dimanche 19 février 2023

[Park, David] Voyage en territoire inconnu

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Voyage en territoire inconnu
            (
Travelling in a Strange Land)     

Auteur : David PARK

Traduction : Cécile ARNAUD

Parution : 2018 en anglais,
                   2022 en français (La Table Ronde)

Pages : 208

 

 

 

 
 

 

Présentation de l'éditeur : 

Le monde est recouvert de neige. Les transports sont interrompus. Tom doit s’aventurer dans un paysage métamorphosé et hostile pour aller chercher son fils, malade et coincé dans une résidence étudiante. Mais lors de ce trajet solitaire en voiture, de Belfast à Sunderland, Tom se retrouve à faire un autre voyage, sans carte ni guide, et retrace chaque route d’une histoire familiale habitée de souvenirs et embrumée de regrets.
Écrit dans une prose épurée et cristalline par l’une des voix les plus importantes de la littérature irlandaise contemporaine, Voyage en territoire inconnu est une œuvre au dépouillement exquis et à la grâce transfiguratrice. Un roman de pères et de fils, de chagrin, de mémoire, de famille et d’amour ; sur les gouffres qui nous séparent de ceux que l’on aime, et les mauvais tournants que l’on prend en allant les retrouver.
 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

David Park est l’auteur de onze livres, parmi lesquels The Light of Amsterdam, sélectionné pour le International IMPAC Prize, The Poets' Wives et The Truth Commissioner, adapté en téléfilm pour la BBC 2. Il a remporté le Author’s Club Award du premier roman, le Ewart-Biggs Memorial Prize et, à trois reprises, le McCrea Literary Award de l’université d’Ulster. Couronné également du Major Individual Artist Award par le Arts Council d’Irlande du Nord, David Park vit à County Down.

 

 

Avis :

Alors qu’une tempête de neige cloue les avions au sol dans tout le Royaume-Uni, Tom abandonne son épouse et sa fille aux préparatifs des toutes proches fêtes de Noël pour aller chercher son fils Luke, coincé avec la grippe dans son logement d’étudiant à Sunderland, dans le nord de l’Angleterre. Parti en voiture de Belfast, il prend le ferry vers l’Ecosse, puis à nouveau la route pour quelque trois cents kilomètres jusqu’à sa destination située sur la côte opposée, près de Newcastle.

L’enneigement des voies de circulation complique considérablement le périple, et même s’il progresse très lentement, il faut au conducteur toute sa vigilance pour faire face aux embûches qui jalonnent son trajet. Après plusieurs faux départs en raison d’une côte d’abord infranchissable, c’est avec une certaine inquiétude, partagée par l’épouse restée à domicile et dont les réguliers appels téléphoniques semblent bientôt l’unique lien avec la vie et la normalité, que l’on se retrouve seul avec Tom, à ne compter que sur soi-même pour affronter l’hostilité blanche dans laquelle le monde, déréglé par le réchauffement climatique, semble avoir sombré.

Pourtant, tandis que la réalité extérieure paraît s’être dissoute dans une nébuleuse de blancheur impalpable, c’est insensiblement à une toute autre confrontation, intérieure celle-là, que Tom se retrouve exposé. Sur l’écran immaculé et uniformisé du paysage, viennent s’imprimer des images invasives, irrépressible résurgence d’une douleur mal enfouie liée à un drame récent qui se dévoile par bribes au lecteur. Et, dans une narration d’une confondante sobriété, en une succession de flashes dont la rémanence fait écho à l’éternité que le métier de photographe de Tom insuffle à chacun des instants qu’il capture dans ses clichés, se révèle cette fois la poignante désolation du paysage intérieur d’un père, meurtri par l’impuissance, le regret et la culpabilité, qui cherche désespérément la force de tenir le cap, de donner le change aux siens et de passer un Noël aussi normal que possible.

Périple aventureux dans un environnement rendu méconnaissable par les conditions climatiques, le voyage en territoire inconnu est aussi celui de ceux, qui, fils à la dérive ou père incapable de trouver l’absolution et la paix, se perdent et avancent à tâtons dans leur vie, sans rien ni personne pour les guider. Un texte magnifique, d’une parfaite exactitude psychologique, et d’autant plus poignant qu’il contient l’émotion en un délicat jeu d’équilibre entre l’ombre et la lumière, la douleur et l’espoir. Parce que, même après la pire des épreuves, quand plus rien ne paraît plus ressembler à rien, il faut trouver le moyen de vivre, et que ce chemin se trouve seul, sans que l’on puisse prédire par quoi il faudra en passer. (4,5/5)

 

 

Citations :  

Luke a l’œil. Je m’en suis rendu compte de bonne heure, et j’ai tenté de l’encourager sans trop insister. Il a bien travaillé pour le portfolio qu’il a présenté à l’épreuve artistique du A-level – des photos de vieux bâtiments à l’abandon à Belfast. Ils sont de plus en plus difficiles à trouver, mais il restait encore des opportunités autour de North Street et d’une des vieilles entries. Je l’ai accompagné, uniquement pour le conduire et veiller sur lui, et j’ai fait de mon mieux pour ne pas le gêner, ni lui souffler des conseils à l’oreille, car c’est là un des paradoxes de la parentalité : la plupart du temps, ça se passe mieux quand on leur laisse de l’espace, et il n’y a pas de plus sûr moyen d’envoyer nos enfants sur une orbite lointaine que d’essayer de les maintenir dans notre champ gravitationnel.
 

À l’évocation de la maison de Luke, une image restée dans ma mémoire se précise ; c’est un cliché de Denis Thorpe, qui a travaillé pour le Guardian et photographié le nord de l’Angleterre, en noir et blanc, dans un style d’un réalisme cru. La photo à laquelle je pense, Mr Lowry’s Hat and Coat – prise le lendemain de la mort du peintre – montre deux manteaux et des chapeaux pendus à des patères dans le clair-obscur d’une entrée, un papier peint vaguement floral, une cimaise. La doublure d’un des manteaux, tournée vers l’extérieur, accroche un peu de lumière. La photo parle d’absence, d’un espace qui s’ouvre et se remplit d’immobilité, se concentrant sur les reliques d’une personne qui a été et n’est plus.
Quand j’entre dans les chambres de mes enfants, je ressens parfois puissamment à quel point nos vies et les lieux où nous vivons déteignent les unes sur les autres. Leur respiration semble encore présente dans la pièce vide, tous leurs souvenirs et leurs rêves paraissent fondus dans les plis d’un tissu ou le grain d’une surface. Seule la froideur de la technologie résiste : on aura beau effleurer le clavier d’un ordinateur ou l’étui d’une tablette, on n’y percevra jamais l’enfant absent. Il y a un mot de passe, un pare-feu qui nous empêchent de retrouver la moindre trace de l’existence de son utilisateur, et ces appareils demeurent séparés du reste de la chambre, imprégnée partout ailleurs de la force de l’être à qui elle appartient.
 

On cloue au pilori les parents de ces ados partis rejoindre l’État islamique ; on les traite de mauvais parents, ou alors on les soupçonne d’avoir su ce qui se passait dans la tête de leurs enfants. Au mieux, leur radar est défectueux et n’a pas su détecter ce qui s’insinuait dans leur foyer pour contaminer l’esprit de leurs gamins. Il fut un temps où j’aurais peut-être pensé la même chose. Je dis bien peut-être. Mais c’était avant. Maintenant, je me garde des jugements et des suppositions faciles. Et élever un enfant, ce n’est pas comme conduire cette voiture, avec l’assistance d’une voix pour me guider, avec les traces laissées par d’autres véhicules que je peux suivre malgré la neige, avec les feux et les panneaux pour m’indiquer quand m’arrêter et démarrer, pour me signaler de possibles dangers. Au lieu de cela, on se trouve dans une espèce de blizzard d’idées confuses et contradictoires, et alors qu’on croyait connaître la meilleure direction à prendre, on doit vite admettre qu’on est perdu et que les points de repère familiers auxquels on accordait tant d’importance ont disparu dans un brouillard blanc.
 
 
La neige englobe tout et, en dépassant Gretna, je sais qu’elle doit aussi cacher le peu qu’il reste de l’usine de munitions géante construite ici pendant la Seconde Guerre mondiale et aujourd’hui largement effacée de nos souvenirs de ces années. Mais je me souviens d’avoir vu quelque part des photos des femmes qui y travaillaient. Un boulot dangereux, puisqu’elles mélangeaient souvent des substances volatiles pour fabriquer ce qu’on appelait le « porridge du diable », servant de poudre propulsive aux obus. Bagues et boucles d’oreilles étaient interdites, de peur qu’elles ne fassent des étincelles et déclenchent une explosion. On les appelait les Canary Girls parce que leur peau, entrant en contact avec le soufre, devenait jaune. Je me rappelle une photo en particulier – d’un groupe de femmes pris à une certaine distance, fines silhouettes sombres et spectrales. Elles pellettent du nitrate de potassium dans ce qui ressemble à une montagne blanche de sel. L’image dégage une impression fantomatique, comme si elles travaillaient aux Enfers, et contraste avec les photos de groupe plus courantes, où les femmes s’affairent en une légion compacte de sourires, de combinaisons informes et de foulards noués en turban sur les cheveux.


(…) vivre dans la peur est la pire façon de vivre ; la peur obscurcit même les choses les plus lumineuses qu’on essaie de faire, elle est omniprésente et ronge petit à petit tout ce dont on a besoin pour exister. Si bien qu’il arrive un moment où la colère engendrée par ce qu’on subit bout et déborde, et on est soudain prêt à envisager tous les remèdes, aussi désespérés et téméraires qu’ils puissent paraître à l’esprit rationnel qu’on possédait auparavant.


Et je réalise que quand on fait un pas en avant, même un petit pas, l’étau de la peur se desserre un peu. Elle est encore là, mais diminuée, et on s’autorise à moins se considérer comme une victime sans défense, car au bout du compte c’est le sentiment d’impuissance qui nous tue.


Je ne sais pas non plus si nos années de troubles ont servi à quelque chose, et je me félicite de ne pas avoir été celui qui arrivait avec son appareil photo sur chaque scène d’atrocité, tentant de trouver un équilibre entre l’efficacité d’une image et le respect pour l’intimité d’une souffrance individuelle. Mais alors qu’une neige paresseuse se met à tomber, je n’oublie pas que la bonne image a le pouvoir d’influer sur notre conscience. Et je pense au petit garçon échoué dans l’écume sur une plage de Turquie, mort noyé en essayant d’atteindre une île grecque à bord d’un canot en plastique.
Et même si j’ai oublié son nom, je me rappelle le sentiment produit par cette image, et je sais que l’espace d’un instant, aussi court qu’il ait été, elle a changé les choses. Plus que n’auraient pu le faire les mots d’un reporter ou un politicien, parce qu’avec la photographie, il n’y a rien entre nous et le sujet, rien pour aseptiser ou adoucir – nous seuls sommes présents à ce moment-là, aussi près que nous place l’objectif, réduits au silence et à l’immobilité.
 
 
Et je comprends alors la justesse de ce qu’a dit Ansel Adams : qu’on ne prend pas une photo seulement avec l’appareil, mais en y apportant toutes les images qu’on a vues, les livres qu’on a lus, la musique qu’on a entendue, les gens qu’on a aimés. 


Les gens ne comprennent pas les photos. Ils pensent qu’elles figent toujours l’instant dans le temps, alors qu’au contraire, elles l’en libèrent, et ce que l’appareil a saisi échappe à jamais à son écoulement. De sorte que ça existera toujours, vivra toujours tel qu’en cette seconde précise, avec le même sourire ou le même air renfrogné, la même couleur de ciel, la même lumière ou la même ombre, la même pensée ou le même battement de cœur. C’est l’éternel qui est libéré dans la soudaine immobilité créée par le clic de l’appareil photo. 


 

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