que son père ouvrier rejoint tous les jours par ferry pour y travailler, la jeune femme est venue ce soir-là l’attendre à la sortie de l’usine. Commence le récit, empreint de douceur triste, de retrouvailles gauches et timides.

Au fil des mois qui suivent, à la pudique et progressive évocation par Masao de sa douleur et de sa tentative de l’apprivoiser en construisant de ses mains une barque synonyme pour lui d’oubli et de paix avec lui-même, Harumi répond en partageant son propre apprentissage créatif, en l’occurrence au travers d’une réalisation architecturale destinée à procurer aux visiteurs une expérience sensorielle incomparable, un espace de quiétude et de contemplation. Et peu à peu, à mesure que la barque artisanale, pour l’occasion sortie de l’oubli et restaurée, et la réalisation artistique monumentale dévoilent chacune leurs pouvoirs apaisants, se tissent entre père et fille les fils délicats de l’empathie et de la communion.

L’écriture finement ciselée d’Antoine Choplin, la subtilité de ses tableaux aux mille variations marines et la délicatesse humble et pudique de ses personnages sont ici les ingrédients d’un roman d’une rare beauté, entre tendresse, humanité et poésie : un subtil hommage à la fois à l’élégance nippone et au pouvoir sublimateur de l’art. (4/5)

 

 

Citation :

Dans le ciel, du côté du large, la lune se levait. En ramant, je lui faisais face.  
Plus la nuit s’épaississait, et plus ses reflets sur la surface de la mer gagnaient en éclat. Et maintenant, ils dessinaient un chemin aux limites nettes, que l’on aurait dit empierré de lumière.  
J’ai pensé à Kazue.  
Mais tu vois, Harumi, j’ai pensé à elle d’une autre façon, cette fois-là. Tu vas sourire, mais je crois bien que c’est grâce à la lune, et à cette nouvelle peau qu’elle a soudain donnée à la surface de la mer. Tellement différente de ce mur sinistre derrière lequel Kazue avait disparu. Et contre lequel je n’avais cessé de me fracasser le front. Cette eau-là, sous l’éclat de la lune, ça ressemblait plus à une robe, pour elle. Une parure. Et, pour moi, ça dessinait une route. Et, peut-être, pour nous deux ensemble, une sorte de lisière. C’est un bel endroit pour se retrouver, la lisière, n’est-ce pas Harumi.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
La nuit tombée