jeudi 20 octobre 2022

[Korman, Cloé] Les presque soeurs

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Les presque soeurs

Auteur : Cloé KORMAN

Parution : 2022 (Seuil)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :       

Entre 1942 et 1944, des milliers d’enfants juifs, rendus orphelins par la déportation de leurs parents, ont été séquestrés par le gouvernement de Vichy. Maintenus dans un sort indécis, leurs noms transmis aux préfectures, ils étaient à la merci des prochaines rafles.

Parmi eux, un groupe de petites filles. Mireille, Jacqueline, Henriette, Andrée, Jeanne et Rose sont menées de camps d’internement en foyers d’accueil, de Beaune-la-Rolande à Paris. Cloé Korman cherche à savoir qui étaient ces enfants, ces trois cousines de son père qu’elle aurait dû connaître si elles n’avaient été assassinées, et leurs amies.

C'est le récit des traces concrètes de Vichy dans la France d’aujourd’hui. Mais aussi celui du génie de l’enfance, du tremblement des possibles. Des formes de la révolte.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Cloé Korman est née en 1983 à Paris. Son premier roman, Les Hommes-couleurs (Seuil, 2010), a été récompensé par le prix du Livre Inter et le prix Valery-Larbaud. En 2013, elle a publié, toujours au Seuil, Les Saisons de Louveplaine, puis Midi en 2018, et Tu ressembles à une juive en 2020.

 

 

Avis :

« Certaines histoires sont comme des forêts, le but est d’en sortir. D’autres peuvent servir à atteindre des îles, des ailleurs. Qu’elles soient barques ou forêts, elles sont faites du même bois. »

Si l’auteur est entrée dans la forêt obscure, sur les traces des enfants morts de la Shoah, c’est sur l’invitation de sa sœur Esther, qui, s’étant découverte voisine d’un témoin des faits, avait commencé à reconstituer l’histoire de leurs trois petites cousines, mortes en déportation à la toute fin de la guerre. Cloé Korman s’est alors lancée dans une enquête qui, du Loiret à Paris, l’a menée pas à pas là où la France de Vichy a fait passé les sœurs Korman – Mireille, Jacqueline et Henriette – et leurs « presque soeurs » – Andrée, Jeanne et Rose Kaminsky –, toutes les six raflées à Montargis en 1942, internées dans les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, puis plusieurs fois séparées et réunies au hasard de leurs affectations dans différents foyers d’accueil parisiens où, recensées sur les listes juives des préfectures, elles attendirent que leur sort, apparemment encore indécis, se scellât au bon vouloir des autorités.

Aussi chaotique que le parcours de ces fillettes ballottées de lieux en lieux puissent paraître, le récit mène pourtant à un constat implacable : en fait de tergiversation quant à leur destin, il n’y eut jamais qu’une question d’organisation et de logistique. Si les enfants ne furent pas déportés dès le début avec leurs parents, restant orphelins à la charge d’un Etat français impatient de s’en débarrasser, ce fut uniquement pour ne pas encombrer les camps de travail en attendant que la machinerie d’extermination nazie eût atteint le niveau capacitaire requis. Alors, dans l’intervalle, on les casa, peu importe comment, dans des lieux d’attente, puisant dans leurs listes pour optimiser les convois d’adultes lorsqu’ils étaient incomplets… Pour les sœurs Korman, l’heure du départ fatal sonna en 1944, dénotant, de la part des responsables français, un « acharnement à faire des victimes alors que la défaite nazie était acquise ».

Nous faisant « prendre la mesure des mensonges putrides dont est capable un État jusqu’à assassiner ceux dont il a la protection avec la bonne conscience qui s’autorise des tampons de commissaires, et la respectabilité des signatures de sous-préfets ayant l’honneur de s’adresser à leur préfet, ou de préfets déférant à leur ministre avec des listes de noms d’enfants », établissant tristement le rôle « de mise à feu du génocide » joué par la France, la narration s’éclaire aussi fugitivement des actes individuels de révolte, des coups de pouce rencontrés ça et là qui ont pu renverser la fatalité et sauver des vies, comme celles des sœurs Kaminsky, enfuies après six tentatives manquées. Ainsi, sur les « presque soeurs » promises au même destin par la barbarie des hommes, trois auront pu emprunter une traverse vers la vie...

Moins introspectif et, du coup, peut-être moins chargé émotionnellement que la bouleversante Carte postale d’Anne Berest, le livre de Cloé Korman n’en frappe pas moins l’esprit en abordant la Shoah sous un angle demeuré méconnu : le sort très hypocritement réservé par la France de Vichy aux orphelins laissés par les adultes juifs déportés. Aussi soigneusement documenté qu’admirablement écrit, le récit très concret a de quoi ébranler profondément le lecteur, aussi averti soit-il déjà de la part de responsabilité de l’administration française dans le génocide. Et puis, déjà horrifié par le sujet dans son ensemble, comment ne pas rester songeur face aux bifurcations du destin, qui d’une pichenette condamne ou sauve, à partir de situations strictement identiques… Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Mes grands-parents voulaient adopter les trois petites filles. (…)
Dans le monde où elles deviennent ses sœurs, mon père n’existe pas. Il nous l’a toujours dit. Il en est certain parce que mes grands-parents avaient déjà une fille, Annette, du même âge que Jacqueline. Ça leur aurait fait quatre enfants et, étant eux-mêmes des commerçants laborieux et sans fortune, mes grands-parents n’en auraient pas désiré un cinquième. Mon père ne serait donc pas né en décembre 1946.
Je ne suis pas convaincue par cette idée. Je pense que les enfants naissent à leurs parents suivant des raisons qu’ils maîtrisent autant qu’eux, c’est-à-dire pas beaucoup, et rien ne dit que mon père n’aurait pas fait son apparition malgré tout dans ce chœur de fillettes. En nous disant cela il nous parle moins de lui, je crois, que de la douleur du deuil. Les mots « je ne serais pas né », dans leur répétition, sonnent comme une formule accompagnant un sacrifice, et qui aurait le pouvoir de l’inverser : moi au lieu d’elles, c’est elles au lieu de moi. Surtout, cette formule décrit son statut de survivant. Elle nous parle de la matière dont nous sommes faits, lui, ma sœur et moi, de notre sentiment d’exister dans un taillis de possibilités horribles et étranges. Dans cette non-naissance je me reconnais. Je reconnais le désintérêt parfois insupportable de mon père pour ce qui l’entoure, mais aussi quelque chose qu’il nous a donné et qui nous libère de la pesanteur, notre commune étourderie, notre capacité d’adhésion assez intermittente à la réalité. « Je ne serais pas né » fait naître dans un rêve éveillé.
 

Leur demeure est une belle maison de ville de plusieurs étages, au-dessus de leur commerce qui leur a permis de prospérer en vendant d’abord des équipements de travail, des stocks de bottes en caoutchouc venus de l’usine voisine, puis d’autres vêtements et des objets pour la maison, que Max écoule au marché le week-end avec sa camionnette, et toute la semaine au magasin. Celui-ci est florissant au point de les mettre en danger très tôt, parce qu’il suscite la convoitise des notables de la ville. Dès que les lois antijuives sont passées, tous leurs biens sont saisis et confiés à la gestion d’un pharmacien, le bien-nommé Lagneau, qui leur laisse pour vivre uniquement la cuisine et une ou deux chambres à l’étage. Un soir, souhaitant ponctionner encore je ne sais quoi, il attend Max à l’arrière du magasin et le tabasse. Le lendemain, c’est son notaire, maître Fumery, qui l’informe qu’il est en instance d’être arrêté et lui « conseille » de quitter la ville. Ce n’est certes pas parce qu’il va lui sauver la vie que cet avertissement est bien intentionné, mais Max ne perd pas de temps dans ce genre de considérations, il fait son bagage et s’en va, laissant sur place sa femme et ses filles qu’il croit protégées en tant que femme, en tant qu’enfants.
 
 
Tous les jours Gretel entretient l’âtre du four destiné à cuire son propre frère et cuisine les plats destinés à l’engraisser. Mais Hans a compris que la vieille avait une mauvaise vue, et pour lui faire croire qu’il est toujours aussi maigre, tous les jours il tend à ses doigts examinateurs des os de poulet et d’oiseaux morts qui traînent dans la cage au milieu de la sciure et des déjections. Au bout d’un moment, Gretel réussit à pousser la sorcière dans le four et délivre son frère. Elle trouve la clef de la cage et les deux enfants réussissent à s’enfuir.          
Chacun sait pourtant que cette fin est contrefactuelle. Dans cette forêt-ci, ce sont les enfants qui sont tués. Il reste que moi aussi je peux tendre des os à cette histoire, pour faire sortir sa gueule d’entre les arbres et la raconter comme je veux, au rythme que je décide. Je peux lui jeter des mots pour la maintenir en respect, pour qu’elle se montre et qu’elle morde dans ces leurres plutôt que dans ma propre chair, et que jamais elle ne m’égorge ni ne m’asphyxie, ni moi ni mes enfants.


On peut aussi observer le camp par-dessus l’épaule d’un gendarme français identifiable à son képi et à sa silhouette capée dans le film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais. Cette photographie fut censurée à la sortie du film en 1956, afin de laisser croire que le camp était gardé par les Allemands. Il n’en est rien. Parmi les personnes qui ont transité ici, les rares qui ont pu survivre et témoigner confirment que dans le camp elles n’ont eu affaire qu’à des Français, que ce soient des gendarmes, des douaniers ou des gardiens recrutés localement, tous français. Les Allemands ne se trouvaient pas dans le camp mais à la gare de Pithiviers, où ils réceptionnaient les internés livrés par les autorités françaises pour les faire entrer dans des convois à destination d’Auschwitz – ce qui se produisit six fois de suite, entre juin et septembre 1942, et trois fois encore dans le seul mois d’août de la même année, pour les convois d’enfants envoyés en région parisienne avant Auschwitz. Tout le fonctionnement de la gare de déportation de Pithiviers, pour faire évacuer les deux camps attenants de Pithiviers et Beaune-la-Rolande, tient dans ces quatre mois.


Le camp ne s’est pas vidé d’un coup. Il a fallu trois mois pour rassembler et envoyer à la mort douze mille personnes (..)
Trois mois, c’est lent à côté de l’évacuation du ghetto de la ville de Piotrkov d’où sont originaires Chava, Lysora et Nathan. Là-bas, la population juive, assignée depuis octobre 1939 dans un seul quartier, a été définitivement bouclée à l’intérieur de celui-ci au mois de mars 1942. À moins de s’être enfuis avant, il est possible que les parents, frères et sœurs de Chava, Lysora et Nathan soient enfermés dans ce périmètre de quelques rues avec vingt-cinq mille personnes. Ceux qui se retrouvent dans ce piège sont pour la plupart envoyés à Treblinka en quatre convois, quatre fois six mille personnes convoquées sur le quai de la gare de Piotrkov et poussées à coups de fusil dans les wagons plombés ouverts devant eux, pendant quatre journées successives d’octobre 1942. En quatre jours, presque plus personne ; les rues, les maisons, vides. En France, le processus est plus lent mais il les rattrape plus tôt : du pays où ils étaient venus se réfugier, Chava, Lysora et Nathan sont déportés en juillet, trois mois avant les juifs de Piotrkov, en Pologne, où ils sont nés. 


Les camps par lesquels ils passent, dans le Loiret, sont en activité depuis longtemps quand ils sont arrêtés, ils se sont remplis loin des regards, bien avant que l’entreprise génocidaire ne soit décelable. Les baraques couchées de Beaune-la-Rolande, tels des chiens sommeillant dans la plaine, avalent en bâillant trois mille sept cents hommes en mai 1941 et elles les gardent là, dans l’ignorance du jour d’après, puis du mois d’après, puis d’une année encore. Parmi cette première population d’internés il n’y a que des hommes, ce qui permet pendant longtemps de croire à l’illusion de futurs camps de travail. Ces hommes adultes ont aussi la tare et l’avantage de ne pas avoir la nationalité française, c’est-à-dire qu’ils permettent de faire croire aux Français que cette affaire ne les concerne pas.


Déversés par train le jour même dans les camps du Loiret, mille sept cents à Pithiviers et deux mille à Beaune-la-Rolande, les hommes du billet vert reçoivent plus tard un droit de visite de leurs familles. Les champs de betteraves environnants voient passer au fil des semaines des bus et des trains, avec des femmes et des enfants qui viennent les embrasser dans le camp, les interroger sur ce qu’ils font, ce qu’on leur veut, et leur promettre qu’ils les attendent. Des femmes et des enfants à qui l’on dit qu’ils peuvent rester chez eux, dans leurs appartements parisiens ou banlieusards, dans leurs maisons, sur leurs lieux de travail, dans leurs écoles, où ils sont en sécurité – puisque ce sont des femmes, puisque ce sont des enfants.


Ils attendent et pendant ce temps leurs noms d’étrangers, leurs noms de Polaks aux consonnes qui se heurtent ont été consignés dans des registres dont ils ignorent la finalité. Ils attendent à en crever d’ennui et d’une douleur d’ignorance qu’il m’est difficile de me figurer, et les autorités du camp les prêtent comme main-d’œuvre gratuite aux exploitations agricoles alentour. Ils attendent après avoir obtempéré à des ordres de la préfecture qui leur a menti, qui a fait précéder leur enfermement par une humiliation, un piège miteux reposant sur leur peur de faire du tort à leurs familles, s’ils désobéissaient.          
Tandis que j’essaye de comprendre cette histoire, et de trouver les mots pour dire ce qui est arrivé à mes petites-cousines et à ceux qui les ont précédés dans les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, tandis que je découvre l’accumulation des signes de négligence et des signes de cruauté qui ont permis que ces choses-là se produisent, je ne pense pas gagner beaucoup en sagesse. Si j’avais une seule morale à tirer de tout cela, à transmettre à mes enfants ou à n’importe quel ami dont la vie m’est aussi chère que la mienne, ce serait de prendre la mesure des mensonges putrides dont est capable un État jusqu’à assassiner ceux dont il a la protection avec la bonne conscience qui s’autorise des tampons de commissaires, et la respectabilité des signatures de sous-préfets ayant l’honneur de s’adresser à leur préfet, ou de préfets déférant à leur ministre avec des listes de noms d’enfants.


Dans un premier temps, contrairement à la demande de Pierre Laval, les Allemands ne voulaient pas convoyer les enfants. Le chef du gouvernement français ne voulait pas séparer les familles, c’est-à-dire ne pas avoir à garder les enfants seuls. Les Allemands, de leur côté, ne voulaient pas avoir à garder les enfants vivants dans les camps, ils voulaient qu’ils soient exécutés tout de suite ; ils font donc venir très majoritairement les adultes tant qu’il n’y a qu’un seul four crématoire à Auschwitz, jusqu’à mars 1943. Ce qui se trame en France en ces jours de juillet et qui autorise à séparer les familles, à tergiverser sur les catégories d’âge qui méritent ou non de vivre, à entasser des milliers de personnes dans des espaces insuffisants, sans nourriture, sans hygiène, est une logique de gestion des cadavres, et de capacité en cours d’augmentation à l’autre bout des rails.


À quoi peut ressembler un lieu où vivent trois mille enfants sans parents, presque sans adultes, un camp en rase campagne où il n’y a presque pas d’installations sanitaires, presque pas de nourriture ? Le tumulte de la cour de récréation d’une école primaire dans une grande ville compte environ trois cents ou quatre cents enfants. Ici, c’est dix fois plus. Pourtant il n’y a pas de bruit. Les quelques assistantes sociales qui sont sur place racontent comment les enfants ont vu partir leurs parents, comment les parents ont été arrachés à leurs enfants. Elles écrivent dans leur journal qu’ils crient, pleurent, au début, mais qu’au bout d’un moment ils ne parlent plus. (…)
Elles racontent l’impossibilité de porter secours. Des enfants de tous les âges, certains d’à peine un an, jusqu’à treize, quinze ans, atteints de dysenterie et subissant les épidémies de rougeole, la diphtérie, ainsi que l’impétigo, une bactérie qui attaque la peau en laissant des plaies suppurantes. Ils mangent de l’herbe, demandent encore où sont leurs parents puis ne demandent plus rien. Vomissent. Se grattent la peau irritée par les poux.


Je regagne ma voiture, je rentre. C’est une campagne incroyablement plate tout autour. À gauche et à droite du paysage, on dirait que la Terre s’incurve et que l’on va tomber à l’infini, comme depuis une planète d’avant Galilée. Cette platitude interminable a quelque chose d’ironique et de cruel : le vide des champs, l’air sans obstacles sur des kilomètres donne à penser qu’il n’y a nulle part où se cacher. On se voit courir et s’abriter derrière une meule de foin que le vent dispersera, à l’intérieur d’une grange d’où les chiens vous chassent, derrière un arbre orphelin prêt à vous dénoncer. Au-dessus de ma tête, le ciel me traque. J’aperçois une averse arriver de très loin, les nuages qui conspirent en un gris dont le métal est d’or et d’argent à la fois, puis ces nuages se brisent, ils se lâchent sur mon minivan stellaire et musical. Quand ceux-là ont fini de craquer d’autres sont déjà là, captant dans leurs contours le peu de lumière qui subsiste et des masses d’oiseaux migrateurs passent à leur tour, on dirait qu’ils imitent leur forme bombée, puis ils se quittent et palpitent, s’allongent en flèche et se regroupent. On se sent dans l’espace plutôt que sur la terre.


Les dossiers Korman et Kaminsky s’étalent devant moi, ensemble de pièces commises par les autorités françaises de l’époque. Sur le papier éclairé par la lumière blanche et bruineuse de la cour s’étale le vocabulaire haïssable des représentants de l’État français qui se sont succédé dans la persécution de ces familles. Le dossier commence avec une lettre en date du 24 juillet 1941 dans laquelle un sous-préfet se contente d’un simple recensement des « Israélites étrangers » habitant Montargis. Ils sont listés un par un et livrés avec leur adresse ; le sous-préfet fait état, pour chacun, de sa « bonne conduite » et de sa « bonne moralité ». Ainsi ai-je la satisfaction d’apprendre que mon grand-oncle Lysora « n’a donné lieu à aucune remarque spéciale des services de police » et que son « attitude au point de vue national est correcte ». Cette première liste prétendument inoffensive, ce simple recensement est en fait une chose implacable. Avec quelques variantes, l’ensemble des noms qui le composent se retrouve sur la liste de remise des étoiles jaunes, datée juste après ; l’ensemble des noms consignés pour la remise des étoiles jaunes, sur la liste des internements de force.


La dislocation des familles juives a obligé l’État français à organiser des services d’accueil des orphelins qui seraient tout autant des lieux de surveillance. Cette mission a été confiée à l’Union générale des Israélites de France (UGIF), la structure créée dans le cadre des lois antijuives pour mettre la population juive sous contrôle. Je lis les noms des centres, et la numérotation attribuée par l’organisation : Lamarck (centre no 28), Guy-Patin (no 30), Vauquelin (à la fois cantine no 46 et home de jeunes filles no 21), Neuilly (la « Maison Marguerite », no 40), Louveciennes (centre no 56), et Saint-Mandé (no 64). Je reconnais les quartiers, je relie entre elles les rues et les stations de métro au sein de ce réseau, « où tous les enfants étaient répertoriés auprès des Allemands et où ils puisaient pour des déportations », pour reprendre les mots d’Andrée.          
Les services pour enfants de l’UGIF, foyers, asiles, « homes » comme on dit à l’époque, en auront vu passer plus de trois mille, peut-être trois mille cinq cents, entre août 1942 et juillet 1944. Sur cette période, près de la moitié sont morts en déportation.          
Pour comprendre cela, il faut inscrire un dernier point, dans le nord de la carte. La cité de la Muette, à Drancy, pourvoit les foyers de l’UGIF de la même façon que les autres camps d’internement, avec les enfants qu’elle a rendus orphelins et qu’elle met en attente. La Muette est juste au bord de Paris, pourtant les enfants qui en arrivent, affamés et pouilleux, semblent revenir de très loin. Ils n’en sortent que si leurs noms restent consignés là-bas sur des listes, et peuvent servir à tout moment à compléter des convois. Ils en sont relâchés, mais pas beaucoup plus que si on leur avait coupé une main, pour être sûrs qu’ils reviennent la chercher.


Dans une de ces écoles où on l’avait placée temporairement, Andrée est allée récupérer des affaires de classe après la guerre et elle se souvient que la directrice l’a reçue « dans l’escalier ». Elle a noté cela comme tout le reste dans sa mémoire kilométrique qui lui permet de se rendre une justice placide des décennies après les faits, en redistribuant à leurs propriétaires, d’une voix égale quels que soient les méfaits, tous ces petits morceaux de mesquinerie : la directrice dans l’escalier ne vaut pas mieux que les surveillantes qui volaient ses affaires dans les dortoirs, et ces dernières n’ont rien à envier à cette ancienne camarade de classe à Montargis qui l’accueillit en 1944, à son retour, d’un mordant « Ah bon, tu es revenue ». Le patron qui la félicita un jour pour son « sourire youpin » est logé à la même enseigne, dans cette mémoire sans amertume mais sans oubli, dans ces moments de voix atone, que sa belle-famille catholique qui ne voulut même pas se déplacer pour son mariage – haussement d’épaules à peine avoué, à peine distinct du halètement fragile derrière ses clavicules de vieille dame. Les enseignantes incapables de lui trouver un stylo, finalement, ne font que donner l’échelle du côté de l’Éducation nationale qui, au début des années 1950, alors qu’elle venait de se marier et cherchait un poste en région parisienne, et « alors qu’ils avaient bien tout mon dossier », n’imagina pas de lui donner sa première affectation autre part que dans la commune de Drancy.
 
 
Au quatrième et dernier étage du 16 rue Lamarck, dans l’angle qui est en surplomb de la Butte et regarde à pic sur tout Paris, se trouve le bureau du directeur, le colonel Edmond Kahn. Kahn est aussi juif que Moïse, pas moins juif que n’importe qui dans ces murs et je ne sais pas ce qu’il se raconte sur son rôle ici, il fait partie des cadres de l’UGIF qui croient authentiquement que cette institution est le lieu le plus sûr possible dans des circonstances impossibles, et aussi qu’il va pouvoir sauver sa peau, ou sa carrière – ce qui est rigoureusement vrai, il ressort immaculé des années de la guerre. Ancien industriel dans le textile puis capitaine pendant la Grande Guerre, au centre Lamarck il continue de porter des bottes et des culottes d’équitation, d’après les témoignages des enfants. Ces derniers le craignent, mais il réalise quelques bonnes choses pour le centre, comme d’améliorer l’hygiène et l’alimentation. Il fait partie de ces agents de la collaboration qui ont réussi à se déplacer entre les hiérarchies et les témoignages sans jamais être jugés, même dans un livre.


Weill-Hallé et Kahn sont tous deux des hauts responsables de l’UGIF. Le premier est membre du conseil d’administration, le second a été nommé par l’État collaborateur, ils n’ont pas les mêmes responsabilités ni la même marge d’action. Il n’est pas simple de les juger, il manque peut-être de l’ombre au médecin, ou de faire mieux connaissance avec le militaire. Ce qui est sûr c’est qu’ils travaillent ensemble et qu’ils ont, pour guider leur conduite, à peu près les mêmes informations sur la catastrophe qui est en cours. Ils décident pourtant différemment, l’un en envoyant des enfants chez des nourrices clandestines à la campagne, l’autre à Drancy.


Pendant les deux mois où elles sont internées à Beaune-la-Rolande, quatre convois, numérotés 40, 42, 44 et 45, partent de Drancy et arrivent à Auschwitz-Birkenau – faisant plus de quatre mille morts. Pendant qu’elles sont à Lamarck et à Guy-Patin, entre février et mars 1943, il n’y a pas moins de huit convois, c’est-à-dire plus de huit mille morts, parmi lesquels leurs onze camarades de chambrée arrêtées le 11 février, et peut-être d’autres qu’elles connaissaient. Andrée me dit : « Il y avait constamment des rafles. Voilà, et c’étaient des Français qui venaient nous chercher en général. En fait ils venaient compléter les wagons, avec des enfants. C’était ça, le truc. Et j’en ai vu, donc, j’ai vu des rafles d’enfants à Lamarck, j’en ai vu à Guy-Patin, à Vauquelin. » Pendant l’été 1943, quand Andrée et ses sœurs ne vivent plus dans les mêmes foyers, partent encore trois convois, qui font à nouveau plus de trois mille morts.
Andrée ne voit pas ces quinze mille morts, seulement le temps qui passe, et les enfants qui disparaissent. Le 13 août, elle écrit dans son journal : « Quant à moi, c’est décidé, je ne resterai pas. » Et aujourd’hui encore, à moi qui la regarde en cet été 2020 par-dessus les albums de photos, les ouvrages d’archives, les lettres et les devoirs d’école : « Y a des moments, il faut se remuer. »


À Drancy, Brunner a fait tout ce qu’il a voulu entre son arrivée en mai 1943 et sa fuite, en août 1944. Débarrassé de la police française, il a dirigé le camp en s’appuyant uniquement sur les SS qui étaient arrivés avec lui, et sur les internés juifs menacés de déportation s’ils refusaient de servir ses mobiles. Ainsi les « piqueurs », qui viennent chercher les juifs dans leurs appartements, dans les hospices, dans les asiles d’enfants, sont également juifs. Le camp est gardé de l’extérieur par des gendarmes français. Brunner fait tout ce qu’il veut aussi grâce à son CV. À Vienne, lors de son premier mandat de commandement, il a fait déporter quarante-sept mille personnes en trois ans. À Salonique, où il a été muté juste après, il est responsable de la mort de quarante-trois mille juifs grecs en trois mois. Le 9 mai 1943, quand il met dans sa poche la clef de la Muette et emménage avec ses hommes de main, avec ses méthodes et ses chiffres, il a des pupilles dans lesquelles les cadavres entrent et s’effacent sans plus atteindre ni la rétine ni la conscience. 


À partir de juin 1944 et du débarquement en Normandie, Brunner a peiné de plus en plus à arrêter des juifs et à former des convois de mille personnes qu’il pourrait déporter. C’est à ce moment-là, à l’approche de la libération de Paris, qu’il a décidé de mettre la main sur tous les enfants qui restaient dans les centres de l’UGIF. Deux nuits sont nécessaires pour faire le tour de tous les centres, à Paris et en banlieue.          
Dans certains récits et témoignages de la rafle du 21 juillet, Alois Brunner est présent dans un des deux bus qui maraudent. Il est là en personne pour aller chercher les enfants, mais cette information n’est pas tout à fait sûre. Il n’y a pas eu de compte-rendu de la rafle, et les témoignages ne sont pas tous concordants. Qu’il soit présent sur place pour récupérer les enfants matérialise une autre réalité, qui elle est incontestable : son acharnement à faire des victimes alors que la défaite nazie est acquise.


Mes trois petites-cousines font partie de la rafle de Saint-Mandé avec les autres filles de la rue Grandville, ainsi que Thérèse Cahen. Le 30 juillet, Thérèse écrit à son élève Jacques Leguerney une dernière lettre depuis la cité de la Muette. Elle est au courant que les autorités juives du camp ont bataillé pour demander des conditions améliorées lors du prochain convoi, dont on sait qu’il comptera plus d’enfants qu’il n’y en a jamais eu. Elle ironise : « En route demain pour une déportation d’enfants modèles avec bonbons, petites paillasses et docteur dans chaque wagon. »



 

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