vendredi 17 février 2023

[Rigoni Stern, Mario] Histoire de Tönle

 


 

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Titre : Histoire de Tönle (Storia di Tönle)

Auteur : Mario RIGONI STERN

Nouvelle traduction : Laura BRIGNON

Parution : en italien en 1978
                  en français à partir de 1988
                  (Gallmeister en 2023)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Berger sur le plateau d’Asiagio, dans les Alpes italiennes, Tönle s’adonne à la contrebande pour subvenir aux besoins de sa famille. Quand il blesse par accident un douanier, il doit s’enfuir et devient mineur en Styrie, colporteur d’estampes dans les Carpates, jardinier à Prague… Pourtant, chaque hiver, trompant les gendarmes, Tönle retrouve son foyer et les siens. Les années passent et la Première Guerre mondiale fait éclater le monde tel qu’il le connaissait. Alors que sa région tant aimée n’est plus qu’un champ de bataille, le vieil homme obstiné refuse d’abandonner son troupeau, sa maison, sa famille.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Mario Rigoni Stern (1921-2008) est un écrivain italien devenu classique. Homme discret et pudique, il est originaire d’Asiagio en Vénétie, une région qu’il chérit par-dessus tout. À 17 ans, il s’engage comme chasseur alpin dans l’armée italienne. Six mois plus tard éclate la Seconde Guerre mondiale. Fait prisonnier par les Allemands en 1943, il réussit à s’évader et regagne à pied son village natal. De cette expérience, il tire la matière de son superbe premier roman, Le Sergent dans la neige. Il trouve refuge sur les hauts plateaux de sa région natale, loin des honneurs et les prix littéraires qui saluent son œuvre.

 

Avis :

Le plateau d’Asiago, situé sur les Préalpes de Vénétie, entre Vicence et Trente, est un lieu de mémoire un peu particulier. Au Moyen Age vient s’y installer une minorité ethnique d’origine bavaroise, les Cimbres. D'abord reconnue culturellement autonome par la République de Venise, cette communauté est englobée en 1815 dans le royaume lombard-vénitien, vassal de l’Empire d’Autriche, et, considérée à tort comme pro-allemande pendant la première guerre mondiale – cette petite partie des Alpes est en l’occurrence totalement dévastée en 1916 par la plus grande bataille de montagne de l’Histoire –, fait ensuite les frais de la politique d’italianisation menée par les fascistes. Ainsi s’éteint alors quasiment la langue cimbre, un isolat comme l’est le basque dans les Pyrénées.

C’est en ces lieux au passé si singulier que naît et vit Mario Rigoni Stern. Lui qui grandit dans les ruines de la Grande Guerre se passionne pour les Alpins, dans lesquels il s’engage en 1938. Fait prisonnier par les Allemands, il s’évade, rentre à pied à Asiago et, quelque vingt ans plus tard, se lance dans l’écriture de ce qu’il considérera toujours modestement comme une œuvre mémorialiste, mais qui le classera parmi les auteurs classiques de la littérature contemporaine italienne. Premier volet d’une trilogie, Histoire de Tönle se nourrit de souvenirs rapportés ou vécus, faisant avec nostalgie la part belle à sa montagne d’origine, à la vie rude, pauvre, mais libre, des paysans et bergers habitués à n’y connaître ni maîtres ni frontières, jusqu’à ce que, ne laissant qu’une terre ravagée et pour longtemps inhabitable, la guerre ne vienne en sonner définitivement le glas.
 
Berger, Tönle mène, en cette seconde moitié du XIXe siècle et comme, avant lui, tant de générations, l’existence rythmée par les saisons, par les travaux agricoles et par les traditions de son village. Pour joindre les deux bouts, mais aussi peut-être un peu parce que cette montagne à la frontière du royaume d'Italie et de l'Empire austro-hongrois appelle à l’aventure, il se fait contrebandier, colporteur, et sillonnant à pied toute l’Europe Centrale, exerce les mille métiers – soldat, mineur, jardinier, gardien de chevaux... – que ses boucles itinérantes mettent sur sa route avant de toujours le ramener auprès des siens et de ses moutons, sur ces alpages ailleurs desquels il ne saurait vivre longtemps. Lorsqu'en 1914 la guerre éclate et commence par lui rogner les ailes en le confinant du côté italien, il ne se doute pas encore qu'en plein sur la ligne de front, il ne restera bientôt plus grand chose des villages bombardés du plateau d'Asiago. Refusant de se joindre à la population déplacée, il restera le plus longtemps possible auprès de son troupeau, avant de connaître un sort fortement calqué sur celui de l’auteur lors du conflit suivant, mais à la conclusion immensément plus tragique. La guerre ne se contente pas de tuer et de détruire : elle accélère aussi les mutations de la société, tournant définitivement certaines pages. Sur le plateau d’Asiago si longtemps préservé, c’est le chant du cygne d’un mode de vie et d'une identité culturelle ancestrale qui mène au désespoir le vieux Tönle…

La narration sans fioritures de Mario Rigoni Stern redonne vie à ces hommes et à ces femmes d’un autre siècle avec un réalisme et une authenticité sans défaut. L’on pense à Frison-Roche pour un certain nombre de points communs entre les deux hommes et leur œuvre. Quand, entre deux récits de montagne et d’aventure saharienne, l’écrivain français nous conte la sédentarisation forcée des Lapons, au même moment de l’autre côté des Alpes, l’auteur italien s‘attache à la mémoire du tout petit peuple cimbre, partageant, au fil de son écriture habitée et au travers d’un personnage clairement son alter ego, la nostalgie d’un homme épris de nature et de liberté pour qui la modernité fait figure de prison. Une bien belle redécouverte que nous permettent les éditions Gallmeister avec cette toute nouvelle traduction. (4/5)

 

Citations : 

Il y avait un arbre sur le toit de sa maison : un cerisier sauvage. Le noyau dont il était né avait atterri là bien des années plus tôt, expulsé en vol par une grive mauvis, et une rosée printanière l’avait fait germer car, pour protéger la maison de la pluie et de la neige, un de ses aïeuls avait étalé une couche supplémentaire de chaume sur le toit, si bien que celle d’en dessous était devenue de l’humus, presque de la glèbe. Le cerisier avait poussé comme ça. (…)
En ce soir de décembre, ses branches étaient un hiéroglyphe sur la toile de fond du ciel et, sans la légère fumée qui s’échappait des évents de pierre sous les avant-toits, les maisons du hameau et la terre recouverte de neige n’auraient fait qu’un. (À l’époque, nos habitations n’avaient pas de cheminée : depuis la pièce à vivre, un conduit montait jusqu’aux combles, où une corbeille enduite d’argile éteignait les escarbilles : de la sorte, la fumée se répandait dans le vaste grenier tout en maintenant une précieuse tiédeur au-dessus de la maison, et puis elle enfumait et durcissait les poutres de mélèze de la charpente, les préservant du passage des siècles.)
 
 
Cet été-là, pour la première fois depuis 1866, on ne fit pas de contrebande entre nos montagnes et la Valsugana, et les émigrants n’empruntèrent pas le sentier des radeliers vu que les Tyroliens, qui autrefois leur offraient l’hospitalité pendant les étapes du voyage, étaient mobilisés dans les bataillons de Standschützen postés aux frontières. Il était donc impossible de passer d’un État à l’autre parce que les soldats et les patrouilles tiraient, et pour sûr ce n’était pas comme avec les douaniers et les gardes-frontières, qui parfois vous laissaient traverser pour une lire ; maintenant, on pouvait seulement mourir, et pour un rien.


 

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