vendredi 28 octobre 2022

[Barbery, Muriel] Une heure de ferveur

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Une heure de ferveur

Auteur : Muriel BARBERY

Parution : 2022 (Actes Sud)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

En regardant la neige se poser sur les pierres d’un tor­rent, le jeune Haru Ueno pressent que sa vie va s’inscrire sous le signe de l’harmonie : rechercher, capter, servir et honorer la beauté des formes. Il quitte ses montagnes natales de Takayama, se passionne pour l’art, s’impose comme un marchand renommé. Aussi chaleureux qu’indépendant, toujours entouré d’amitié, Haru s’adonne pleinement au bonheur des rencontres, des fêtes au lendemain desquelles il est de retour dans sa maison dont le cœur abrite un érable et qu’entourent temples et jardins de Kyoto. De ce lieu rare, il a fait un havre. Il veut y pas­ser une vie lumineuse, ignore combien elle sera empreinte de drames où, à la douleur du Japon, se mêle sa quête fervente des métamorphoses de la beauté. Haru a une trentaine d’années quand son destin lui en offre la plus belle manifestation – et à jamais l’en prive. Car quelque part en France, fruit d’une liaison éphé­mère, une petite fille est venue au monde. Elle s’appelle Rose. Il lui est interdit de l’approcher, bien qu’elle incarne désormais le secret, la vérité et probablement toute l’âme de son existence.
Depuis son premier roman, Muriel Barbery se confronte aux nuances de l’altérité. Aucun endroit, aucun paysage, aucun personnage ne pouvait lui offrir un tel territoire d’imaginaires et de sensibilités.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Muriel Barbery vit en Touraine. Après Une gourmandise (2000), L’Élégance du hérisson (2006), La Vie des elfes (2015), Un étrange pays (2019) parus aux éditions Gallimard, et Une rose seule (Actes Sud, 2019 ; Babel n° 1816), Une heure de ferveur est son sixième roman.

 

Avis :

Alors que, malade et retiré dans un temple de sa ville de Kyoto pour s’y éteindre en paix, le vieil et riche Haru laisse sa vie lui revenir à grands traits, force lui est de constater que celle-ci n’a finalement jamais tenue qu’à trois fils : son goût pour la beauté des choses qui a fait de lui un marchand d’art ; l’amitié qui l’a indéfectiblement lié au petit groupe gravitant autour de Keisuke, l’artiste à l’origine de sa vocation ; enfin son amour sans partage – au propre comme au figuré – pour sa fille Rose, née d’une brève liaison avec une Française dépressive de passage au Japon, et qui, rentrée chez elle, l’a maintenu à jamais éloigné de leur enfant par son chantage au suicide.

Après Une rose seule, le premier volet initiatique de son dyptique japonais, consacré à Rose et à sa métamorphose lorsqu’elle découvre le pays de ses origines suite à une lettre laissée après sa mort par un père qu’elle n’a jamais connu, Muriel Barbery explore cette fois le point de vue paternel, dans une anamnèse qui reconstitue et éclaire le parcours de cet homme. Charnière entre les deux romans, la lettre qui devait ouvrir le futur de Rose vers sa part japonaise, a ici le rôle inverse de ramener Haru au passé, juste avant de clore son existence.

Familière du Japon après deux ans passés à Kyoto, l’auteur fonde son récit sur cette particularité de la pensée nippone qui lui fait toujours partir de la surface des choses, du visible et du concret, pour tenter d’appréhender les concepts. Au Japon, l’idée naît de l’image, quand en Occident, l’image suit le concept. Ainsi, il faudra longtemps à Haru, fasciné par la forme et la beauté des choses – le Japon est le pays par excellence de la recherche de perfection –, et, croit-il, satisfait d’une vie légère, sans attachement profond ni souffrance, pour réaliser, à partir de l’éblouissement d’une paternité pourtant empêchée, les profondeurs essentielles de son être, bien cachées derrière le rassurant vernis des apparences.

Dans sa souffrance de ne pouvoir jouer son rôle de père, c’est l’image du tsunami, déclenché par un séisme dont la faible profondeur n’a pas atténué les ondes, qui lui fait prendre conscience qu’à demeurer à la surface des sentiments et des relations, l’on subit avec d’autant plus de virulence les remous demeurés dans les profondeurs inconscientes de l’être. Alors, même s’il en est réduit à observer sa fille à distance par l’entremise discrète du photographe qu’il a engagé, rien ne l’empêchera de trouver le moyen de lui transmettre sans retour son amour, en un démenti des apparences de vide et d’absence de leur invisible relation.

Mieux vaut une petite expérience de la culture nippone, à tout le moins quelque dextérité intellectuelle, pour apprécier le sens de ce roman jusque dans ses moindres détails. Entravée par ce léger manque de limpidité, l’émotion ressentie n’est pas totalement à la hauteur de cette histoire d’altérité à première vue insurmontable mais pourtant si subtilement transcendée. Un peu comme les splendides poteries dont est si friand l’amateur d’art Haru, les livres de Muriel Barbery sont des bijoux de maîtrise, d’intelligence et d’esthétisme, mais ils séduisent peut-être un peu trop l’esprit au détriment du coeur. (3,5/5)

 

 

Citations : 

… elle avait un fils de dix ans, William, le seul être qu’elle aimerait jamais et celui que, par sa faute, elle perdrait. (…) Le destin aime à nous laisser exsangues de ce qui nous a tenus debout et, pour ceux qui le regardent sans ciller, à décupler la force de son châtiment. 


— Ton père ne va pas bien, tu sais.             
Il baissa la tête, embarrassé.             
— Il est jeune, reprit Tomoko, le chagrin durera longtemps.             
— Il ne semble pas malheureux, dit Haru.             
— Le chagrin est pour vous, dit-elle avec douceur, le chagrin est pour ceux qui aiment les absents.


— Comment puis-je être intime avec ma fille si je suis absent de sa vie ? demanda-t-il.
— Intime ? répéta-t-elle comme s’il s’agissait d’un mot sale. C’est mieux d’être absent.
Il en fut interdit.             
— Je ne comprends pas.             
— La distance conserve le lien, dit-elle. La réalité le brise.
— Mais l’amour requiert une certaine intimité, protesta-t-il.             
Elle rit.             
— Vous donnerez, dit-elle. Vous donnerez comme les étoiles qui veillent sur nous sans rien attendre en retour.


Le temps n’est rien, pensa Haru, seuls subsistent les instants remarquables, tout le reste s’est évanoui et nous voici à contempler les piliers qui émergent du brouillard.


— La forme est la beauté de la surface, dit-il en se relevant, c’est sans doute ce qui me plaît autant ici, le Japon me sauve de mes profondeurs.             
Dans le train du retour, pendant que Paul dormait, Haru médita ses mots en même temps que d’autres lui revenaient inopinément en mémoire : Hélas le séisme a eu lieu à faible profondeur et les ondes n’ont pas eu le temps de s’atténuer. Mais c’est tout à fait ça, se dit-il, c’est tout à fait l’âme japonaise, par notre terre et par notre destin nous sommes condamnés à rester près de la surface et, coupés de notre profondeur intérieure, nous prenons de plein fouet les désastres et les cataclysmes. Puis, une fois semée la désolation, nous transformons le cauchemar en beauté et regardons le fond des cieux qui se fane. À cet instant, il songea à son père et pensa : Dans la santé, dans la maladie, nous n’avons jamais été intimes, nous sommes demeurés près de la surface et tout, dans ma vie, a été sculpté par cette impossible profondeur.
 
 
La brusque compréhension que les lignées se poursuivaient dans le futur comme il les avait vues se perpétuer dans le passé de ses ancêtres transformait le temps. Il regardait Kanto, écoutait Sayoko lui parler de sa petite-fille et pensait : Je nage dans un courant invisible et perpétuel où se trouve aussi ma fille, chacun pour l’éternité à une place précise qu’il est vain d’espérer changer.


Aujourd’hui, père et, un jour peut-être, grand-père, imaginant l’ancêtre qu’il deviendrait à son tour, il voyait sa vie s’inscrire dans la totalité du temps où se répétait inlassablement – entre ses parents et lui, entre lui et sa fille et, bientôt, entre sa fille et ses propres enfants – la même scène de silence et de solitude.


Il s’arrêta, leva les yeux vers les frondaisons des cyprès et des érables nus. Ils sont immobiles mais ils engendrent la vie, pensa-t-il, alors que nous arrachons nos racines pour échapper à notre ombre. Puis, dans la lignée de ce qu’il avait compris en quittant ses montagnes après la mort de son père : Ailleurs est ici, dans la transformation.


Un peu avant dix-sept heures, la NHK rapporta qu’une explosion s’était produite à Fukushima Daiichi et Keisuke ricana.              
— Et voici venir l’atome, la fête est complète.              
— Les systèmes de refroidissement sont à l’arrêt, dit Paul, les réacteurs vont fondre.
Quand le commentateur se fit l’écho d’un communiqué de presse rassurant de Tepco, l’exploitant de la centrale, il ajouta :              
— Les médias avalent n’importe quoi.              
— De même qu’ils ne montrent pas de cadavres, dit Keisuke. Tu sais que je suis aussi de Hiroshima ? Mon père est de Kyōto mais ma mère est de là-bas et elle y est allée pour notre naissance. Elle nous y a attendus deux semaines auprès de sa mère et de ses sœurs, Hiroshi et moi sommes nés le 6 juillet 1945, elle est rentrée ici le 5 août, le jour d’avant la bombe. Ils sont tous morts. Je n’y suis jamais allé.
La radio se fit l’écho des images de la centrale inondée surmontée d’un nuage d’explosion.
— Rien n’est moins caché que l’invisible, murmura Keisuke, le mensonge, l’atome, ils sont là, devant nous, dans la pleine lumière.


Dans toute bonne histoire se croisent les trois axes majeurs où nous autres pauvres poussières nous déplaçons et chacun y fait coulisser sa vie selon ses propres ressources et infirmités. La naissance, l’amour, la mort. Le récit originel, le commencement et la fin

 

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