mercredi 12 octobre 2022

[Sabolo, Monica] La vie clandestine

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : La vie clandestine

Auteur : Monica SABOLO

Parution : 2022 (Gallimard)

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Je tenais mon sujet. Un groupe de jeunes gens assassinent un père de famille pour des raisons idéologiques. J’allais écrire un truc facile et spectaculaire, rien n’était plus éloigné de moi que cette histoire-là. Je le croyais vraiment. Je ne savais pas encore que les années Action directe étaient faites de tout ce qui me constitue : le silence, le secret et l’écho de la violence.

La vie clandestine, c’est d’abord celle de Monica Sabolo, élevée dans un milieu bourgeois, à l’ombre d’un père aux activités occultes, disparu sans un mot d’explication. C’est aussi celle des membres du groupe terroriste d’extrême gauche Action directe, objets d’une enquête romanesque qui va conduire la narratrice à revisiter son propre passé.
Comment vivre en ayant commis ou subi l’irréparable ? Que sait-on de ceux que nous croyons connaître ? De l’Italie des Brigades rouges à la France des années 80, où les rêves d’insurrection ont fait place au fric et aux paillettes, La vie clandestine explore avec grâce l’infinie complexité des êtres, la question de la violence et la possibilité du pardon.

 

 

Un mot sur l'auteur :  

Monica Sabolo est une journaliste et romancière française née à Milan en 1971.

 

 

Avis :

Alors qu’avec l’intention d’y consacrer un roman, elle enquête sur l’histoire du groupe terroriste d’extrême gauche Action Directe, l’auteur est bientôt prise, au dépourvu, d’un immense trouble. Plus elle avance dans ses recherches, plus sa propre histoire resurgit, marquée par un traumatisme d’enfance et trouée par les secrets d’une famille au double fond clandestin.

C’est d’abord son enquête, plus complexe que prévu, qui la déstabilise, au fur et à mesure qu’elle « s’infiltre » au plus près des membres d’Action Directe, et qu’incapable de comprendre comment des gens apparemment normaux - en particulier les deux jeunes filles qu’étaient Nathalie Ménigon et Joëlle Aubron lorsqu’elles ont abattu Georges Besse - ont pu tuer de sang-froid, elle finit pourtant par en dresser des portraits humains, éclairés par les idéaux qui les ont menés au choix des armes et de la violence meurtrière. « Je n'arrive pas à me faire d'opinion ni sur les êtres, ni sur leurs actes. » « Je ne sais toujours pas qui ils sont, tous, mais je dois faire face à une idée troublante : entre eux et moi, un lien se tisse. Ils ne me sont pas aussi étrangers que je le voudrais. » « M’apparaît désormais cette dangereuse éventualité : celle de les comprendre, ou même, à certains égards, de leur ressembler. »
 
Car, pis encore pour l’auteur, cette violence assumée, sans remords ni regrets, la ramène inexorablement aux décombres de son propre vécu, enfouis sous les couches sédimentées du silence familial. Comme les terroristes d’Action Directe lui paraissent errer « dans les souterrains du monde », elle-même vient « d’un lieu de ténèbres », clandestinement tapi sous les apparences les plus banales. Clandestine, sa naissance à Milan dans les années soixante, d’un homme marié qui abandonne sa mère. Clandestine, son adoption à ses trois ans par le mari de sa mère, Yves S., un spécialiste de l’art précolombien aux activités elles aussi entachées de mystère, qu’on lui fera prendre pour son père jusqu’à ce qu’elle soit presque trentenaire. Clandestine enfin, cette chose innommable entre elle et cet homme qui se met bientôt à abuser d’elle.

Alors, pendant qu’elle s’interroge à double titre sur le crime et le passage à l’acte, sur la culpabilité et le pardon – Yves S. ne lui a-t-il pas asséné bien des années plus tard, quand enfin elle avait osé lui parler, que « ce genre de choses [l’inceste] arrivait tout le temps, dans les familles », que « c’est très courant » –, les deux strates de son récit, enquête documentaire et introspection personnelle, finissent par se fondre en un seul cheminement, à la recherche d’une réponse autant individuelle qu’universelle à ces questions : comment en sommes-nous arrivés là ? Que faire pour ne pas nous laisser dévorer par notre part de nuit ?

Confondant de sincérité autant que de finesse de réflexion et de somptuosité d’écriture, ce livre vous happe pour ne plus vous lâcher que suspendu entre émotion et admiration. Un ouvrage de grande facture, assurément. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Il arrive que l’univers nous envoie des signes. Nous pressentons que celui-ci veut nous dire quelque chose, mais le message est brouillé. Nous sommes aux aguets, en proie à une culpabilité inquiète, et nous ne comprenons pas l’essentiel : ce n’est pas l’univers qui s’adresse à nous, mais une part mystérieuse de nous-mêmes qui s’adresse à lui. Il ne nous interpelle pas, il nous répond.
 

Après l’un de nos échanges, j’avais cherché la définition du mot exister : « Être actuellement, ne pas être imaginé mais avoir une réalité. Exister, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire être dehors, sistere ex. Ce qui est à l’extérieur existe. Ce qui est à l’intérieur n’existe pas. […] C’est comme une force centrifuge qui pousserait vers le dehors tout ce qui remue en moi, images, rêveries, projets, fantasmes, désirs, obsessions. Ce qui n’ex-siste pas in-siste. Insiste pour exister (Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1967). »
 

J’avais envie de demander aux autres passagers, cette femme enroulée dans un imperméable qui regardait défiler le paysage, ce monsieur qui pianotait sur un ordinateur, le front plissé, sans jamais lever les yeux : quelle question poseriez-vous, s’il n’y en avait qu’une ? Qu’inscririez-vous sur un tout petit bout de papier ? J’aurais voulu déchirer une feuille en une infinité de morceaux, et les distribuer à l’ensemble des personnes assises dans ce train. Nous avions tous intérêt à nous interroger. Peut-être alors cesserions-nous de prendre des trains sans savoir où nous allons, ignorant notre destination réelle.
 

Dans mes souvenirs, mon frère grimpe sur son tricycle seulement la nuit, lorsque mes parents sont sortis – si je n’ai pas d’image de leur présence, j’ai en revanche la mémoire nette, physique, de leur absence, on dirait que l’absence, de la même façon que mon frère en pyjama jaune filant sur un vélo dans l’obscurité, appartient au territoire que j’habite. Faiblement éclairé par la lumière du corridor de l’entrée, il traîne une ombre derrière lui. Son visage est blême, son nez coule. La nuit par la fenêtre se reflète sur sa peau. Il ne me regarde pas, il pédale, fait le tour de ma chambre, puis disparaît dans le couloir. J’entends au loin le crissement des roues de caoutchouc, tandis qu’il continue son circuit, et ce bruit semble ne jamais cesser.  
On m’a raconté que mes parents, rentrant d’un dîner – ce mot désignait un trou noir où ils étaient avalés, un arrière-plan sans matière, mais peut-être était-ce là qu’ils vivaient alors –ont trouvé mon frère dans l’entrée, endormi sur son tricycle, la lumière du plafonnier nimbant la scène d’un halo tragique. Son buste était couché sur le guidon, dans la position d’un homme abattu dans sa course d’une balle en pleine tête.
 

J’ai lu quelque part que le souvenir n’est pas le souvenir de l’instant T où l’événement a eu lieu, mais le souvenir de la dernière fois où le souvenir a surgi. Nos souvenirs sont des souvenirs de souvenirs de souvenirs.
 
 
Dans le texte de Jean-Marc Rouillan, les assassins non plus n’ont pas de nom. « Deux femmes », « les camarades », « les tireuses ». On tue. On meurt. Ce n’est pas le sujet, l’essentiel serait ailleurs, dans une longue chaîne implacable de violence répondant à la violence, dans un mouvement qui devrait en appeler un autre, mais qui manque son coup, ajoutant la sensation de l’inutile, du ratage, à celle de la férocité. Les êtres humains disparaissent au profit du symbole, d’une idée plus importante que la vie, ou que l’acte d’y mettre fin. Aucune émotion ne transparaît. Comme si on avait retiré la chair et le sang de l’histoire, qu’il ne demeurait que sa peau.
Je tente de comprendre, je n’y parviens pas. Je ne vois que deux femmes qui s’approchent d’un homme pour le tuer. À quoi pensent-elles ? Que se passe-t-il, dans la tête de celle qui perd son chargeur, et ne peut faire feu ? Que se passe-t-il, surtout, dans la tête de l’autre, celle qui tire ? Qui est seule à décharger les trois balles que l’on retrouvera dans le crâne, l’épaule et le thorax de Georges Besse ? Celle dont le geste est celui qui donne la mort ? Comment vit-on avec cela ?


Ma mère n’a aucun souvenir de cet événement. Ses amis, la télévision, les journaux parlaient des Brigades rouges, de la révolution, des attentats, les gens étaient nerveux, exaltés ou terrorisés. Pas elle. De l’année 1972, ma mère, alors âgée de vingt ans, se rappelle une seule chose : la conviction que sa vie était finie.  
Et moi, je suis happée par cette époque, comme si le vide dans la vie de ma mère devait se remplir dans la mienne. Je commence à me demander ce que je poursuis avec ce livre. Le réel s’adresse-t-il toujours à une part secrète, inconnue de nous, qui nous mène exactement là où elle le désire ? Serait-il possible que l’Histoire ne parle en vérité que de nous-mêmes ?


Nathalie arbore un sourire franc et bien élevé, une figure innocente, presque tendre. Ses mains sont sur ses cuisses, comme si elle ne savait pas quoi en faire. Elle me fait penser à moi au même âge, ce visage lisse, ouvert, constamment souriant, essayant à tout prix d’avoir l’air d’une jeune fille bien, sans trop savoir ce que cela signifie. Adolescente, je n’ai d’autre objectif, d’autre désir, que celui-là : paraître gentille, innocente, insoupçonnable. Je travaille, je ne fais pas le mur, je lis. Je passe mes cours à tous mes amis – des années plus tard ils retrouveront des notes à moi dans leurs affaires. Je n’aime pas trop sortir le soir, je parle peu, ne danse jamais, ne prends pas de drogue. Je suis gauche, réservée, invisible. Je contemple les autres, ceux de ma bande qui achètent des barrettes de shit, ou les couples enlacés que j’enjambe, le soir, sur la moquette, dans des appartements vides – jamais d’adultes, nulle part. Je suis seule dans un univers parallèle, mais rien ne pourra m’être reproché. Je suis terrifiée à l’idée que l’on puisse lire dans mon cœur, entrevoir ce qui le constitue, ce qui n’a pas de nom, pas de contours, mais que je porte en permanence, tel un animal endormi. Je suis aux aguets, un petit spectre concentré, c’est épuisant, mais j’ignore que je suis fatiguée. Je me demande ce que cache Nathalie derrière ce sourire trop parfait, si elle aussi, cela la consume. 


Je me souviens du jour où ma mère m’a dit que mon père n’était pas mon père. Nous sommes dans sa cuisine, il est 11 heures du matin. J’ai vingt-sept ans. Plus de dix ans se sont écoulés depuis l’épisode du certificat de naissance italien, depuis que j’ai vu inscrite en lettres noires, tapées à la machine, la mention « di padre ignoto », que j’ai interprétée comme « de père ignoble », avant de comprendre ce que cela signifiait. Et de ne plus y penser. Jamais, pas une seule fois.  
Ce jour-là, il est 11 heures du matin, et ma mère a sorti une bouteille de vin blanc. Elle a posé deux verres sur la table.  
« J’ai quelque chose à te dire. »  
J’ai l’impression de plonger dans un lac, une eau claire et froide. Sa voix me parvient, lointaine, on dirait qu’elle me parle depuis la rive, penchée au-dessus de la surface.  
Elle parle en regardant ses mains, posées à plat sur la table, comme si elle ne les avait jamais vues. J’entends sa voix, depuis les profondeurs, les mots qu’elle prononce sont stupéfiants et familiers à la fois. Ils rejoignent un endroit inconnu en moi, où tout est déjà là. Elle ne m’apprend rien. Elle ouvre simplement une porte, en glissant une clé à l’intérieur de mon cœur.


Toute mémoire est une eau trouble.  
Que voulez-vous que l’on y voie.  
Si lentement que l’on s’y noie… (Aragon)


C’est ainsi que commence ma vie clandestine, ma légende. Je suis désormais la fille d’Yves S., je vis à Genève, en Suisse, je m’exprime en français. C’est ma nouvelle identité.
J’ignore quel fut son processus de création (m’a-t-on dit : « ce monsieur est ton papa, et voici ta maison » ?) mais il est remarquablement efficace, car tout disparaît de ma mémoire, pendant près de trente ans. Ou plutôt se range dans un lieu verrouillé qui ne s’ouvre que la nuit, dans des rêves durant lesquels j’arpente sans fin les couloirs d’un appartement inconnu et familier à la fois. Je sais seulement que j’ai quitté Milan et mes grands-parents, qu’on ne me parle plus italien. Mais même cela, je n’en ai pas conscience : je suis persuadée d’avoir vécu en Suisse depuis ma naissance, avec ma mère et mon père, dans cet appartement, avenue des Crêts-de-Champel, à Genève, là où, bientôt, j’aurai un frère, dans cet immeuble où je me promène, rendant visite aux locataires des étages en prétendant m’appeler Olivia, du nom d’une voisine qui me subjugue. Ma langue natale s’efface, même si, encore aujourd’hui, face à un interlocuteur qui s’adresse à moi en italien, des mots surgissent, n’importe comment, des phrases incohérentes, et, chaque fois, la gêne me submerge, le sentiment d’un double fond dans une valise.
À l’inverse des espions classiques, qui savent ce que leur entourage ignore, j’ignore tout de ma véritable identité, alors que ma famille ainsi que leurs amis la connaissent. Personne ne m’en parlera jamais. Même quand, adolescente, je deviens si maigre que la meilleure amie de ma mère me prend à part, les sourcils froncés, et m’intime de me ressaisir, j’ai l’air d’un squelette. Sans doute pensent-ils que c’est mieux ainsi, ou que cela n’a pas d’importance. Peut-être n’y songent-ils même pas. Ils sont loyaux, fidèles, la vérité ne leur appartient pas.


Ces livres ont été rédigés vingt-cinq et trente ans après les faits. J’ai l’impression, en les lisant et les relisant dans une obsession maniaque, qu’un être fantôme se tient derrière les auteurs. Nous nous racontons une histoire, puis nous la réécrivons, au fil du temps. Ce spectre fantasque s’appelle la mémoire. Le souvenir est un organisme vivant, un corps autonome, qui s’autogénère. Personne ne ment, le spectre a juste pris la main. Ce qui complique encore les choses, dans cette affaire, c’est la fiction : elle est là depuis le début, elle en est même l’origine. Au moment où tout commence, ses protagonistes sont déjà à côté du réel, dans un espace imaginaire.


L’histoire appartient aux êtres qui parlent fort, effaçant ceux dont la parole est plus modeste ou plus fragile. Ceux qui doutent, craignent de blesser ou de trahir, ceux qui n’ont pas les mots, ceux qui ne savent pas. Ceux qui ont des regrets, des remords, ceux qui se sentent coupables et que l’on n’entend pas. Ce sont eux que je cherche, parce qu’ils me ressemblent.


La clandestinité n’est pas aussi romantique qu’on pourrait le croire : on imagine une vie trépidante, loin de la cité et des institutions, un lieu sauvage que l’on habiterait tel un bois, comme le font les amants, les druides et les poètes. En réalité, ce n’est pas l’expérience de la liberté mais celle de l’entrave. Elle ne permet pas d’échapper à la légalité, elle condamne à l’illégalité. Rien de ce qui est public, autorisé, ne l’est plus. On ne peut plus manifester, plus se rassembler, plus donner signe de son existence. Chaque geste, même le plus anodin, implique une menace, celle d’être arrêté, ou pire. La clandestinité impose la discrétion, l’art de la fugue et de la solitude, l’abandon des habitudes, de l’idée du quotidien. Dans cet espace-là, tout est différent, éreintant. Le clandestin se rend d’un lieu à l’autre en prenant un bus, le métro, un tronçon à pied, puis à nouveau un bus, il met deux heures pour effectuer un trajet qui, dans nos existences ordinaires, prendrait vingt minutes. Il sort peu. Devient paranoïaque. Il faut des faux papiers, des planques, des véhicules, des armes, de l’argent, énormément d’argent. Il change son identité, se déguise, utilise des noms de code au téléphone. Il est attrapé. Tué à la sortie d’une cache, lors d’une opération, ou juste par hasard.


En 2005, Régis Schleicher, alors incarcéré depuis vingt-deux ans, répond par écrit, depuis la prison de Clairvaux, à une interview de Libération. Le jour de la fusillade de l’avenue Trudaine, le 31 mai 1983, il avait vingt-six ans. Lorsqu’il donne cet entretien, il en a quarante-huit. Un entretien dans lequel il a ces mots : « Deux hommes sont morts. Les seuls qui s’en souviennent sont leurs proches. Sans doute trop “anonymes”, pas assez “nobles”, pour que le système qui les mandatait s’en souciât deux décennies après. Un de mes camarades fut tué, dans des conditions assez voisines. Personne ne s’en est ému, sauf des proches. Dans ces deux cas, il s’agit de rencontres fortuites entre deux groupes de personnes armées, dont chacune, à tort ou à raison, pense qu’elle représente la légitimité et le (bon) droit. Lorsque les armes sortent, il n’est plus question de morale, de justice ou de quoi que ce soit d’autre. Survit celui qui a les meilleurs réflexes, et une part de chance. C’est terrible, mais c’est ainsi. »  
Plus loin, il ajoute : « De part et d’autre, la mort, le poids de l’absence, des existences brisées, la souffrance des proches. Le bilan humain est lourd. Dans tous les cas, la responsabilité des morts est la nôtre et dans “nôtre”, il y a aussi mienne. »


Nous nous débattons, tous autant que nous sommes. Nous cherchons un sens aux choses que nous avons faites, et à celles que l’on nous a faites, nous sommes entortillés dans le passé comme dans un drap mouillé. Les visages s’effacent, mais le chagrin demeure. Il irradie, il voyage, d’une génération à l’autre, d’un cœur à l’autre. L’histoire s’insinue en nous, elle se recompose, se déplace et se transforme, renvoyant des ondes et une énergie nouvelles, sans même que nous sachions à quoi elles font écho.  
Je sais désormais que le temps passe, et ne passe pas.


Ce qui n’existe pas insiste, insiste pour exister.


En psychologie, la dissociation est un mécanisme de défense de l’inconscient pour ne pas faire l’expérience d’une douleur émotionnelle face à un conflit ou une situation stressante. La réalité et le vécu sont inhibés, de manière temporaire ou durable. Il n’y a ni pensée, ni jugement, ni sentiment. La dissociation est la meilleure façon de vivre qu’ont trouvée les êtres blessés, les traumatisés, les trop sensibles, mais aussi les psychopathes, ceux qui sont dans la toute-puissance et la négation de l’autre, pour se couper de l’émotion, de la douleur et de la culpabilité, ou juste du réel.  
Je ne sais pas s’il peut y avoir plus juste définition de ce que je suis. Mais n’en est-il pas ainsi de nous tous ? N’avons-nous pas chacun, au fond de nous, des cavernes, des terriers, reliés les uns aux autres par un réseau de galeries ? Nous ne pouvons nous y rendre, car nous ignorons leur existence, murée par l’inconscient, ou alors parce que nous sommes là, lampe frontale sur la tête, penchés sur ce trou noir qui mène au fond de la terre, et que nous savons qu’il n’y aura là-bas pas de lumière, pas d’oxygène, que nous pouvons nous y perdre, ou que l’eau soudain se mettra à monter, et alors nous serons emportés pour toujours. Pourtant c’est là, dans ces profondeurs, que se trouvent nos émotions, nos douleurs les plus vives, nos remords, ces chagrins qui pourraient nous tuer. Ils sont prisonniers, voyagent telles des bulles d’air dans des couloirs inondés. Ce milieu est aussi vaste que le visible, aussi étendu que le sol sur lequel nous marchons.


Durant un certain nombre d’années, j’ai été incapable de rendre visite à ma mère, mes grands-parents, mon frère, de leur téléphoner, ou même de prendre leurs appels. Je pensais à eux, j’avais peur qu’ils soient déprimés, seuls, malheureux, malades, ou qu’ils meurent. Mais je ne faisais rien, rien d’autre qu’y penser. J’ai aussi, durant un certain nombre d’années, passé mon temps à quitter mes petits amis sans prévenir, et à le regretter ensuite, persuadée que j’avais commis une erreur terrible, jusqu’à m’en rendre malade. L’un d’eux, que j’avais poursuivi de messages erratiques, a fini par revenir. « Tu es cinglée mais je t’aime », m’a-t-il dit dans ce bar minuscule tandis que je cherchais avec angoisse la porte de sortie. Ensuite, j’ai cessé de lui répondre, j’ai simplement disparu. En moi vivait un esprit romantique et psychopathe. J’avais la sensation d’être folle et cruelle, ou possédée.  
J’ai fini par comprendre, ce qui n’était pourtant pas bien compliqué, ni tout à fait une excuse, que j’étais incapable de me coltiner le réel. Il fallait que je me tienne à distance, dans un lieu sans interaction ni être humain, où je pouvais rêver ma vie.


J’ai été cette jeune fille docile qui faisait des calculs prudents dont elle n’avait pas conscience. Contrairement à ce que tout le monde semble croire désormais, parler n’est pas toujours une bonne idée. Parler est dangereux. Les mots entraînent d’autres mots en retour. Des mots pour vous faire taire, vous faire passer l’envie de recommencer. Tant que je ne posais pas ces questions auxquelles, de toute manière, personne n’avait l’intention de répondre, je pouvais tenir debout. Le pire n’était pas certain. La violence n’était pas nommée, et je souriais comme on agite un drapeau blanc pour se soumettre au vainqueur. Il y avait néanmoins un prix à payer : je ne pouvais plus m’approcher de qui que ce fût.


Dans une certaine mesure, j’emploie encore ce procédé aujourd’hui. Le meilleur moyen de ne pas être déçue, enragée ou désespérée par une réponse consiste encore à ne pas poser la question. Pas de questions, pas de réponses. C’est simple. Je m’entretiens avec les livres, ceux que je lis, ceux que j’écris, loin, très loin des vivants.


(…) il est plus facile de rendre visite à un ancien combattant de lutte armée qu’à n’importe qui dans ma propre famille. 


Elle me chuchote : chacun est victime et coupable. C’est sans doute la phrase que je redoute le plus d’entendre, car elle est la vérité même. Que ce soient les membres d’Action directe qui dupent et sont dupés, Yves S. trompant son monde avant de tout perdre, ou l’enquêtrice qui prétend être honnête, mais manœuvre pour obtenir des confidences, chacun se tient là, avec son goût du secret, du jeu et sa naïveté.


Quand je lui fais remarquer qu’elles étaient le jour et la nuit, Nathalie répond, songeuse, ce qui est sans doute la phrase la plus appropriée que j’ai entendue concernant les êtres dont nous partageons l’existence : « Nous étions différents jours, et différentes nuits. »


« Aujourd’hui, il n’est plus le même homme », rétorque l’un de ses avocats. Cette phrase me frappe. D’une certaine façon, c’est exactement ce que, depuis près de deux ans maintenant, je cherche à déterminer : peut-on devenir un autre ? Je tiens dans ma main une balance en laiton, je m’échine à placer les différents protagonistes sur les plateaux du bien et du mal. D’un côté les innocents, de l’autre les coupables. Ceux qui souffrent et ceux qui blessent. Ceux qui regrettent et ceux qui s’obstinent. Ceux qui me ressemblent et ceux dont je me distingue. Je place et déplace les masses, je transfère certains individus d’un côté à l’autre, mais cela ne va pas, aucune combinaison ne convient. J’en ressens une intense culpabilité. Alors, je recommence, je déplace les poids, encore et encore, je veux trouver l’équilibre, établir le juste, une bonne fois pour toutes.


Peut-être en est-il ainsi de nos vies à tous : nous nous mettons en mouvement, dans l’espoir d’atteindre cet endroit qui est à la fois à l’intérieur de nous et infiniment lointain, là où l’univers serait au repos, parfaitement ordonné, où nous serions à notre juste place. Et, entre les deux, nous nous égarons. Quelquefois, nous touchons au sublime, quelquefois nous commettons l’impensable.


Le bien et le mal se dévorent l’un l’autre. Le jour fait pâlir la nuit, puis la nuit avale le jour. J’ignore ce qui triomphe, de la lumière ou de l’obscurité. 


Pour ma part, j’ai l’impression d’avoir trouvé ce que je cherche, sans le savoir, depuis toujours. Un homme qui puisse s’asseoir devant moi, et admettre l’existence de la souffrance qu’il a causée. Des êtres qui acceptent de se livrer et comblent le vide dans mon cœur. J’apprendrai ensuite que l’un des convives a fait part de son inquiétude : ce soir-là, en ma présence, tout le monde parlait trop. Beaucoup trop. Hellyette et Régis lui ont rétorqué qu’ils savaient très bien ce qu’ils faisaient. J’étais libre d’utiliser leurs propos, dans cet obscur projet qui n’était même pas politique mais semblait nécessaire pour réparer une mystérieuse blessure. Dès le départ, ils savaient qu’ils ne reviendraient pas dessus. Ils avaient décidé de me faire confiance. Venant de maîtres du silence, aussi prisonniers du secret que moi, ce genre d’allégation est à mes yeux à la fois un exploit, un cadeau dont on n’a pas les moyens, et un saut dans le vide.


Dans cette histoire, j’ai rencontré des individus détenant chacun leur vérité. Chacun est sincère, sensible, et pourtant, leurs vérités se percutent, ils racontent des histoires qui s’infirment ou s’annulent. Forcément, quelqu’un se trompe, ou quelqu’un ment. Mais peut-être pas. Les vérités se côtoient à la façon d’univers parallèles, légèrement dissemblables, séparées par des parois aussi minces que du papier à cigarette, des parois au travers desquelles nous pourrions voir, si nous nous approchions, que nous pourrions déchirer juste en y passant la main. Mais nous ne le faisons pas.


Je viens d’un lieu de ténèbres. Un lieu auquel j’ai essayé d’échapper durant mon existence entière, mais où je me rends simplement en fermant les yeux. Il est creusé dans la roche, c’est une galerie humide et froide que j’arpente dans l’obscurité. Les parois suintent une matière visqueuse qui me recouvre, moi aussi. C’est une prison familière, dans laquelle je marche sans jamais voir le jour, et qui se déploie sous la surface de la terre, à la façon d’un réseau de spéléologie, ou de catacombes. Et même si je réussis parfois à m’évader, que j’ai quelquefois muré son entrée, croyant la rendre impraticable pour toujours, même si je frotte sans relâche pour nettoyer ma peau, la vérité est que je retourne là-bas, encore et encore, aimantée par une force invisible. L’attraction de ce lieu est celle, dissimulée, fourbe, qui m’a conduite à écrire ce livre, celle qui m’a emmenée jusqu’ici, auprès de ces êtres qui se promènent eux aussi dans les souterrains du monde. Mais je sais désormais que ce lieu n’est pas le mien. Il m’appelle, prétend que je suis sa chose, qu’il m’a enfantée, nourrie, façonnée, mais c’est un mensonge, un piège, le chant de sirènes maléfiques.  
J’en ai fini avec le caché, et avec le silence. Je ne veux plus creuser d’une main, et ensevelir de l’autre. Je ne veux plus être coupable, ni avoir honte. J’ai fini de croire que cette matière qui colle à ma peau est celle dont sont faits mon âme et mon cœur. J’ai fini de me taire, comme tous ceux qui savaient, et se sont tus, comme tous ceux qui m’ont fait croire que parler était une faute plus grave encore que toutes les fautes qui avaient été commises.  Je regarde Hellyette, Régis, La Galère, je pense à Claude, à Nathalie. Je suis ici, et ailleurs, je suis à ma place, auprès d’eux, et je suis une infiltrée. Mais je ne suis pas un traître. Je ne suis pas un traître.


(…) nous traçons notre route comme nous le pouvons, tandis que le temps s’écoule, et ne s’écoule pas. Quelquefois, nous trouvons, poussés par des forces mystérieuses, un refuge au milieu de la forêt, ou en plein cœur de la ville. Parfois, nous rencontrons là un autre cœur égaré, poussé à l’abri par les mêmes forces mystérieuses. Cet être, croyons-nous, ne nous ressemble pas, il est même celui à qui tout nous oppose. Dans d’autres circonstances, à une autre époque, cet être aurait pu nous combattre. Mais à présent, loin du bruit du monde, dans cette cache où nous avons échoué et qui est en réalité le centre même du monde, il nous ramène à la vie. Peut-être même nous ramenons-nous l’un l’autre à la vie. Nous nous rencontrons en ce point exact qui relie les humains à l’univers entier, à un instant particulier, à un endroit particulier, à la façon d’une éclipse solaire, ou d’une pluie d’étoiles filantes. À cet instant, nous nous souvenons qu’en notre cœur existe un lieu irréductible, fait d’eau et de lumière, un lac cerné de montagnes bleues, traces d’un temps géologique. Nous nous souvenons alors que ce lieu existe dans le cœur de tous les hommes. Absolument tous.


 

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