dimanche 30 octobre 2022

[Serpell, Namwali] Mustiks, une odyssée en Zambie

 



J'ai aimé

 

Titre : Mustiks, une odyssée en Zambie
            (The Old Drift)

Auteur : Namwali SERPELL

Traduction : Sabine PORTE

Parution : en anglais (Zambie) en 2019,
                  en français (Seuil) en 2022

Pages : 704

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Au-dessus des chutes Victoria, là où les eaux du fleuve Zambèze sont encore calmes, s’était établie une poignée de colons. Mêlé aux voix de trois familles et quatre générations, un chœur de moustiques, minuscules commères, balaie de son souffle ironique les prétentions humaines de ceux qui ont peuplé ce village et œuvré à la construction de la Zambie.

Les destins des uns et des autres, un photographe britannique, une jeune femme italienne atteinte d’hirsutisme, une grande joueuse de tennis devenue aveugle, la première astronaute zambienne…, dévoilent plus d’un siècle d’histoire marqué par l’immigration européenne, la colonisation brutale et l’acculturation des peuples autochtones jusqu’à l’arrivée récente de travailleurs indiens et d’investisseurs chinois.

Dans cet hommage aux grands romans classiques et au réalisme magique, Namwali Serpell aborde, avec une infinie subtilité et un brin d’anticipation, les questions du féminisme, du racisme et de l’identité d’une nation et des générations qui l’ont composée.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Namwali Serpell, née en 1980 à Lusaka en Zambie, vit aux États-Unis et enseigne la littérature à l’Université de Californie à Berkeley. Déjà récompensée par de nombreux prix pour ses nouvelles et essais, elle a obtenu le prestigieux Arthur C. Clarke Award pour Mustiks, son premier roman, monumentale fresque historique, politique et humaniste.

 

Avis :

Pour raconter l’histoire de son pays, la Zambienne Namwali Serpell fait une incursion dans le réalisme magique, avec une vaste fresque aux personnages hauts en couleurs, nés des liens tissés entre trois familles sur quatre générations, de 1900 jusqu’à un futur proche.

C’est un personnage réel, le photographe britannique Percy M. Clarke, pionnier établi au début du XXe siècle sur le Zambèze en amont des chutes Victoria, qui sert de point de départ au roman. Père fondateur d’une lignée imaginée mêlant de nombreux sangs – européens, indiens et zambiens –, il est ici le symbole d’une première empreinte étrangère sur une terre qui ne parviendrait plus à se défaire de ses colonies d’envahisseurs, puisqu’après le protectorat britannique, la Rhodésie devenue Zambie à son indépendance en 1964 tomberait sous une autre coupe : celle des investisseurs chinois cette fois.

A partir de ce début de la colonisation du pays, ils sont neuf personnages fictifs à servir tour à tour de focale au récit, en autant de parties regroupées en trois époques : celle des grands-mères, respectivement italienne, anglaise et zambienne ; puis, au fil de métissages divers et successifs, celle des mères et celle des enfants. A chaque génération, l’histoire se répète : tous ont beau tenter de reprendre le contrôle de leur destin, leurs espoirs finissent immanquablement par sombrer, le pays en perpétuelle crise économique, ses habitants réduits à la misère, leurs plus belles initiatives détournées au profit de puissants corrompus ou étrangers, et leurs vies bientôt menacées par l’explosion de l’épidémie de sida en Afrique. Ce sont toujours les femmes qui prennent le plus cher, quand, la plupart du temps, elles se retrouvent seules à assurer durement leur survie et celle de leurs enfants. Pourtant, la jeunesse reprend chaque fois le flambeau de la contestation et de l’action, laissant à penser que les choses finiront bien pour bouger un jour...

Entremêlant librement sa fiction de figures réelles – tel l’inouï et très idéaliste professeur Edward Makuka Nkoloso qui tenta de convaincre son gouvernement de créer un programme spatial national –, mais extrapolant toujours la réalité avec une fantaisie parfois désarçonnante – comme au travers de Sibilla, dont le récit exploite l’hirsutisme jusqu’à en faire une créature quasi fabuleuse –, Namwali Serpell a trouvé, non sans humour, une formule particulièrement imagée et habile pour nous faire envisager la situation de son pays sous tous les angles possibles – historique, politique, social, culturel –, et pour nous faire toucher du doigt, au travers de quelques destins particuliers, le long et incessant combat de cette nation pour construire une identité mise à mal par l’arrogance raciste et prédatrice du monde.

Pour mieux prendre de la hauteur sur ce marécage où les marionnettes humaines se débattent dans leurs passions tragiques, la narration, surgie de profondeurs historiques et prolongée d’une projection teintée de science-fiction, s’entrecoupe du choeur bourdonnant des moustiques vaquant imperturbablement d’une peau à l’autre, peu importe sa couleur, et commentant ironiquement l’absurde inanité de tant de complications entre les hommes.
 
Cette fresque d’une ampleur exceptionnelle, parfois déroutante dans ses aspects les plus magiques, voire un brin fastidieuse dans certains de ses méandres, s'avère toujours intelligente dans sa manière de mêler les registres, du plus classique au fantastique et à la science-fiction, pour servir une réflexion très ironique, désabusée mais pas désespérée, sur le racisme, sur le féminisme et sur la difficile construction de l’identité des peuples africains, certes aujourd’hui indépendants politiquement, mais toujours économiquement assujettis aux puissances étrangères. (3,5/5).

 

Citations :

Les hommes ne faisaient que passer. Ceux qui restaient avaient tendance à mourir. A la saison sèche, la chaleur était étouffante et la soif qu’elle engendrait exigeait d’être étanchée avec diligence. Durant les pluies, de novembre à mars, l’endroit était un véritable marécage. Les moustiques se rassemblaient en hordes, bourdonnant comme un orchestre allemand, la trompe si pointue qu’elle pouvait percer le cuir d’un éléphant : des anophèles, énergiques et sans discrimination. Dans ces parages, flemmards, lords et malotrus étaient traités avec une stricte impartialité, car le moustique est un vrai démocrate qui ne se soucie guère de savoir par quel hasard de naissance vous vous trouvez là ou si le sang qu’il siffle est rouge ou bleu. (…)
Sur les trente et un colons, cette saison-là, pas moins de onze moururent de la fièvre noire ou de la malaria. L’année suivante fut bien pire, avec une perte de soixante-dix pour cent. La vie de pionnier n’est pas toujours drôle.
 

Le bébé se remit à pleurer. Martha n’avait jamais pensé qu’être une femme serait une telle entrave, que ce serait un obstacle à franchir chaque fois qu’elle voudrait apprendre quelque chose : lire un livre, crier les réponses, fabriquer une bombe, aimer un homme, lutter pour la liberté. Elle n’avait jamais songé que Ba Nkoloso, Godfrey et Nkuka l’abandonneraient tour à tour en la laissant vivre dans la misère et élever un enfant seule. Martha berça son bébé en vain. Dors, bébé, gémissait-elle. Tais-toi, bébé. Elle n’avait jamais imaginé que lorsqu’on était une femme, on était toujours d’une manière ou d’une autre une sorcière susceptible d’être bannie. Tandis que son bébé pleurait de faim et qu’elle pleurait sans même sans rendre compte – pleurer était devenu une seconde nature chez elle – Martha fut saisie de la stupeur que l’on éprouve lorsqu’en se regardant, on voit une personne que l’on aurait pu plaindre autrefois.
 

Nous sommes là, se dit-il, à partager notre vie dans une ancienne colonie, emplis, chacun, de colonies bactériennes aux contours aussi stables que les frontières du pays – autrement dit, pas stables du tout.
 

C’est Martin Luther King qui a dit « une émeute est le langage de ceux qu’on entend pas ».
 
 
Je pensais aux temps anciens où les Britanniques sont arrivés ici, il y a cent ans. Imaginez l’état d’esprit d’un chef local – comment dit-on en tonga ? - un muunzi, expédié brusquement vers le nord, traversant en hâte la région, pour prendre la tête d’une de ces colonies que les blancs – et ce devait être une bande d’incapables – avaient construites en un ou deux mois pour soixante mille villageois. Il devait avoir l’impression d’être au bout du monde, la terre pleine de plomb, le bois qui fumait en brûlant, le sol dur comme de la pierre. Chassés du Zambèze, sans approvisionnement, soumis aux ordres. Pas de berges, pas de marais, pas d’arbres. Les Tongas furent réduits à fouiller les ordures, rien à manger pour eux qui étaient issus d’une culture de la pêche, rien à boire si ce n’est de l’eau sale. Pas de bière bukoko, aucun moyen de s’échapper. Eparpillés, un peuple perdu dans une région sauvage, comme une aiguille dans une botte de foin. Le froid, les marécages, la tempête, la maladie, l’isolement. La mort qui rôde dans l’air, dans l’eau, dans la brousse. Les gens qui tombaient comme des mouches.


(…) ce qui a ruiné ce pays, c’est l’efficacité – le culte de l’efficacité des Britanniques. Les premiers colons n’étaient ni intelligents, ni princiers. Ce n’étaient pas des rois. L’empire était une mascarade. C’était des colonisateurs, et pour cela, la force brute suffit, pas de quoi se vanter quand on l’a. Le pouvoir n’est qu’un accident qui dépend de la faiblesse des autres. Ils ont fait main basse sur tout ce qu’ils pouvaient par simple plaisir. Du vol avec violence, du meurtre prémédité à grande échelle, et ces sales bazungu qui s’y livraient à l’aveugle – des hommes s’attaquant à d’autres hommes dans les ténèbres. La conquête de l’Afrique, qui consistait à la voler à des gens qui avaient le tient plus foncé et le nez plus plat, est immonde, man. Et pire encore, c’est l’idée qu'il y avait derrière, non pas la curiosité ou l’amour, mais juste la foi en une idée – quelque chose qu’ils ont exalté, devant lequel ils se sont inclinés, auquel ils nous ont sacrifiés...


 

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