lundi 25 juillet 2022

[Barry, Sebastian] Des jours sans fin

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Des jours sans fin
            (Days Without End)

Auteur : Sebastian BARRY

Traduction : Laetitia DEVAUX

Parution : en anglais (Irlande) en 2016,
                  en français en 2018
                  (Joëlle Losfeld, Gallimard)

Pages : 272

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Chassé de son pays d’origine par la Grande Famine, Thomas McNulty, un jeune émigré irlandais, vient tenter sa chance en Amérique. Sa destinée se liera à celle de John Cole, l’ami et amour de sa vie.
Dans le récit de Thomas, la violence de l’Histoire se fait profondément ressentir dans le corps humain, livré à la faim, au froid et parfois à une peur abjecte. Tour à tour Thomas et John combattent les Indiens des grandes plaines de l’Ouest, se travestissent en femmes pour des spectacles, et s’engagent du côté de l’Union dans la guerre de Sécession.
Malgré la violence de ces fresques se dessine cependant le portrait d’une famille aussi étrange que touchante, composée de ce couple inséparable, de Winona leur fille adoptive sioux bien-aimée et du vieux poète noir McSweny comme grand-père. Sebastian Barry offre dans ce roman une réflexion sur ce qui vaut la peine d’être vécu dans une existence souvent âpre et quelquefois entrecoupée d’un bonheur qui donne l’impression que le jour sera sans fin. 

 

Un mot sur l'auteur :

Né à Dublin en 1955, Sebastian Barry est un écrivain, dramaturge et poète irlandais. Il est le seul romancier à avoir obtenu à deux reprises le prestigieux Booker Prize : en 2008 pour Le Testament caché, en 2016 pour Des jours sans fin, dédié à son fils gay.

 

Avis :

Le jeune Thomas McNulty a fui la Grande Famine irlandaise dans l’espoir d’une vie meilleure en Amérique. Aux côtés de celui qui est devenu son inséparable compagnon, John Cole, il endosse la tunique bleue et combat les Indiens dans les grandes plaines de l’Ouest, se travestit en femme pour chanter dans un cabaret, puis s’engage dans l’armée de l’Union pendant la guerre de Sécession. Et aussi, comme pour conjurer la violence qui les cerne, John et lui adoptent une fillette sioux après le massacre de tous les siens.

Les westerns modernes n’ont heureusement plus grand-chose à voir avec ceux des années trente à cinquante. Terminé le mythe des gentils et virils cow-boys confrontés à la cruauté des sauvages indiens. D’abord, en un hommage au fils gay de l’auteur, c’est un couple homosexuel qui, évoqué avec une pudeur et une délicatesse contrastant singulièrement avec les violences induites par les guerres et par la prévalence de la loi des armes en cette période de l’histoire américaine, joue le rôle principal dans cette vaste fresque. Et puis, Indiens, soldats et colons se retrouvent emportés, la plupart du temps bien malgré eux à leur petit niveau, dans une spirale infernale où s’enchevêtrent inextricablement, jusqu’à leur faire perdre toute raison, misère et famine, peurs et représailles de plus en plus terribles. Dépassés et impuissants, Thomas et John constatent amèrement que nul autour d’eux n’échappe au processus de pourrissement qui transforme peu à peu les protagonistes les plus raisonnables en incontrôlables bêtes fauves.

Alors que les massacres entre colons et indiens ne concernent déjà plus que les territoires les plus occidentaux d’Amérique, c’est bientôt le Nord et le Sud qui s’empoignent à leur tour dans un nouveau carnage dont les enjeux passent encore par dessus la tête des simples soldats employés comme chair à canon. Toujours, le regard et le bon sens paysan de Thomas traduisent en mots simples et imagés la nécessité de suivre le mouvement et de tenter de survivre, souvent tout court, parfois le moins mal possible. Et l’on demeure saisi par tant d’instinctif à-propos, exprimé avec une innocence et une sincérité encore amplifiées par la langue un peu frustre de cet homme condamné depuis la naissance à une existence des plus humbles.

Ce naturel contribue pour beaucoup à l’attachement du lecteur pour ce couple étonnant de courage et d’humanité, qui, en adoptant une fillette sioux après avoir contribué à l’extermination de sa tribu, relègue par ailleurs définitivement tout manichéisme loin de ces pages en permanent clair-obscur. Aussi brutal soit leur contexte, les personnages parviennent à y préserver, chaque fois que possible, ces tranches de bonheur qui donnent malgré tout son prix à leur vie.

Une grande réussite donc que ce roman plein d’aventure et d’émotion, écrit à la hauteur d’un humble émigré irlandais jeté dans le chaudron d’une jeune Amérique en ébullition. L’on retiendra incidemment que les Amérindiens ont de tout temps considéré l’existence d’hommes à tendance féminine et de femmes à tendance masculine, portant au moins à quatre le nombre de genres humains. (4/5)

 

 

Citations : 

Bert Calhoun meurt, et il est pas le seul. La monotonie de l’hiver et son âme de glace surgissent, et on a pas le moindre bois de chauffe. La moitié des prisonniers n’ont plus de chaussures et personne a assez de vêtements. On a pas de manteau, puisqu’on est en campagne juste l’été et l’automne. Le froid nous ronge la peau comme des rats. Une grande fosse a été creusée à l’est du camp, et tous les jours, on y pousse les morts. Ça peut aller jusqu’à trente en une nuit. Peut-être plus. Y a rien à manger, à part ce maudit pain de maïs. Trois lichettes par jour. Je jure devant Dieu qu’aucun homme peut vivre de ça. Semaine après semaine, on prie M. Lincoln de procéder à un échange. Avant, ça se passait comme ça. Mais le lieutenant Sprague adore nous dire que M. Lincoln va pas s’embêter à récupérer des squelettes. C’est-à-dire nous. Qu’il veut pas échanger des Fédérés bien dodus contre les tas d’os de l’Union. Qu’on lui est plus d’aucune utilité, ajoute Homer Sprague. Et là, il rit encore. Quelle source d’amusement on est pour lui. Une source qui devient rivière. On passe des semaines couchés. Y a aucune raison de se lever, à part quand faut traîner son pauvre cul pour aller chier. Aux latrines. Une puanteur impossible à concevoir. L’endroit est jamais nettoyé. Je vous jure que je pourrais y lire toute l’histoire du pain de maïs. La nuit, les températures plongent bien au-dessous de zéro. On dort blottis les uns contre les autres comme des limaces. On se met sur le bord à tour de rôle. On peut mourir la nuit à cause du givre qui vous prend le cœur, ce qui arrive à certains. Et là, c’est la fosse. Au bout de six mois, on s’en fout, ou presque. On essaie de survivre, mais on s’en fiche de mourir.


Toute l’armée a l’air de frémir. D’autres braves traversent le village armés de carabines. Les femmes et les enfants partent par l’arrière. Il y a beaucoup d’agitation et de grabuge chez les squaws. Leurs cris et hurlements dérivent jusqu’à nous. Le capitaine Sowell a pas d’autre choix que de rejoindre sa compagnie. Les Gatling se mettent à tirer sur les femmes. On les regarde tomber comme si elles appartenaient à un autre monde. Puis les canons ouvrent une autre sorte de feu, et une douzaine d’obus foncent sur le village. Ensuite, les soldats exécutent les ordres. On leur a ordonné un massacre, alors ils massacrent. Sinon, c’est eux qui vont mourir. Celui-Qui-Domptait-Les-Chevaux hésite. Il rappelle ses braves et se met à courir seul. Il court aussi vite qu’un jeune garçon. Ses jambes le propulsent à travers l’armoise. Le major lève son Enfield, vise et tire. Le grand Celui-Qui-Domptait-Les-Chevaux tombe, tué en plein ahurissement. Laissez rien en vie, crie le major. Tuez-les tous. Alors on se précipite comme le pire Déluge de tous les temps.
Qui vous expliquera la raison de tout ça ? Certainement pas Thomas McNulty. La sauvagerie de l’humain était présente en chacun de nos soldats ce matin-là. Des hommes que je connaissais bien et des nouveaux que je fréquentais depuis quelques jours. Tous se précipitent sur le village comme une bande de coyotes. Des braves jaillissent armés de leurs wigwams. Des squaws pleurent et supplient. Les soldats hurlent comme des démons. Ils tirent partout. Je vois Starling Carlton en tête de sa compagnie, sabre tendu vers l’ennemi. Le visage aussi rouge qu’une plaie. Sa corpulence dans un dangereux équilibre. Un danseur meurtrier. La force, le pouvoir et la terreur. Jusque dans le cœur de chaque soldat. La peur de mourir ou de prendre une balle. Une balle qui pénètre votre corps mou. Tuez-les tous. On a jamais entendu un ordre pareil. 


L’autre créature qui garde le silence, c’est Winona. Je la tiens tout contre de moi. Je fais confiance à personne. On vient d’assister à l’anéantissement de son peuple. Balayé comme la terre et le sang séché sur la veste d’un soldat d’un coup de brosse métallique. Une brosse métallique faite d’une haine bizarre et implacable. Qui a emporté jusqu’au major. C’est comme si les soldats s’en prenaient aux miens à Sligo pour les découper en morceaux. Quand ce bon vieux Cromwell a débarqué en Irlande, il a déclaré qu’il allait tous nous tuer. Que les Irlandais étaient juste de la vermine et des diables. Qu’il nettoierait le pays afin qu’un bon peuple puisse s’y installer. Qu’il en ferait un paradis. Là, j’imagine qu’on est en train de créer un paradis américain. C’est curieux que des Irlandais fassent le boulot. Ainsi va le monde. Rien de tel qu’un peuple vertueux. 
 
 
À la gare, l’énorme train crache de la fumée et de la vapeur. On dirait une machine vivante. En explosion perpétuelle. Avec d’immenses muscles allongés, et quatre hommes pour alimenter sa chaudière. Un vrai spectacle. La locomotive va tirer quatre wagons en direction de l’Est, il paraît que ça va bien se passer. La neige qui tombe sur la cheminée s’évapore en sifflant. J’aimerais pouvoir vanter les mérites du wagon de troisième classe, mais il est abominablement froid et humide. Winona et moi, on se blottit l’un contre l’autre comme des chats. On peut pas bouger d’un centimètre car nos compagnons de voyage ont emporté toutes leurs possessions avec eux. Il y a même des chèvres, et la caractéristique d’une chèvre, c’est de puer. Mon voisin est qu’une horrible pile de manteaux. Je sais même pas quelle taille fait son corps tellement il est emmitouflé. À Laramie, on a acheté des tourtes et l’un de ces infâmes pains de maïs. À vous tordre le ventre. On nous annonce une centaine d’arrêts, et le train démarre comme un danseur géant malgré sa corpulence. La grille à l’avant fend la neige tel un navire qui fend l’écume. Puis la neige propulsée en l’air passe par-dessus les toits et retombe par les fenêtres sans vitres en se mêlant au passage à la suie et à la fumée. C’est donc ça, le luxe moderne. On file dans un paysage qu’on aurait mis des jours à traverser péniblement à cheval. Le train galope comme un bison affolé. Dans deux ou trois jours, on sera à Saint-Louis. Un petit miracle. On va si vite que j’ai l’impression que nos pensées restent sur la voie, que seuls nos corps voyagent, certes non sans souffrance. On est étourdis et frigorifiés. Si on avait eu de l’argent pour la première classe, on l’aurait donné, même si c’étaient les derniers sous qu’on devait jamais voir. Aux arrêts tremblotants, on achète de quoi manger. La grosse locomotive souffle, cliquette et frissonne. C’est une bête humaine. 


À Saint-Louis, on se rend compte que tout a changé. Au port, il y a de grands entrepôts aussi hauts que des collines. Tous les affranchis se trouvent là, comme une moisson d’âme, et presque chaque visage qu’on croise sur les rives est une déclinaison du noir au marron clair. On a besoin d’eux partout. Pour transporter, suspendre, tirer. Mais ils ont plus l’air d’esclaves. Leur chef est noir, les ordres proviennent de poumons noirs. Il y a plus de fouets comme avant. Je sais pas trop dire, mais ça a l’air mieux. Winona et moi, on aperçoit pas une seule tête indienne. Mais c’est vrai qu’on traîne pas à la recherche des cafards et de la vermine des bas-fonds non plus. On fait que passer, et à vrai dire, il y a même quelque chose d’agréable, là. Saint-Louis, détruite par la guerre, avec ses maisons en ruine à cause des obus, commence à se reconstruire. L’impression que deux univers se confrontent. Est-ce que je suis américain ? Je sais pas. Winona et moi, on prend place dans les cales avec des pauvres hères comme nous. C’est un plaisir de faire un bout de trajet sur le fleuve. Ce bon vieux Mississippi. La plupart du temps, c’est une bonne fille raisonnable à la peau douce et lisse. Si vieille et pourtant dotée d’une jeunesse éternelle. Le fleuve prend jamais de rides, et si c’est le cas, ça dure que le temps d’un orage.

 

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