mardi 4 octobre 2022

[Devers, Nathan] Les liens artificiels

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Les liens artificiels

Auteur : Nathan DEVERS

Parution : 2022 (Albin Michel)

Pages : 336

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

Alors que Julien s’enlise dans son petit quotidien, il découvre en ligne un monde « miroir » d’une précision diabolique où tout est possible : une seconde chance pour devenir ce qu’il aurait rêvé être…Bienvenue dans l’Antimonde.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Nathan Devers a 24 ans. Normalien et agrégé de philosophie, il a déjà publié Généalogie de la religion (Le Cerf, 2019), Ciel et terre (Flammarion, 2020, Prix Edmée de La Rochefoucauld) et Espace fumeur (Grasset, 2021). Avec Les Liens artificiels, il signe son deuxième roman.

 

 

Avis :

A presque trente ans, Julien Libérat en est à dresser le morne constat de ses désillusions : musicien raté survivant chichement d’un « bullshit job » ubérisé, le voilà réduit à migrer dans un clapier en banlieue sud, à Rungis, alors que sa compagne vient de le mettre à la porte de leur morne vie commune. A bout de solitude, d’ennui et de manque de perspectives, il trouve un jour un dérivatif à sa déprime : Heaven, un monde parallèle reproduit, grandeur nature et à l’identique du nôtre, par un génie du métavers, Adrien Sterner.

Chronique piquée d’humour de ce que le numérique a déjà fait de nos vies, cette histoire extrapole le monde contemporain jusqu’à la dystopie, nous projetant dans le vertige de ces transformations à venir, dont nous nous doutons qu’elles seront majeures sans encore être capables de les appréhender. Au milieu des autres addicts aux écrans et au scrolling, englués avec leurs followers, leurs selfies, leurs likes et leurs posts dans la toile des réseaux sociaux, Julien vit « ensemble et séparé », connecté mais solitaire, hypnotisé par un mirage continu d’images affadissant un quotidien qui ne lui fait plus envie. Lorsqu’il découvre « une planète B virtuelle où tout est bien meilleur que chez vous », un métavers à taille réelle rendu habitable par la 3D et la réalité augmentée, par les avatars et les casques de réalité virtuelle, il se transforme en hikikomori du futur. Sans plus aucun désir de sortir de cet univers où ses succès, entre argent facile en crypto-monnaie et célébrité acquise en y écrivant des poèmes, n’ont aucune commune mesure avec ses déboires dans la vie réelle, il s’y immerge jusqu’à s’identifier à son reflet numérique : Julien devient son avatar Vangel.

Aussi terrifiant que fascinant, drôle et imaginatif, un brin caricatural, le récit pose de nombreuses questions : très humoristiquement, comme au travers de ce débat fictif sur l'avenir de la littérature, entre Alain Finkielkraut et Frédéric Beigbeder à La Grande Librairie ; mais aussi plus largement, sur des sujets métaphysiques. Comment expliquer le besoin d’un substitut virtuel si semblable au monde réel ? Tel le dieu de son Antimonde, Adrien Sterner se contente d’abord de mettre son Eden à la libre disposition des avatars, mais déçu par la médiocrité sans imagination de ces pâles copies d’humains qui reprennent tous nos travers, il se mue en dieu biblique, jaloux et vengeur, distribuant capricieusement faveurs et châtiments. Au milieu de tous ces zombies soumis comme des marionnettes à leur démiurge, un seul trouve toutefois le moyen d’affirmer son libre arbitre : Julien, au travers des poésies contestataires de son avatar, et, dès le préambule du récit, par son suicide retransmis en direct sur les réseaux sociaux.

Moralité : s’il est vrai que « les livres inventent, à leur manière, une réalité virtuelle » et qu’ « imaginer des antimondes » est « la définition même de la littérature », ils sont aussi cet irremplaçable vecteur d'une liberté de pensée et d’expression que les technologies les plus puissantes, même aux mains des pires dictateurs, ne pourront jamais museler. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Dehors, il pleuvait, et Julien ne ressentait aucun vertige. Dans le ciel laiteux, une lumière grise, pesante, se déchargeait vers le bas. L’averse était violente. Elle créait des lignes verticales qui reliaient les nuages au sol, comme des harpons tendus dans le jour et accrochés au vide. Il était difficile d’imaginer que de l’eau circulait à travers ces lignes.
 

Nous ne sommes plus des hommes, mais des nombrils hurleurs.                       
On raconte sa vie, on like et on dislike.                       
On essaie vainement d’attirer l’attention                       
On s’écoule, comme les autres, dans ce stock incessant                       
Où toutes nos vanités s’entassent comme des ruines.
 

Au moment de poser ses doigts sur le clavier, Julien se sentit investi d’un vertige immédiat à la vue de ses mains. Elles étaient là, étendues et rigides comme des vieilles turbines, chargées de toutes les maladresses dont elles étaient capables. Et si le moteur ne se rallumait pas ? Et si la machine se révélait rouillée ? C’était surtout son annulaire qui lui faisait peur : contrairement au pouce ou à l’index, le « doigt de l’amour » ne dispose d’aucune puissance interne. Attaché au majeur telle une cerise à sa comparse, bloqué dans son articulation, il n’a pas le pouvoir de se hisser tout seul, de prendre de l’élan pour frapper la touche de plein fouet. Faute d’entraînement, ce truc se transforme en orteil, en branche de bois mort. Et lui, excepté les cours particuliers, depuis combien de temps n’avait-il pas joué sur un vrai piano, devant un public réel ? Qu’est-ce qui excluait qu’il ait perdu la main ? Julien tenta de chasser cette idée, mais il était trop tard : le syndrome de l’imposteur faisait son come-back. Déjà, ses tempes bourdonnaient. Tel un métronome déréglé, son cœur accélérait. C’est foutu, s’entendit-il penser, car il le savait bien : il perdait ses moyens sitôt qu’il craignait de les avoir perdus.
 

Julien Libérat, oui : un musicien surqualifié qui flippait comme un usurpateur devant ses partitions. Un ancien surdoué du conservatoire qui traînait depuis sept ans un bullshit job à l’IMD, l’Institut de Musique à Domicile, entreprise qui méritait amplement son surnom de « Uber de la musique ». Un autoentrepreneur vendant ses services de « pianiste certifié et pédagogue » à des particuliers qui l’évaluaient sur sa page à la fin de chaque cours. Un prof qui, malgré ses 4,8 étoiles, ne pouvait plus saquer la tronche de ses élèves. Un hyperactif épuisé par le RER et son boulot à la con. Un type qui habitait à cinq minutes d’Orly et ne  voyageait pas. Un quasi-trentenaire enfermé dans un mode de vie digne d’un étudiant. Un asocial qui se voulait chanteur et ne dansait jamais. Un célibataire confiné dans la mémoire de son couple raté. Un faux dandy qui connaissait Bach sur le bout des doigts et s’habillait chez H&M en solde. Un mégalo froussard, adepte de formes obsolètes et de totems défunts, aspirant malgré tout à imposer ses vieilleries comme des avant-gardes. Un orgueilleux en manque de confiance, plus rêveur qu’émotif, bardé de diplômes et de timidité, de freins et d’ambitions en passe de s’éteindre.
 
 
Vingt-huit ans, mine de rien, était un âge où les destins commençaient à se sceller, à durcir comme de la lave, à se refermer pour de bon sur les êtres, à les prendre au piège de leurs inclinations. Aujourd’hui, la journée s’achevait avec la même vanité que toutes les précédentes : dans un face-à-face de fatigue et d’ennui.


En raison de la disposition du hall, cette glace murale reflétait aussi bien l’intérieur de l’immeuble que les pavés de la rue Littré. En bas à droite, les premières marches de l’escalier surgissaient de l’angle, ornées d’un tapis de Smyrne dont les fleurs persanes apparaissaient flottantes. On aurait dit qu’en se réfléchissant dans la plaque de verre, elles se détachaient de l’étoffe où elles étaient brodées. À mesure qu’on les observait, leurs pétales se dilataient sur la surface du miroir. Arrondis, aériens, ils prenaient un mirage de relief et semblaient s’évaser. Soudain, un paysage naissait : ces fleurs de tissu poussaient en se réverbérant.


May qui n’en pouvait plus de sortir avec un mec laborieux et ric-rac, de devoir toujours composer avec son grand sérieux et ses petits moyens, de ceci et de cela, de cela et de ceci, de tout et surtout de rien, de cette double peine, les espoirs de changement et la résignation. Lui qui n’acceptait plus qu’elle le regarde de haut pour mieux le tirer vers le bas, qu’elle siphonne son énergie avec sa valse de reproches permanents et d’injonctions contradictoires, qu’elle le rende coupable de ses propres regrets, qu’elle lui fasse porter le poids immense de son imaginaire et l’étouffe au nom de tout cet air qu’elle souhaitait respirer.


Étrangement, c’était surtout le mot de « Sébastien » qui le scandalisait. Pourtant, il n’y avait rien d’incroyable dans ce mathématisme : si May avait un copain, il fallait bien, d’un point de vue strictement logique, que cet homme ait une identité. À cet égard, qu’il se nommât Sébastien, Peter ou John-Emmanuel ne changeait rien à la situation. C’était un détail, un frisson au milieu d’un séisme. Mais voilà, ce frisson le révoltait davantage que le séisme entier et il n’y pouvait rien. Un peu comme dans cette scène d’Oscar où Louis de Funès, en apprenant la grossesse de sa fille, hurle cette réplique fameuse : « Dis-moi que ce n’est pas vrai, vous n’allez pas l’appeler Blaise ? » Quand il avait douze ans, Julien riait aux éclats devant cette séquence, comme si le mot de « Blaise » était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase des quiproquos, des malentendus et de l’absurdité. Et maintenant qu’il se retrouvait face à la même conjoncture, il comprenait que Louis de Funès ne surjouait en rien le dépit de son personnage. Apprendre une mauvaise nouvelle est une chose ; savoir que cette mauvaise nouvelle porte un prénom précis, qu’elle existe en dehors de l’imagination, qu’elle s’enracine dans un objet du monde – comprendre que ce choc est un effet de la réalité, cela n’a rien à voir.


Et toute leur histoire, finalement, se résumait à ce geste incertain : pendant cinq ans, chacun avait attendu de l’autre qu’il ait fini d’attendre. Au fil des jours, l’attente était devenue l’horizon, le tempo de leur couple. Une attente aveugle, sans objet et sans but. L’attente de tant de métamorphoses qu’aucun événement n’aurait su la combler. Une attente béante, une mort d’attente. Julien et May s’étaient aimés. Alors ils avaient observé leur amour s’ennuyer devant eux, transformant l’instant en avenir et le futur en rien. 


« Cette semaine, votre temps d’écran a été supérieur de 8 % par rapport à la précédente, pour une moyenne de 6 heures et 56 minutes par jour. » Il était là, l’héritage de May. Elle, la fille toujours si connectée, droguée aux actus et aux stories Insta, branchée à ses followers et aux influenceuses – elle lui avait légué la seule chose qu’il voulait oublier de leur couple : l’addiction aux écrans. Depuis qu’il vivait seul, son rapport hebdomadaire empirait de lundi en lundi. La notification tombait à minuit pile ; à la différence de l’horloge de Cendrillon, sa fonction ne consistait pas à clore une soirée féerique, mais à inaugurer une semaine de merde. Julien ne découvrait cette alerte qu’au réveil. À chaque fois, les chiffres s’envolaient, sauf qu’il n’y gagnait rien, bien au contraire : les 8 % étaient reversés directement aux écrans, ils les lui avaient volés, c’était comme une sorte d’impôt prélevé sur ses moments de vie. La notification prenait garde de ne pas le heurter, elle qui ne disait jamais : « Vous avez passé plus de temps sur votre smartphone que la semaine dernière. » Non, c’était le temps d’écran qui augmentait tout seul, comme une maladie, comme une tumeur qui enflait en lui ; oui, exactement, Julien était envahi par une vague de médiocrité, il souffrait d’une sorte de cancer de la concentration, il était contaminé par un venin secret, par un champignon qui pourrissait en lui et lui rongeait l’esprit.
8 % de plus-value. Six heures et cinquante-six minutes pendant sept jours. Sept fois sept heures, c’est-à-dire quarante-neuf, soit trois mille minutes ou deux journées entières. L’équivalent d’un week-end. La partie libre de son quotidien qu’il sacrifiait sur l’autel du rien. Viendrait un jour, inexorablement, où son temps d’écran occuperait tout l’espace. Alors il ne serait plus personne. Comme un monstre, son smartphone l’engloutirait pour de bon. Sans opposer la moindre résistance, il s’offrirait au processus, il se laisserait transformer en chose dans le plus grand silence et il n’y aurait plus de Julien Libérat, seulement un mutant à l’apparence vaguement humaine, un automate en proie à des machines de souffrance.


En même temps qu’il décapsulait une canette de bière, il ouvrit le fil d’actualité de Facebook et scrolla pendant des heures, laissant les images s’ajouter aux images, les commentaires aux commentaires, les vidéos aux vidéos. Toute cette bouillie se succéda dans un désordre absurde : pourquoi lui montrait-on ce chaton qui miaulait comme un connard dans une salle de bain ? Il eut à peine le temps de se le demander que son écran lui imposa les coups de gueule d’un influenceur qui dénonçait l’injustice, puis des vedettes exhibant leur vie de luxe dans un océan de vulgarité,  et encore des chatons, des journaux qui annonçaient des faits divers, des comptes anonymes qui s’indignaient du fait divers, d’autres qui s’indignaient de ces indignations, ce qui suscitait toujours de nouveaux commentaires, des personnes sommées de donner leur avis sur tout et n’importe quoi, sur la politique et la thermodynamique, sur les accidents de voiture et les recettes de cuisine…


Il existe un moment, quand on a trop scrollé, où l’on cesse d’être soi, où tout revient au même. Les images défilent tellement vite qu’il n’y a plus de mouvement. Les bruits des vidéos stridulent si fort qu’ils aboutissent au silence. L’homme-zombie se résigne : son cerveau est une clé USB qu’il branche à un ordinateur. Les rôles s’échangent. On donne toute son énergie à une machine, on devient son miroir et c’est elle, désormais, qui détient l’esprit de son détenteur. Elle pense, parle et gesticule à sa place. Elle lui dicte ce qu’il doit désirer. Elle rythme sa conscience et précède ses envies. Plus vivante que lui, elle s’empare de son être et le change en mollusque. Au départ, il y avait un homme et un ordinateur. Voici qu’ils se sont aliénés l’un l’autre, voici qu’ils respirent ensemble et forment une entité commune, voici qu’ils se mélangent et donnent naissance à un homminateur.


« Il faut aller jusqu’au bout de l’élan réaliste », écrivait Sterner dans un mémorandum destiné à présenter l’intuition directrice de ce qui deviendrait l’Antimonde. La simulation, pensait-il fermement, ne pouvait tolérer l’à-peu-près. Il lui incombait d’être aussi profuse que le monde, ce qui supposait de recopier ce dernier dans son intégralité, avec ses mégapoles et ses campagnes désertes, sa frénésie et ses temps morts. Si elle ne donnait pas accès à un territoire exhaustif, si elle n’offrait pas autant de possibilités (professionnelles, géographiques, sociales, sexuelles…) que la vraie vie, alors elle manquerait sa finalité. Le moindre parti pris personnel, la plus infime sélection menaient, par principe, à l’incomplétude, et donc à l’échec cuisant. Autrement dit, la simulation n’était pas une affaire de style : sa tâche consistait à cloner tout ce qui existait et à transposer ce tout dans un espace dépourvu de matière.


Dans quelques mois, 1999 s’achèverait. Le Christ fêterait ses deux mille ans. Voilà qu’il renaîtrait, désormais invincible : la révolution 2.0 signalait l’accomplissement de tous les rêves qui, depuis les origines, avaient fait palpiter les sociétés humaines. Pendant des des idéologies. Qu’il s’agît des Évangiles ou de Platon, de saint Thomas ou de Marx, la civilisation occidentale n’avait fait que sublimer son désir de paradis. Tantôt ce paradis prenait la forme du monde des idées, tantôt d’un tableau de Michel-Ange ou d’une utopie collectiviste. Parfois on l’appelait sagesse, parfois démocratie directe et parfois cité de Dieu. Mais le principe demeurait identique : l’espèce humaine habitait l’univers en essayant par tous les moyens de modifier les conditions de son existence. De génération en génération, elle s’était peu à peu arrogé la place de ses dieux, tâchant d’aller au-delà de la réalité, d’accéder à une autre existence. Surmontant les entraves terrestres, elle se construisait en permanence un monde de substitution : une sorte d’antimonde. Seulement, ce que Jean et les penseurs d’hier ne pouvaient pas savoir, c’était que cette apocalypse ne serait pas l’œuvre d’une quelconque providence, mais qu’elle émanerait de la programmation informatique. L’écran était le ciel, internet incarnait le Tout-Puissant et le numérique déployait la genèse d’une nouvelle histoire. D’ici quelques années, l’Antimonde sortirait du néant où il avait germé.


– À quoi internet a-t-il servi depuis sa création ? poursuivit-il emporté par sa verve. À rassembler les gens ou à les diviser ? À dépasser la médiocrité du monde ou à la conforter ? Je vous pose sincèrement la question : les réseaux sociaux procèdent-ils de la cité céleste ou de la cité terrestre ? Et nous, sommes-nous là pour répéter leurs échecs ou pour bâtir un métavers ? « Méta-vers », s’excita Sterner, cela veut dire aller « au-delà du réel » ! Dans le monde, les hommes ne pensent qu’à leur propre nombril. Orgueilleux, narcissiques, ils sont prêts à s’affirmer par tous les moyens, y compris les plus mesquins. Chez nous, les joueurs apprendront à vivre incognito. Ils goûteront aux charmes de l’anonymat. Tous cachés derrière des avatars, ils seront bien obligés de perdre leur amour-propre. CQFD.
Ce « CQFD » et ces insultes étaient sortis tout seuls, réflexes de Polytechnique et du CAC 40. Dans la salle, les cadres se regardèrent et n’osèrent rien dire. Après un long soupir, Sterner se rassit. C’est alors, et alors seulement, qu’Olivien et Saumiat comprirent pourquoi leur entreprise se dénommait Heaven : au paradis, on ne transige pas avec les volontés de Dieu.


Mais les universitaires qui se penchaient sur le jeu vidéo de Heaven cherchaient essentiellement à répondre à un problème central : quels ressorts psychiques poussaient un individu à dupliquer sa présence au monde ? Fallait-il déceler dans ce comportement le symptôme d’un insurmontable désespoir ? Pour quelles raisons les membres de l’Antimonde passaient-ils plus de temps à s’occuper de leur anti-moi que d’eux-mêmes ? Certains analystes y virent une manière de contourner les mécanismes de reproduction sociale : pour ceux qui s’estimaient déshérités et qui n’avaient pas de perspectives d’avenir épanouissantes, le fait d’accéder à un quotidien bourgeois, même virtuel, offrait une sérieuse compensation. D’autres soutenaient au contraire que les anti-moi fonctionnaient comme des symboles normatifs ; les joueurs se projetaient en eux, si bien que les avatars jouaient un rôle de grands frères : ils guidaient les utilisateurs, leur montraient comment faire pour plaire aux autres, pour connaître le bonheur conjugal, pour trouver sa place en somme. Ces études sociologiques se confrontaient toutefois à un obstacle de taille. Étant donné que le règlement intérieur du site interdisait aux membres de révéler leur identité, il était impossible de comparer statistiquement la position sociale des internautes et celle de leur avatar. Par-delà cette difficulté, il y eut un consensus à peu près unanime chez ces intellectuels pour admettre que le succès de cette plateforme ne résultait pas seulement d’un besoin de divertissement, mais surtout d’une quête d’évasion, d’une soif profonde, pour ainsi dire métaphysique, de se glisser dans la peau d’un autre et de vivre autrement.


Dans le métavers d’Adrien Sterner, toutes les interactions financières entre les avatars étaient opérées en cleargold, la cryptomonnaie conçue par Heaven. Jusque-là, rien de bien compliqué. Mais la nuance survenait dans la phrase suivante. Pour s’en procurer, expliquait Wikipédia, les utilisateurs avaient le choix entre deux options : travailler ou investir. Être un prolétaire ou un capitaliste. Dans le premier cas, les avatars décidaient de trouver un métier. Acceptant de bosser au service des autres, ils s’orientaient alors vers des professions laborieuses (éboueur, technicien de urface, plombier…) et s’assuraient un salaire d’environ 1 300 cleargolds mensuels, l’équivalent du Smic. Mais, convertible en argent réel, le cleargold pouvait également être acheté. En moyenne, seuls 20 % des joueurs acceptaient de doper le compte bancaire de leur anti-moi. En ce cas, leur avatar se lançait dans toutes sortes d’investissements financiers : il acquérait une parcelle de terrain, faisait des placements fonciers, devenait businessman, commercialisait des tableaux numériques ou des albums musicaux sous forme de NFT, voire se prostituait s’il en avait envie… Et, au cas où leur fortune virtuelle croissait, les utilisateurs avaient la possibilité de la revendre contre des euros, avec la garantie d’une belle plus-value.


Les avions lui tendaient le miroir de tout ce qu’il n’était pas. Ils incarnaient pour lui des oiseaux, mais au sens propre du mot : il les observait de loin, ces projectiles hautains, tandis qu’ils fusaient vers le restant du monde. L’idée de s’asseoir à l’intérieur des hublots n’avait pas plus de sens que la perspective de s’endormir dans les entrailles d’un corbeau. Un avion, c’était une chose qui élevait le bec en diagonale et prenait de l’altitude avec perfidie, pour mieux rabaisser ceux qui restaient en bas. Ils décollaient les uns après les autres, ces vautours, pleins de bruit et de morgue, et toute cette poussée écrabouillait Julien, lui donnait l’impression de s’enfoncer toujours un peu plus dans son matelas dur jusqu’à se sentir totalement comprimé. Comme ces sorciers guinéens dont parlait Gainsbourg dans « Cargo Culte », il invoquait les jets, soufflait vers l’azur et les aéroplanes, rêvait de hijacks et d’atomisations. Sur son lit, raide devant tous ces envols, il repensait à son écouvert à combler, à ce concert qu’il devait jouer au Piano Vache pour revenir à zéro. Revenir à zéro… N’avait-il pas d’autre objectif, dans la vie, que de revenir à zéro ? Julien exerçait depuis sept ans, sa situation sociale n’était pas vouée à évoluer et il courait en permanence derrière son compte en banque. C’était ça, son quotidien : compenser ses agios par des chèques qui fondaient sitôt encaissés – et, pour couronner le tout, contempler l’ascension des avions, ces condors métalliques qui le toisaient en montant vers le ciel.


Contrairement à Julien, Vangel avait la main large. Deux millions de cleargolds à dépenser n’importe comment : ses vacances s’annonçaient grandioses. Pour l’heure,l’avatar attendait son taxi devant le hall des arrivées. Dans quelques minutes, il serait à Times Square et aurait carte blanche : réserver les suites les plus luxueuses des palaces new-yorkais sans se soucier des prix… Louer une voiture de collection et rouler toute la nuit sur les avenues de Manhattan… Courir à Central Park, visiter le MoMA, danser en boîte de nuit, naviguer d’un désir à un autre, pérégriner pendant des heures, le tout sans jamais ressentir la moindre fatigue ni sortir de son lit. Tout cela serait virtuel, bien sûr, mais quelle importance ? Au monde que contenait l’ordinateur, il ne manquait qu’une chose, d’exister. Mais cette présence déficitaire était précisément ce que l’Antimonde avait en plus par rapport à Rungis. À vrai dire, c’était la réalité qui avait un manque en moins : il lui manquait de ne pas être là.


À cet instant précis, en observant Vangel monter dans son taxi, Julien comprit qu’il venait d’atteindre le point de non-retour. Désormais, il était devenu un geek. Un homme que la vie concrète rebutait. Un type qui se foutait des choses qui l’entouraient.  Un possédé sur qui le monde n’avait plus de prise. May, le travail, Ensemble et séparés, le piano, Rungis, la canicule qui battait son plein : tout cela ne l’intéressait plus. Julien vivrait à travers Vangel, et ça lui suffirait. Il voyagerait pour de faux et en oublierait la grisaille de ses propres vacances.


Combien de personnes, dans ce métro, faisaient partie de l’Antimonde ? Quelle était, ici, la proportion des humains et des anti-humains ? Délivré de son ancien élève, Julien rentrait chez lui. Dans la rame, les deux camps étaient là, positionnés sur des strapontins. D’une part, les gens normaux : ceux qui partaient en vacances et allaient à des soirées, ceux qui socialisaient avec les autres et qui s’écoutaient parler, ceux qui se forgeaient des ambitions et croyaient en des valeurs, ceux dont la vie épousait le cours d’une entité externe et qui se sentaient embarqués dans le trajet de cette vie. De l’autre, cachés parmi la foule, disséminés et clandestins, Julien et ses semblables. Les geeks qui, une fois pour toutes, avaient renoncé à s’épanouir ici et maintenant. Les célibataires qui faisaient l’amour à travers le micropénis d’un avatar. Les Français moyens qui voyageaient sur internet. Les hommes-légumes qui réduisaient leur existence au strict minimum, déversant leur frustration dans un paradis artificiel. Les pauvres types qui ne trouvaient pas leur place dans un monde de cons.


A l’heure où la jeunesse désertait massivement les livres au profit des écrans, l’écriture pouvait-elle s’émanciper du papier ?


(…) Vangel révolutionnait la manière de faire de l’art. Par un alliage subtil de pudeur absolue et de marketing efficace, à travers le story-telling de son avatar, il ouvrait la voie à une nouvelle configuration. Désormais, seule l’image publique comptait ; l’artiste en tant que corps, le poète et son « moi », la psychologie des écrivains, leur existence privée – tout cela disparaissait. Il n’y avait que des œuvres et plus personne pour se les approprier.


 

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