jeudi 23 février 2023

[Bleys, Olivier] Antarctique

 


 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Antarctique

Auteur : Olivier BLEYS

Parution : 2022 (Gallimard)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Janvier 1961, cinq hommes vivent sur la base soviétique de Daleko, située à ce point précis de l’Antarctique que les géographes nomment pôle d’inaccessibilité. Ils sont chargés par le Parti d’affirmer la présence russe dans cette région pourtant inhabitable. À son réveil, le chef, Anton, découvre le corps ensanglanté de Nikolaï. Vadim vient de lui asséner un coup de hache mortel : leur partie d’échecs a mal tourné. Comment rendre la justice dans ce désert polaire, sans police ni prison ? Anton décide d’écrire un rapport sur les faits. Le coupable, lui, est placé à l’isolement dans le cellier, un réduit glacial où la température culmine à moins quinze degrés. Mais Daleko semble oubliée du reste de l’humanité. La radio est tombée en panne, on n’a plus de nouvelles du monde civilisé depuis des semaines, et l’angoisse monte parmi les poliarniks. Jusqu’au jour où Vadim le meurtrier trouve le moyen de s’échapper…
Ce huis clos implacablement réglé se transforme en un roman d’aventures original et haletant, imprégné d’humour noir.

 

 

Un mot sur l'auteur :  

Né en 1970, Olivier Bleys est l'auteur de nombreux romans, essais, récits de voyage et bandes dessinées, qui lui ont valu d'être nommé chevalier, puis officier des Arts et des Lettres. Il est aussi conférencier, consultant et animateur d'ateliers d'écriture.

 

 

Avis :

En 1961, cinq hommes occupent la station polaire soviétique de Daleko dont la seule finalité est la présence russe en Antarctique. Lors d’une partie d’échecs qui tourne mal, le tractoriste tue le chauffeur-mécanicien d’un coup de hache. Sans prison ni police dans ce bout du monde totalement coupé de la civilisation depuis la panne de leur radio, le chef Anton met le coupable à l’isolement dans le cellier, où la température ne dépasse jamais les moins quinze degrés. Mais l’homme parvient à s’échapper…

Leur mission, seuls au beau milieu de l’Antarctique, dans une zone inaccessible soumise à des conditions extrêmes, entre un froid capable de les congeler en quelques instants et une blancheur spectrale qui a mangé toute couleur, pourrait faire de ces hommes des héros si elle avait un sens. Seulement voilà, ils ne sont que de pauvres hères, envoyés par le Parti comme porte-drapeaux soviétiques en ces confins sans vie, avec pour seule responsabilité l’entretien de la statue de Lénine confiée à leurs bons soins. Autonomes avec leur immense stock de nourriture, ils vivent un temps indéfiniment suspendu puisque leur engagement ne comporte aucun terme, dans un huis clos d’autant plus hermétique que l’inaction conjuguée aux températures insupportables les confine dans les quelques mètres carrés de leur seul baraquement à peu près chauffé. Tous diluent leur ennui dans les brumes de la vodka, qui, à défaut de toujours agir en assommoir, favorise parfois quelques échauffements, des corps comme des esprits. Alors il suffit un jour d’une broutille pour qu’un geste irréparable les fasse glisser dans un infernal engrenage.

Que faire d’un meurtrier quand votre quotidien n’est que promiscuité et que vous ne pouvez compter sur aucun recours extérieur ? La défiance qui s’est subitement invitée au sein du groupe est un poison qui rend tout à coup la cohabitation impossible. Les tensions montent, faisant craindre de nouveaux drames dans ce contexte ubuesque, mais malheureusement implacable. Bien décidé à défendre sa peau condamnée par sa mise à l’isolement, le fruste Vadim va se révéler indomptable. Désormais, « Si quelqu’un rentrait vivant de ce séjour au pôle, ce ne serait pas le plus malin, le plus savant ou le plus équipé, mais celui qui aurait l’instinct de survie le plus fort. »

Avec une malice de tous les instants qui transforme ce huis clos angoissant, mâtiné d’aventure extrême, en une sorte de fable, noire et acide, sur la nature humaine, la plume toujours aussi splendide d’Olivier Bleys nous propose une échappée hallucinante aux confins de la civilisation, dans une fiction aux convaincants accents de vérité. Après le viscéral et tout aussi recommandable Solak de Caroline Hinault, une nouvelle occasion, peut-être plus subtile, de frisson polaire, dans un environnement où se révèle la vraie nature de l’homme. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

La faute à la vodka, tout ça. Au-delà du sixième verre s’ouvrait une contrée trouble, pleine de cris et de tumulte, qui ne laissait aucun souvenir au buveur mais prélevait parfois une vie humaine. Des proverbes en avertissaient les Russes : la vodka allume la poudre ; elle chasse les lames du fourreau et les regrets des cœurs.
 

Dehors, la neige avait repris, une neige d’ouest soufflée contre les hublots qu’elle blanchissait à mesure. Les flocons se déposaient du bas jusqu’en haut, d’abord aérés et lumineux, puis plus denses. Un moment viendrait où leur multitude abolirait le paysage et envelopperait aussi les sons d’un feutre épais. Les voix, les visages, les vies même prendraient une texture différente, grise et fuligineuse. On se croirait en plein rêve.
 

Une violente nostalgie s’empara du criminel. Ce n’étaient pas seulement le mal du pays, l’accent de distance et d’étrangeté qu’acquéraient ici les souvenirs de la terre russe. C’était aussi la saveur méconnue de la liberté qu’il allait bientôt perdre, cette liberté qui est pour les gens sans histoire comme l’air qu’ils respirent – transparente, insipide, jusqu’au jour où sa privation lui donne un goût.
 

Avec la complicité de la neige, le double meurtre serait passé inaperçu. La neige aurait blanchi Vadim, elle l’aurait innocenté. N’était-ce pas, d’ailleurs, ce que beaucoup venaient chercher ici : non le pardon mais l’oubli – une amnésie bénéfique, un nouveau départ dans ce paysage nu, telle une feuille vierge dont tout s’est effacé ?
 
 
La station de recherche scientifique Daleko ne figurait sur aucune carte, publique ou secrète, du continent antarctique.
Les rares plans à disposition n’étaient que des ébauches d’une terre distante et méconnue où l’homme venait seulement de prendre pied. À l’état de brouillons, de griffonnages sur un bout de papier, ces documents ne renseignaient personne. C’était, sur le grand vide blanc de l’immense terre australe, une réunion de points tremblants, de lignes à peu près, de traits de côte levés à vue comme sur les cartes anciennes, et des uns aux autres des distances si mal jugées qu’il aurait fallu, pour tomber juste, peut-être ajouter ou soustraire un zéro.
Comme celles d’autres nations, les cartes soviétiques étaient grossières, plombées d’erreurs et d’approximations. Mais un tracé y figurait, absent des versions françaises ou américaines : cette ligne pointillée, issue de la mer de Davis, qui traversait les terres de Wilhelm II et de la reine Mary en direction du pôle Sud géomagnétique. Elle marquait l’avancement vers l’intérieur du continent d’expéditions têtues et presque suicidaires, une par an en moyenne ; des expéditions menées à grand renfort d’hommes, à grands débours de matériel et de carburant, pour accomplir le rêve d’une colonie permanente en Antarctique.
Cette ligne était jonchée de cadavres sans sépulture et de machines, crevées elles aussi, que le gel intense pétrifiait à l’endroit du dernier tour de roue – chacune de ces épaves érigeant sa propre statue à la gloire d’une prouesse ignorée. Il y avait là des hommes qui avaient marché dix kilomètres après l’abandon, sur le bord de la piste, d’un engin à chenilles qui en avait roulé cent.
La ligne pointillée reliait la base littorale de Mirny à celles de Pionerskaya, Komsomolskaya et Vostok sur la calotte glaciaire. Une branche adventice desservait Sovietskaya, station étape sur la route du pôle d’inaccessibilité.
C’est à la pointe de ce dernier rameau qu’une étoile tracée au feutre rouge situait la base Daleko. Sa position réelle pouvait bien être à deux heures de ski dans une direction quelconque mais enfin, Daleko était notée sur la carte et c’était déjà ça. Les avions pouvaient mettre le cap dessus et les équipes au sol – les rares à s’aventurer dans ces solitudes – repérer cette moucheture, d’un brun cartonneux sur la neige étale et blanche, en balayant l’horizon avec leurs jumelles.
Que la base existât, à l’emplacement marqué par l’étoile ou pas très loin, était un fait peu contestable. Sa mission, en revanche, restait mal définie. Le personnel de Daleko formait un drôle d’assortiment, vestige de l’expédition de dix-huit hommes envoyée en décembre 1958 planter le drapeau rouge au pôle d’inaccessibilité, et dont la plupart avaient plié bagage après seulement douze jours, une fois bouclées leurs expériences de magnétisme et de sismologie.
Tous étaient repartis sauf, donc, cinq volontaires chargés par le Parti d’affirmer la présence russe dans cette région où, pourtant, n’était recensée aucune vie humaine. 
 
 
À tout homme, il faut le matin une bonne raison de se lever, de quitter le nid douillet des couvertures pour les chocs et les frictions du monde extérieur. Eux n’en avaient pas. Qu’ils paressent au lit, une cigarette aux lèvres, ou se lancent dès l’aube dans des travaux de science, c’était égal. Personne ne leur tiendrait rigueur de passer la journée à plat, ni ne les féliciterait d’œuvrer à l’avancement de leur discipline. Une tâche pourtant les requérait absolument.
Une tâche dont le Comité contrôlait la parfaite exécution sur des photographies, prises au début de chaque mois quelles que soient la météo et, notons-le, la visibilité parfois réduite à la longueur du bras. Les tirages, produits sur place, venaient grossir une collection de douze clichés – pour les douze mois de l’année – qu’on archivait une fois complétée. Certaines images, réalisées lors de tempêtes de neige, étaient toutes blanches. Seules alors les authentifiaient la date et la signature du chef de base.
Cette corvée obligatoire, ce travail indispensable et dûment vérifié, c’était la toilette du buste en plastique de Vladimir Ilitch Lénine qui coiffait la station, ses petits yeux inquisiteurs tournés vers le nord-est, à 22,5° précisément, dans la direction de la mère-patrie. Pas question que la neige souillât la statue grandeur nature, qu’elle blanchît ses épaules ou, pire, casquât de flocons son crâne dégarni. Le premier devoir des résidents était d’en prendre soin afin que le portrait du révolutionnaire, au sommet de la grande cheminée, siégeât là pour l’éternité.
Hormis ce coup de chiffon quotidien, les poliarniks n’avaient positivement rien à faire – rien du moins dont il fallût rendre compte à l’administration qui les payait. On leur demandait juste de se garder en vie, donc de nourrir le poêle, de cuisiner les provisions, de traiter leurs engelures avant qu’elles n’entraînent des blessures plus graves ; bref, d’entretenir Daleko et de veiller sur eux-mêmes.
Jusqu’à quand ? s’interrogeaient les poliarniks dont le contrat, pas plus qu’il n’expliquait leur mission, n’en fixait le terme. Ils l’ignoraient. Aucune date n’apparaissait dans leur acte d’engagement, bien qu’une ligne pointillée figurât à l’article IX, sous l’intitulé « durée du contrat » – hélas, le champ à remplir avait été laissé en blanc.
Daleko ne bénéficiait pas des relèves saisonnières, en vigueur sur les stations de la côte – trop loin, trop cher. Quant au rapatriement définitif de tout le personnel, ça ne semblait pas non plus au programme des semaines à venir – trop loin, encore plus cher.
« Vous étiez volontaires », lui répondait-on chaque fois qu’au nom de tout le personnel, Anton Loubachev s’enquérait poliment de leur retour en terre russe. « Vous touchez double salaire, plus la prime de froid et la prime d’éloignement ! Quand vous rentrerez à la maison, les années passées à Daleko compteront triple pour votre avancement, et les plus âgés d’entre vous pourront postuler à la médaille des vingt ans de services irréprochables. De quoi vous plaignez-vous ? »
Les autorités convenaient, certes, qu’il faudrait évacuer la station quand les vivres seraient épuisés, mais les stocks demeuraient abondants. On ne voyait pas de raison d’abandonner Daleko. Son étoile rouge brillant au centre de l’Antarctique avait une grande valeur : elle prouvait l’excellence du savoir-faire soviétique dans l’exploration des régions froides, et l’endurance non moins héroïque du citoyen russe à ces conditions extrêmes.
Quel pays n’aurait été flatté d’avoir son ambassade au pôle d’inaccessibilité ?


Loubachev revint au hublot, le front pressé contre la vitre. Combien de fois n’avait-il pas regardé au travers et vu ces mêmes choses, sous cette même neige dont variaient seulement l’épaisseur et la disposition ? La citerne, le cellier, le dépôt de bois, la station météorologique. Ou bien le cellier, la citerne, la station, le dépôt de bois. Ou encore la station, le cellier, le dépôt et ce grand tas de neige, jamais déblayé, sous lequel gisait leur autochenille Kharkovchanka hors d’usage. À la longue, le regard s’usait comme s’use l’habit toujours soumis aux mêmes frottements. Une angoisse taraudait les colons : que ce décor vu et revu finît par s’imprimer sous leurs paupières, voilant à jamais l’image du monde. Certains jours, Anton aurait donné un rein pour la surprise d’une couleur ou d’un objet neuf – par exemple un coquelicot en fleur, surgi là, au sein du désert blanc.
 
 
Sa théorie voyait dans l’alcool un lubrifiant des relations humaines et, en particulier, le précieux dégrippant des antipathies. Or, depuis la veille, personne n’avait porté le moindre toast. Leur chamaillerie sur le thème des pirojkis avait gâché le repas de Noël : c’est à peine si, à eux trois, ils avaient séché un malheureux demi-litre. Au petit déjeuner, les flacons étaient restés sagement dans le placard. Seul Vadim, en fin de compte, avait maintenu son ébriété à un niveau satisfaisant grâce à ses libations antigel.
— Bon, camarades… ça ne sert à rien de s’énerver ! lança Anton en tapotant l’épaule du glaciologue. Peut-être qu’un petit verre nous aiderait à y voir plus clair ? Comme dit le proverbe, « il faut boire de la vodka en deux occasions seulement : quand on mange et quand on ne mange pas ! ».


J’ai appris bien des choses en me gelant sur ce grabat, entre autres celle-ci : que l’intelligence ne sert à rien pour combattre un froid mortel. Seul l’animal en nous peut s’en sortir. Tu saisis, chef ? Si quelqu’un rentrait vivant de ce séjour au pôle, ce ne serait pas le plus malin, le plus savant ou le plus équipé, mais celui qui aurait l’instinct de survie le plus fort. Voilà ce que m’ont enseigné ces deux semaines en enfer.


 

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