samedi 27 août 2022

[Gestern, Hélène] 555

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : 555          

Auteur : Hélène GESTERN

Parution : 2022 (Arléa)

Pages : 460

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

C’est en défaisant la doublure d’un étui à violoncelle que Grégoire Coblence, l’associé d’un luthier, découvre une partition ancienne. A-t-elle été écrite par Scarlatti, comme il semble le penser ? Mais, à peine déchiffrée, la partition disparaît, suscitant de folles convoitises. Cinq personnes, dont l’existence est intimement liée à l’œuvre du musicien, se lancent à la recherche du précieux document sans se douter que cette quête éperdue va bouleverser durablement leur vie.
Domenico Scarlatti, compositeur génial aux 555 sonates, est le fil conducteur de ce roman musical. Sa musique envoûtante en est la bande sonore.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Hélène Gestern est née en 1971. Elle vit à Nancy, où elle enseigne la langue et la littérature françaises à l’université. Elle a rejoint en 2002 une équipe de recherche spécialisée dans les écrits autobiographiques, ce qui l’a amenée à travailler sur des journaux personnels et des manuscrits. Elle s’intéresse également à l’histoire de la photographie, comme en témoignent plusieurs de ses romans.
Arléa a publié son premier roman Eux sur la Photo (2011, Arléa-Poche 2013), succès de librairie avec plus de 80 000 exemplaires vendus, lauréat de nombreux prix littéraires. Ses livres ont été traduits dans plusieurs langues dont l’anglais, l’allemand, l’espagnol et l’italien.

 

 

Avis :

Des 555 sonates composées par le claveciniste virtuose Scarlatti (1685-1757), toutes d’une grande inventivité et d’une haute technicité d’exécution, la plupart sont restées inédites de son vivant et aucune ne nous est parvenue en autographe. Et comme ce volume inégalé de pièces forme un ensemble difficile à classer, chacune n’étant d’ailleurs identifiable que par les différents numéros de recensement attribués par les musicologues qui y ont consacré une bonne partie de leur vie, tout est réuni pour favoriser la controverse sur l’exhaustivité ou pas de l’oeuvre authentifiée du génial musicien. Plusieurs grands interprètes, comme le claveciniste américain Scott Ross, connu pour son enregistrement intégral des 555 sonates, s’en sont même amusés en écrivant leurs propres « vraies fausses » sonates, plus scarlatiennes que celles de Scarlatti.

S’emparant du mystère entourant « un musicien plutôt conventionnel, asservi à une vie de cour et de mondanités », pourtant « devenu à cinquante ans passés un compositeur génial et prolifique, capable de publier en l’espace de cinq brèves années (…) l’un des monuments les plus impressionnants que la musique occidentale ait jamais produits », Hélène Gestern a laissé courir son imagination pour nous livrer une histoire, certes assez prévisible, mais suffisamment bien composée pour entraîner le lecteur au bout de sa curiosité.

Brodée à partir des quelques faits historiques connus, et surtout des passions et fantasmes qu’a réellement inspirés un Scarlatti prêtant si bien le flanc à la contrefaçon, l’intrigue se noue autour de la découverte d’une possible 556ème sonate. Malheureusement, sitôt revenue à la surface, la troublante partition disparaît, volée avant même d’avoir pu être dûment authentifiée. Commence une véritable chasse au trésor, impliquant cinq personnages avec chacun un motif très particulier pour désirer la retrouver le premier.

Dès lors, les cinq – un luthier, un ébéniste d’art, un universitaire musicologue, un mécène collectionneur et une célèbre claveciniste – prennent la parole tour à tour, révélant, dans leur quête du graal, le meilleur comme le pire de leurs personnalités et du microcosme musical. C’est au final la passion de la musique, avec ses affres, ses exigences impitoyables et ses drames, mais aussi l’inexplicable alchimie de ses beautés et de ses émotions, qui l’emportera chez certains sur l’ambition, l’appétit du lucre et la vengeance.

Une lecture agréable, à laquelle on se laisse prendre malgré une certaine prévisibilité et l’impression, peut-être, de quelques clichés, parce qu’elle a le mérite, en particulier de nous interroger sur l’indéfinissable Scarlatti dont on aura envie de (re)découvrir la musique, et de façon plus large, de susciter l’émotion à la pensée de toutes ces œuvres en général, malencontreusement amputées, détruites ou perdues au fil des siècles. (3,5/5)

 

 

Citations : 

Ce matin, j’ai terminé mon échauffement avec la K61. Cette sonate, je l’ai interprétée des centaines, peut-être des milliers de fois. Mais, pour moi, elle est définitivement la plus belle, la plus aboutie des pièces de Scarlatti : une fugue, montée lente, obsédante, tranquille, presque implacable du même motif, qui commence en eau dormante et s’achève en vif-argent. Et tant pis si le déroulé liquide de ses gammes ascendantes et l’enchevêtrement de ses variations mettent mes vieilles mains à l’épreuve. Cette sonate est un tourbillon émotionnel qui mélange l’exultation, l’apaisement, l’allégresse. La joie qui s’y exprime est pénétrée d’ombres ; Dieu sait de quelles douleurs le compositeur a nourri l’or et la lumière qui font vibrer sa musique.
Du peu d’événements que l’on connaît de la vie de Scarlatti, on sait qu’il a perdu une épouse, Catalina, et vu mourir plusieurs de ses enfants. Il a passé la moitié de son existence en exil, à l’ombre des puissants, loin de sa terre napolitaine, à une époque de morbide Inquisition et de piété obligatoire.
 

Les mémoires que je déchiffrais, au milieu d’un fatras de chroniques vénitiennes sans intérêt, étaient l’œuvre d’un sous-organiste obscur qui avait sévi à Venise et à Naples, la ville natale de Scarlatti. L’homme rapportait ce qu’il avait entendu raconter à propos d’un envoi fait par le compositeur à un organiste anglo-irlandais, Thomas Roseingrave. De l’amitié de Scarlatti pour cet homme, il nous reste quelques traces : grâce à Burney, un mélomane de l’époque qui avait raconté son propre voyage sur le continent, on sait que le jeune organiste, venu en Europe avec une bourse d’études de la cathédrale Saint-Paul, avait été convié à une soirée où on l’avait prié d’interpréter quelques pièces. À sa suite, Scarlatti avait été invité à passer derrière le clavier. Selon le témoignage de Burney, le voir jouer avait donné à Roseingrave le sentiment que « dix mille démons étaient devant l’instrument ». L’histoire (la légende ?) ajoute aussi que le jeune Anglais, qui avait les nerfs fragiles, avait renoncé à toucher un instrument pendant un mois après cette impressionnante démonstration de virtuosité.
 

Enseigner a toujours été une joie pour moi. Si le rythme de ma carrière ne m’avait pas interdit d’avoir un poste fixe, il ne m’aurait pas déplu d’en faire mon activité principale. Il y a six ou sept ans, quand j’ai décidé de ralentir, j’ai accepté de prendre une classe semestrielle au CNSM. Je l’ai tenue pendant trois ans : quatrième année, spécialisation clavecin. J’ai aimé le temps passé avec ces jeunes gens, leur talent en train d’éclore, parfois timide, parfois arrogant, sous lequel on devinait, en de rares occasions, la trempe d’un futur grand interprète. J’ai beau être passée par là, l’abnégation avec laquelle ces élèves sacrifiaient leur adolescence et les premières années de leur vie d’adulte à leur instrument forçait mon admiration.   
À ce stade, au fond, nous n’avons plus énormément à leur apprendre en matière de technique pure. La leur est déjà là, affûtée, policée par des années de gammes et d’exercices. À vingt-trois ou vingt-quatre ans, ce dont ils ont surtout besoin, c’est qu’on les aide à trouver le chemin qui les mènera à la mélodie. Qu’on les autorise à inscrire dans leur jeu la trace de leurs rêves, de leurs amours, de leurs peines. Ils doivent apprendre à jouer avec leurs failles, leurs affects, leurs blessures, leurs émerveillements autant qu’avec leurs doigts surentraînés. Le processus est long, déstabilisant, angoissant : comme un abîme au bord duquel on doit se pencher sans trébucher. Mais sans cet effort pour dénuder ses émotions sur scène, sans ce travail pour entendre d’abord la musique à l’intérieur de soi, cette musique qui réclame, dévorante, son lot de chair, de larmes, d’éblouissements et les prélève directement sur nos existences, on n’est pas grand-chose, artistiquement parlant. Ce qu’il me revenait d’expliquer à ces jeunes musiciens, après ces années d’examens, d’évaluations, de concours où on leur demandait d’abord d’être des athlètes du clavier, c’est qu’il fallait accepter de se présenter humble et nu devant la musique. Que le prix à payer était lourd d’impudeur, exorbitant par moments. Mais qu’on n’avait pas le choix. Pour certains, ce discours était un choc.
 
 
Une partition nouvelle, leur disais-je, est comme une eau froide dans laquelle on plonge. Ne la combattez pas, ne la craignez pas, aussi exigeante soit-elle en termes d’exécution. Prenez appui sur ses aspérités, car ce sont elles qui vous guideront. Faites-lui confiance pour vous pousser au-delà de ce dont vous vous croyez capables. N’ayez jamais peur d’elle, même si elle vous paraît plus haute que l’Himalaya. Elle vous rendra votre effort au centuple, pour peu que vous acceptiez d’en comprendre les ressorts intimes.


Je pensais à la succession d’interprètes qui avaient fait vivre cette splendeur à travers le temps. A ces rares volumes manuscrits, qui auraient pu être dix fois détruits, mais qui avaient été copiés avec ferveur, échappant ainsi aux outrages de l’oubli pour être réinventés de générations en générations. A ces pièces qui, presque trois siècles après leur création, avaient gardé le pouvoir de rassembler, comme elles le faisaient, ce soir, des êtres que tout aurait dû séparer l’âge, le degré de richesse, l’éducation, la couleur de la peau. J’ai pensé que dans le monde, à cette heure, la fureur et la haine embrasaient la planète un peu partout, qu’on mourait ici dans le bruit des fusils, là dans la détresse des famines et des exils. Mais ce soir, une fraction d’humanité s’était donné rendez-vous , à l’abri des notes, pour se réconcilier, se recueillir dans la joie pure d’une communion musicale.


Je ne crois pas à la postérité des êtres. La gloire, la célébrité sont des hochets pour grandes personnes. Se croire immortel parce qu’on a gravé quelques disques n’est qu’une idiotie, une preuve supplémentaire de la vanité humaine. En revanche, je sais que la musique, la mémoire sonore de la musique, telle qu’on l’a transmise dans les comptines fredonnées au berceau, les chants, les rituels, avant de commencer à la déposer sur des rouleaux de cire il y a cent vingt ans, n’a pas d’âge. Avec quelle dévotion n’ai-je pas écouté, jeune fille, les vieux enregistrements de Wanda Landowska, ou les disques de Cortot, quand il avait traversé la Manche, dans les années 30, pour graver Chopin à Abbey Road ? Le son est étouffé, grésillant, lointain ; et pourtant, c’est un fragment de temps pur, la quintessence du génie de Chopin, qui nous arrive sur ces vieilles galettes.


On imagine ces lieux comme des espaces bien rangés, où chaque livre est localisé au millimètre. Dans les faits, une bibliothèque est un corps mobile, toujours en mouvement, où les livres naviguent, tanguent, s’engloutissent et réapparaissent. On ne compte pas les fantômes, les égarés dans un rayonnage où on les retrouvera dix ans plus tard, sans parler des pièces qui tombent en miettes quand on les ouvre pour la première fois depuis deux siècles.


Imaginer une vengeance soulage ; la mettre en oeuvre est sordide. Et les blessures qu’on inflige ne réparent pas celles qu’on a reçues.


 

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