mercredi 31 août 2022

[Enriquez, Mariana] Notre part de nuit

 



J'ai aimé

 

Titre : Notre part de nuit
            (Nuestra parte de noche)

Auteur : Mariana ENRIQUEZ

Traduction : Anne PLANTAGENET

Parution : en espagnol (Argentine)
                  en 2019, en français en 2021
                  (Editions du Sous-Sol)

Pages : 768

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Un père et son fils traversent l’Argentine par la route, comme en fuite. Où vont-ils ? À qui cherchent-ils à échapper ? Le petit garçon s’appelle Gaspar. Sa mère a disparu dans des circonstances étranges. Comme son père, Gaspar a hérité d’un terrible don : il est destiné à devenir médium pour le compte d’une mystérieuse société secrète qui entre en contact avec les Ténèbres pour percer les mystères de la vie éternelle.

Alternant les points de vue, les lieux et les époques, leur périple nous conduit de la dictature militaire argentine des années 1980 au Londres psychédélique des années 1970, d’une évocation du sida à David Bowie, de monstres effrayants en sacrifices humains. Authentique épopée à travers le temps et le monde, où l’Histoire et le fantastique se conjuguent dans une même poésie de l’horreur et du gothique, Notre part de nuit est un grand livre, d’une puissance, d’un souffle et d’une originalité renversants. Mariana Enriquez repousse les limites du roman et impose sa voix magistrale, quelque part entre Silvina Ocampo, Cormac McCarthy et Stephen King.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Mariana Enriquez (Buenos Aires, 1973) a fait des études de journalisme à l’université de La Plata et dirige Radar, le supplément culturel du journal Página/12. Elle a publié trois romans – dont le premier à 22 ans – et un recueil de nouvelles avant Ce que nous avons perdu dans le feu, actuellement en cours de traduction dans dix-huit pays. Certaines de ses nouvelles ont été publiées dans les revues Granta et McSweeney’s.

 

Avis :

Le Mal règne en Argentine : pendant que la population paye un lourd tribut à la dictature, perdant le décompte de ses morts et de ses disparus, deux très riches et toutes-puissantes familles d’origine britannique profitent des soubresauts politiques pour asseoir leur mainmise sur le pays et y mener leurs exactions en toute impunité. Elles sont à la tête de l’Ordre, une secte multipliant les sacrifices humains à l’Obscurité, force occulte dévoratrice, dans l’espoir d’obtenir en échange une forme d’immortalité qui leur permettrait de se réincarner de génération en génération. Pour communiquer avec cette puissance obscure, elles utilisent sous la contrainte les pouvoirs de Juan, medium qu’une grave malformation cardiaque affaiblit toutefois de plus en plus, et qu’elles veulent forcer à investir le corps de son fils Gaspar pour continuer à bénéficier de ses services. Mais Juan est bien décidé à soustraire son fils de l’emprise de l’Ordre…

Métaphore de la guerre sale en Argentine, avec son lot de tortures, d’assassinats, de disparitions forcées et de vols d’enfants, un régime de terreur auquel la répression par l’Etat de la lutte entre les groupes armés de la guérilla et des militaires a longtemps servi d’alibi, empêchant les questionnements sur les conditions politiques qui l’ont rendu possible et sur les responsabilités de la société civile dans le climat qui a favorisé cette violence, ce très long roman de près de huit cents pages est profondément déroutant.

Articulé en six parties centrées sur le père Juan, sur la mère Rosario, enfin sur le fils Gaspar, se déroulant de manière non linéaire entre les années soixante et quatre-vingt-dix, le livre foisonne et se déploie en un mouvement lent et ample que l’on pourra juger confus avant d’en voir peu à peu émerger le dessin d’ensemble. Il faut d’abord se familiariser avec les multiples personnages, comprendre les étranges visées de cette secte qui nous promène entre horreur et délire mystico-fantastique, en une succession de tableaux dignes des plus cauchemardesques représentations de l’Enfer de Bruegel ou de Jérôme Bosch, comme si seules ces visions surnaturelles et apocalyptiques pouvaient rendre compte de l’innommable réalité vécue par les Argentins.

Aussi dérouté qu’horrifié, le lecteur nauséeux se prend à détester Juan autant que celui-ci se déteste lui-même, jusqu’à ce que les raisons de son comportement terriblement brutal avec son fils finissent par dévoiler tout ce que l’homme cache de honte et de refus de transmettre l’abomination à laquelle il s'est retrouvé à contribuer. De son sacrifice émerge au final un formidable acte d’amour, une impulsion vers un avenir meilleur, pour peu que Gaspar, en partie protégé des compromissions paternelles, sache se tourner vers la lumière en évitant d’ouvrir à son tour la porte menant à la perdition.

Lecture horrifique d’une incommensurable noirceur débouchant malgré tout sur l’espoir, Notre part de nuit raconte le cauchemar empreint de culpabilité d’une génération argentine perdue dans l’enfer sans issue de l’oppression et de la terreur, et qui, consciente d’y avoir perdu son âme, n’a plus qu’une obsession : permettre à ses enfants d’envisager une vie meilleure, peut-être, un jour… Un livre puissant, dérangeant et marquant, qui mérite l’effort de sa lecture, il faut le dire, assez pesante. (3,5/5)

 

 

Citations : 

Quand j’ai posé les cheveux dans ses mains, il s’est levé. La pièce a paru plus grande et j’ai eu le vertige. Juan m’a retenue, a serré fort mes bras et un flot de paroles s’est alors déversé. Je ne sais pas comment l’expliquer, même si cela se reproduirait souvent désormais en ma présence. Le terme approprié n’est peut-être pas “déversé”, mais “transfusé”. Une transfusion sanguine d’images : des membres amputés, du sang coagulé sur des ongles dorés, un lac noir d’où jaillissait une main comme une bouée dans le Paraná, des falaises à l’horizon, des hommes nus pendus à une lampe, portant des pantalons d’équitation géants traditionnels, un corps mort tout sec et beau, caressé par une femme maigre dont le visage était couvert par un foulard sombre, un étang entouré de roseaux, un estuaire, un marais avec des mains cherchant désespérément à attraper quelque chose, tâtonnant dans l’air, un homme pendu à une branche, immobile.
 

Rien ne va, a dit Juan. C’est un décor. Il a continué d’avancer. Après un virage, le chemin se rétrécissait et arrivait à une passerelle bordée d’arbres. Laura a montré les branches. Juan s’est approché. Elles étaient couvertes d’os, ainsi que le sol. Rongés pour la plupart, très propres et vieux. Sur les arbres il y avait d’étranges décorations de phalanges et de fémurs entrelacés, unis à des branches fines, aux formes délicates, géométriques. Juan en a touché quelques-unes, tâchant de les mémoriser. On dirait une écriture, a fait remarquer Laura. Sur le sol, les os semblaient éparpillés sans raison évidente. Quelqu’un s’amusait-il à fabriquer ces objets suspendus ? Juan, à nouveau, en toucha un, qui se détacha et tomba dans sa paume, comme un fruit mûr. Nous l’avons observé. Il formait un signe, une marque. Juan a laissé sa main ouverte et trois autres sont tombés dedans. Il a dit merci et les a mis dans sa poche.
 

Sur la rive opposée de la rivière, il y avait une forêt plus importante et une petite colline qu’on voyait à peine à cause de l’obscurité. Nous sommes retournés sur le chemin d’os et d’objets décoratifs : les fémurs formant des figures alambiquées, les crânes suspendus, immobiles, les petits os de pieds et de mains assemblés comme de délicats bijoux et, sur le sol, des mètres et des mètres d’os abîmés. Combien de temps avait-il fallu pour faire ça ? Certains os bordaient le chemin comme des sentinelles, des côtes entières dressées, des parties de colonnes vertébrales, quelques-unes entières, avec l’os caudal des animaux aquatiques.
 

Nous avons continué d’avancer. Il y avait plus d’oxygène. Le tronc des arbres est devenu plus fin. Laura a remarqué, la première, quelque chose dessus, qu’il n’était pas facile de distinguer au premier coup d’œil : des mains. De nombreuses mains, les unes sur les autres, étreignant le tronc des arbres. Coupées, amputées, collées aux troncs, paumes pliées, doigts arqués. Des mains humaines, rigides et crispées. Toute la forêt était ainsi à cet endroit. Des arbres et des arbres de mains mortes. Quelqu’un les installait avant que survienne la rigor mortis. Sur le premier tronc, on en a compté douze. D’autres en avaient davantage encore. Certains n’en avaient qu’une. J’ai pensé à la Main de Gloire que je désirais tant.          
C’est un collectionneur, ai-je dit. Un artiste. Ou bien ils sont plusieurs. À droite de la Forêt des Mains, telle que nous l’avons baptisée, se trouvait ce que Juan indiquerait plus tard sur la carte comme la Vallée des Torses. On aurait dit des pierres dressées ou des tombes. Aussi symétriques que dans un cimetière militaire. Mais c’étaient des torses humains. Sans bras, sans tête ni jambes. Certains avec la peau marquée de personnes âgées, d’autres avec de beaux seins de jeune fille, des torses d’enfants, gros, maigres, bruns, pâles, des ventres plats, des ventres obèses, des poitrines de femmes qui avaient allaité. J’ai reconnu sur un dos les cicatrices laissées par des ongles, identiques aux marques qu’exécute Juan pendant le Cérémonial, comme celles de Stephen.


 

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