samedi 22 octobre 2022

[Orcel, Makenzie] Une somme humaine

 



 

J'ai apprécié sans aimer

 

Titre : Une somme humaine

Auteur : Makenzy ORCEL

Parution : 2022 (Rivages)

Pages : 624

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :      

La voix de l’héroïne nous parvient depuis l’outre-tombe. À la fois anonyme et incarnée, c’est la voix d’une seule femme et de toutes les femmes. Elle nous raconte dans des carnets dérobés au temps et à la mort une enfance volée, une adolescence déchirée, une vie et un destin brisés.
Ayant grandi dans un village de province où règnent la rumeur et la médisance, négligée par ses parents, surtout par sa mère qui lui préfère les roses de son jardin, c’est à peine si elle trouve quelque réconfort auprès de sa grand-mère plus aimante. Elle s’échappe à Paris dans l’espoir de mener une vie à l’abri des fantômes du passé. Elle y poursuit des études de lettres à la Sorbonne, rencontre l’amour avec un homme ayant fui la guerre au Mali, fait l’expérience du monde du travail, avant de subir finalement l’épreuve de l’abandon et de sombrer dans l’irréversible errance.
En nous livrant l’autobiographie d’une morte dans une langue fulgurante, Makenzy Orcel nous fait pénétrer, à travers cette Somme humaine, deuxième volet d’une trilogie initiée par L’Ombre animale, dans le ventre poétique du monde.

 

 

Un mot sur l'auteur :   

Makenzy Orcel est un écrivain haïtien, né en 1983 à Port-au-Prince. Ses romans, souvent primés, lui ont valu d'être fait Chevalier des Arts et des Lettres de la République française en 2017.

 

 

Avis :

Une somme humaine est le second volet, ancré en France, d’une trilogie commencée en Haïti et qui s'achèvera en Amérique. Chaque livre du triptyque fait entendre la voix fantomatique d’une femme morte qui revient sur le triste écoulement de sa vie, courant mêlé à l’écheveau de tous ces destins anonymes formant le fleuve tumultueux et boueux de la condition humaine. Après L’ombre animale et le sort d’une vieille Haïtienne noire, inscrit dans celui, non moins terrible, de son pays, nous voilà cette fois aspirés dans le siphon qui mena une jeune Française au suicide.

Qu’a donc de si particulier et de si représentatif le parcours anonyme d’une jeune femme jetée par le désespoir sous un métro parisien ? Ombre parmi les ombres, disparue sans laisser de traces après une existence quelconque, c’est précisément sa banalité qui la rend universelle, incarnation d’une multitude silencieuse dont elle devient le spectral emblème par le truchement de l’écrivain. A travers elle, insignifiante poussière extraite le temps de son récit de la myriade de ses semblables, se laisse appréhender la bien noire « somme humaine » de ces innombrables et misérables destins.
 
Les carnets laissés par cette ombre sans nom retracent d'abord une enfance meurtrie et une adolescence abusée, dans l’indifférence hypocrite d’une petite ville de province, cramponnée à l'illusoire protection des apparences et des conventions sociales. Laissée à la merci d’un oncle incestueux - intouchable dans sa position de notable - par les frustrations jalouses d’une mère égocentrique et par la veulerie d’un père démissionnaire, elle pense échapper à la malédiction attachée à son corps de femme en gagnant la capitale pour des études de lettres, qu’elle tente avec plus ou moins de succès de faire déboucher sur le cinéma et le théâtre. Elle y rencontre les deux visages de l’amour, rendus génériques, comme les deux faces possibles de la relation des hommes aux femmes, par les prénoms Orcel et Makenzy que l’auteur prête à ses personnages. Le lumineux Orcel, réfugié malien tué dans l’attaque du Bataclan, a à peine le temps de la réconcilier avec elle-même que sa mort la laisse à nouveau déchirée et pantelante. Dans son errance affective, elle tombe sous l’emprise du pervers narcissique Makenzy, qui achève de la transformer en loque humaine désespérée.

Le murmure de cette voix d’outre-tombe se répand en une phrase unique, sans majuscule ni point, marquant par là son inscription dans un écoulement plus global : celui de la vie, se dévidant sans fin de génération en génération, chacune transmettant comme elle peut son fardeau à la suivante. Car la souffrance de la narratrice ne lui appartient pas : elle s’est nourrie de celle de ses parents avant elle, leur cruauté et leur lâcheté elles-mêmes induites par la médiocrité de leur parcours, à la merci de plus malfaisants encore. Cette litanie infinie suggère peu à peu une vision intensément noire de notre absurde insignifiance, la vie n’y paraissant rien d’autre que le passage de flambeau de notre souffrance ici-bas.

Cette lecture d’une profonde signifiance, si audacieusement transcrite jusque dans la forme du récit, s’est avérée pour moi, qui plus est avec ses plus de six cents pages, un interminable chemin de croix. Malgré ses qualités littéraires, le texte a très vite revêtu, dans mon esprit, l’allure d’une logorrhée digressive au-delà du supportable, qui a bien failli avoir raison de ma détermination à ne jamais abandonner un livre commencé. Une somme humaine s’inscrit parmi ces ouvrages qui ont l’étoffe et l’ambition d’une œuvre littéraire en tout point remarquable, quitte pour cela à risquer de ne point plaire. Reste alors la question : un livre qu’on apprécie sans l’aimer peut-il être un si grand livre que cela ? (1/5)

 

 

Citations :

… tout est là, incontestable, ignoble et vrai, l’autobiographie c’est comme une pute qui montre ses nichons et ça n’étonne personne, ou si, au contraire, à tel point qu’on la traîne au bûcher au nom de la bonne morale, j’assume entièrement cette indécence, je suis désormais le miroir dans lequel je me vois…
 

… s’accapara subitement mon corps, ma tête, puis me remplit entièrement quelque chose comme une terrible chaleur, une conscience démesurée, stérile des platitudes existentielles, quelque chose auquel je tentai vainement de résister, il aurait suffi de trouver un reliquat de lumière quelque part en moi et m’y accrocher de toutes mes forces, laisser passer la tempête, mais cette chaleur devint de plus en plus insoutenable, je ne respirais plus, il fallait que ça s’arrête, et tout de suite, sans réfléchir, je bondis vers le balcon pour me jeter dans le vide, PAUVRE TYPE, PAUVRE TYPE, j’avais crié ces mots tellement de fois, et si fort, à en vomir, lisez ce cahier jusqu’au bout et vous comprendrez peut-être pourquoi, parfois comme une bête blessée, pour exprimer un rien, ce n’était pas moi, ça ne me ressemblait pas, ce n’était pas normal, j’aurais bien voulu pouvoir me contrôler, exprimer avec justesse ma pensée, mes envies, mes conditions, mes incertitudes, mes sentiments, mes fantasmes, je savais pourtant le faire auparavant, j’avais appris, mais depuis ma rencontre avec Makenzy, du jour au lendemain, tout en moi avait fondu, j’étais devenue une source, une rivière, un fleuve, puis une mer de cris, je voulais sauter du quatrième étage pour cette raison aussi, pour éteindre ce volcan dans ma tête, la rage d’être vide, de n’avoir aucune prise sur moi-même, sur lui, sur rien, couper court à l’adversité, qu’aurais-je pu faire d’autre, on n’a pas une définition nette de soi-même, comme on ne peut être positivement à l’origine de tout ce qui découle de notre existence… 
 

… en partant de chez moi, je me suis regardée dans le miroir, suis-je le personnage d’un rêve fait par quelqu’un d’autre, demandai-je, perplexe, un soir pendant le dîner, à grand-mère, plus pour couper la parole à mère qui avait tendance à la monopoliser que pour transmettre une certaine leçon de morale (elle était bien là pourtant, la leçon, cachée sous une bonne couche de subtilité), elle avait raconté l’histoire d’un homme qui disait connaître tous les gens de son quartier, mais qu’aucun d’eux ne semblait connaître, ils passaient devant lui sans le saluer, comme s’ils ne l’avaient jamais vu auparavant, jusqu’au jour où celui-ci décida de se mêler à eux et se rendit compte qu’il était en fait victime de sa propre projection, une hallucination qui paraissait si réelle… j’avais posé cette question au miroir qui, en dépit de mes efforts pour me prouver le contraire, ne me renvoyait pas mon image, mais celle d’une autre, une illusion d’existence cramponnée à mes os – j’avais maigri au point qu’on aurait pu croire qu’une abominable maladie me dévastait silencieusement…
 

… à la vérité, père et mère m’avaient conçue sans trop savoir pourquoi, du moins pour combler un manque de suite dans leurs idées, ou peut-être par devoir, pire, mimétisme, conformément à un ordre social, comment l’expliquer, c’est comme si vous étiez invité à dîner chez quelqu’un, et que lorsque vous arrivez, vous vous rendez compte qu’il ne vous attendait pas, il est même très surpris de vous voir vous présenter comme ça chez lui sans prévenir, mais étant donné les circonstances – vous avez fait la route, vous êtes déjà là, il ne faut pas, en vous renvoyant, que les autres invités soient témoins d’un tel manque de civilité, ni se sentent gênés par cette présence inattendue –, alors il vous fait un peu de place en ajoutant un couvert, mais à une table séparée…
 
 
… j’étais forcée de constater que pour mes géniteurs c’était juste une formalité, un passage gênant obligé, un couple sans enfant est comme un arbre sans racines, la risée du village, dit un jour grand-mère pour répondre à cette question qui me revenait sans cesse et que j’avais fini par lui poser, pourquoi j’existe, pourquoi je suis là…


… leur rencontre ne fut pas fortuite, puisque les deux idiots sont nés dans le même village, baptisés le même jour, se gavaient de l’œuvre des mêmes morts découverts dans la bibliothèque familiale, ou recommandés par leur prof de français – Racine, Hugo, La Fontaine, Baudelaire, Zola, etc. –, assistaient aux mêmes spectacles de cirque d’hiver proposés par cette compagnie italienne dont grand-mère oubliait toujours le nom, aimaient les mêmes chansons qu’ils écoutaient en boucle, les mêmes alcools, voyaient depuis leur fenêtre les mêmes enchevêtrements de ruelles pavées entre les maisons serrées entre elles, la colline qui semblait regarder tout de haut, le grand chemin en terre battue traversant la plaine, la route moderne au loin, la mélancolie… qu’est-ce qu’un village, sinon le temps ratatiné, perdu dans ses pensées…


...j’étais comme une ombre pour eux, non, une ombre on la voit au moins se glissant sur le mur ou sur le sol, elle surgit, surprend parfois par son intensité ou par sa pâleur fantomatique, et invite à la curiosité, elle peut faire peur, tapie derrière le rideau de ma fenêtre par nuit de pleine lune et de drôles de vents, elle provoque une réaction, moi je ne déclenchais rien du tout, combien de fois avais-je bougé, changé de place, en passant des escaliers au salon, dans un coin de la véranda, à la cuisine, au couloir, à n’importe quel autre endroit où tournait leur attention, mais rien, ils ne me voyaient pas, je n’existais pas, du moins comme une chose comme qui dirait larvée, délétère, et quand j’avais l’impression d’être là, de faire partie du réel, c’était si éphémère qu’on aurait cru à un mensonge…


… le danger qu’on voit venir sans pouvoir rien faire pour l’éviter… dans la psyché collective, le prédateur ourdit son plan derrière son masque, mais le regard de l’oncle allait droit au but, un projectile, et je me doutais que je n’étais pas plus qu’une proie facile, une gamine, une chair fraîche, une page vierge, une âme immaculée, une brindille prise dans un vortex… et lui un esprit envoûté, une bête excessivement déterminée et intransigeante qui s’approchait lentement, avant de bondir…


… il paraît que, pendant de nombreuses années, le saint homme aurait eu une vie sexuelle clandestine très active, et même des enfants secrets éparpillés dans la région et ailleurs, il faut imaginer un tas de silhouettes fines et élégantes qui se bousculaient du matin au soir pour aller avouer leurs péchés au jeune arrivant qui, groggy devant tant de beautés et de grâces, n’hésitait pas à leur proposer la bonne pénitence et un passage dans son lit, avant de les inviter à repartir dans la paix du Seigneur, il excellait sans doute aussi dans le chatouillement des gosses, lesquels s’étaient bien gardés d’en parler pour ne pas froisser le papa bon Dieu, Ses anges, le Père Noël, bref tous les habitants du Royaume des cieux… des activités pédophiliques connues, murmurées, sans plus, vous vous rendez compte, on s’arrangeait pour que ça reste couvert aussi longtemps que possible, notre bon Drôle de Curé, représentant de Dieu au village, pourquoi on le salirait, pourquoi on ferait de son nom un paillasson sur lequel tout le monde s’empresserait de s’essuyer pour gagner sa place dans le débat sur les faux drames de village, ce sang valeureux, médiateur infaillible, une vie parfaite, exempte de péché dans un monde nouveau de la justice... 


… la parole, quelle idée, au commencement était la peur, elle contenait l’Univers ou ce qui fut destiné à l’être, et s’évertuait à s’étendre bien au-delà, rien ne l’épuisait, ne lui échappait, et cet état de choses devait être la norme à l’échelle de la biodiversité animale, régir les principes de conquête et de fuite, de pouvoir et de liberté… pour moi, ces hommes réunis à la maison avaient simplement peur, et cherchaient à faire de cette peur leur force, en ne la perdant pas de vue, cela me paraît d’autant plus évident que les actions humaines n’en sont que de pâles résidus… il faut se révéler un lieu étrange pour soi-même, à l’encontre des lois de la nature, pour vouloir se sauver, ou échapper à la mort, a fortiori se donner pour mission de sauver l’autre, le monde, un continent…


… le meilleur d’entre nous est celui qui ne met pas en application de façon systématique le vieil adage qui dit que la fin justifie les moyens…


… figurez-vous qu’un jour elle m’avait demandé, oui celle qui m’avait mise au monde, rappelle-moi ton nom déjà, on aurait dit que le seul moyen d’apaiser les frustrations de sa vie conjugale était de m’étouffer, me réduire en miettes, me faire perdre toute confiance en moi-même, plus tard, seule à seule dans la cuisine par exemple, elle me traitait de sauvage, de petite conne, ton oncle il a beaucoup d’affection pour toi, il t’aime, mais toi tu n’as aucun respect pour lui, pour personne d’ailleurs, tu n’as donc aucune limite, elle me parlait ainsi pour que je me sente ridicule, mais ce n’était pas le cas, c’est au frère de père qu’elle aurait dû s’en prendre, je n’avais rien fait, sinon être une jeune adolescente sous les projecteurs d’un vieux dégoûtant, j’avais du mal à imaginer qu’elle n’avait rien compris, ou qu’elle faisait semblant, quel oncle serre sa nièce aussi fort et aussi longtemps dans ses bras, quel parent assiste à ça sans se demander ce qui se passe et redoubler de vigilance… le pire était à venir…


… j’étais perdue, je n’avais pas les outils pour analyser les mécanismes de cette vague de violence (tant à la maison qu’à l’école) qui se déchaînait contre moi, ses ressorts inavoués, d’autant plus que le monde dans lequel ces petits scélérats grandissaient n’était ni plus ni moins bourgeois catho que le mien, nous étions partis du même point, censés tout au moins se respecter, mais ce n’était pas du tout le cas, ils avaient fini par m’imposer une vision négative de moi-même, ce qu’aucune de nous, à ma connaissance, n’avait réussi avec un mec, inoculer à celui-ci le sentiment qu’il n’est rien qu’une apparence, rien que ses muscles, son cul, et que ça ne sert qu’à être manipulé, avili, un ornement…


… aucune femme n’est plus grande que la petite fille qu’elle a été…


 

 

 

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