mardi 23 août 2022

[Barry, Sebastian] Des milliers de lunes

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Des milliers de lunes
            (A Thousand Moons)

Auteur : Sebastian BARRY

Traduction : Laetitia DEVAUX

Parution : en anglais (Irlande) en 2020,
                  en français en 2021
                  (Joëlle Losfeld, Gallimard)

Pages : 240

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Bien qu’il s’agisse d’une histoire à part entière, nous retrouvons Winona Cole, la jeune orpheline indienne lakota du roman Des jours sans fin, et sa vie dans la petite ville de Paris, Tennessee, quelques années après la guerre de Sécession.
Winona grandit au sein d’un foyer peu ordinaire, dans une ferme à l’ouest du Tennessee, élevée par John Cole, son père adoptif, et son compagnon d’armes, Thomas McNulty. Cette drôle de petite famille tente de joindre les deux bouts dans la ferme de Lige Magan avec l’aide de deux esclaves affranchis, Tennyson Bouguereau et sa sœur Rosalee. Ils s’efforcent de garder à distance la brutalité du monde et leurs souvenirs du passé. Mais l’État du Tennessee est toujours déchiré par le cruel héritage de la guerre civile, et quand Winona puis Tennyson sont violemment attaqués par des inconnus, le colonel Purton décide de rassembler la population pour les disperser.
Magnifiquement écrit, vibrant de l’esprit impérieux d’une jeune fille au seuil de l’âge adulte, Des milliers de lunes est un roman sur l’identité et la mémoire, une sublime histoire d’amour et de rédemption.

 

Un mot sur l'auteur :

Né à Dublin en 1955, Sebastian Barry est un écrivain, dramaturge et poète irlandais. Il est le seul romancier à avoir obtenu à deux reprises le prestigieux Booker Prize : en 2008 pour Le Testament caché, en 2016 pour Des jours sans fin, dédié à son fils gay.

 

Avis :

S’il peut se lire indépendamment, ce récit s’inscrit dans la continuité Des jours sans fin, dont on retrouve les protagonistes, Thomas McNulty, John Cole et Winona, leur fille adoptive rescapée du massacre de sa famille sioux, trimant pour joindre les deux bouts dans la ferme de leur ami Lige Magan, dans l’Ouest du Tennessee. Eux qui, en ces lendemains de guerre de Sécession, n’aspirent qu’à vivre enfin en toute tranquillité, doivent se défendre quotidiennement contre la violence. Quand ils ne sont pas assaillis par les pilleurs, ce sont Winona, puis Tennyson, l’un des deux esclaves affranchis qu’ils emploient, qui sont sauvagement attaqués par des inconnus. Mais, alors que l’amertume des anciens Confédérés ne cesse de bouillonner, multipliant les troubles, la petite communauté peut-elle seulement compter sur les autorités pour faire toute la lumière sur ces agressions et pour obtenir justice ?

Comme à son habitude, Sebastian Barry excelle à nous faire ressentir son histoire. Caractérisés au plus fin de leurs attitudes, de leurs émotions et de leur langage, ses personnages prennent vie au point que l’on croirait les voir et les entendre, et l’on ressort de la narration avec l’illusion d’avoir soi-même, le temps de cette lecture, vécu à leurs côtés. Si action et aventure sont bien sûr encore au rendez-vous de ce western, elles se fondent dans une évocation historique particulièrement suggestive de cette Amérique de 1870 encore à feu et à sang, où règnent la faim, la violence et la peur. Entre bandits de grand chemin et rebelles sécessionnistes encore en campagne, meurtres, passages à tabac et incendies criminels entretiennent un sentiment de menace larvée et de paix bien fragile, tandis que le début de reprise en main du Sud par les démocrates conservateurs ne laisse augurer rien de bon, ni pour les Indiens traités comme des animaux, ni pour les Noirs que leurs droits tout neufs ne protègent aucunement des tabassages en règle dès qu’ils risquent un pied en ville.

Centrée cette fois sur Winona, la narration adopte le point de vue doublement meurtri d’une jeune Indienne en passe de devenir femme. Sa douloureuse émancipation dans un imbroglio où s’affrontent désir de justice et vengeance aiguise chez elle une lucidité acérée que le souvenir de la tendresse maternelle et le soutien indéfectible de sa drôle de famille d’adoption vont néanmoins préserver du désespoir et de la haine. A travers elle se pose toute la question de l’identité amérindienne dans la nouvelle Amérique suprémaciste blanche. Si la guerre de Sécession et la défaite des Confédérés avaient alors ouvert quelques espoirs, certes rapidement douchés, pour le sort des Noirs dans l’Union, combats et massacres se poursuivraient encore longtemps à l’encontre des Amérindiens. Pour les survivants comme Winona, se construire est une terrible gageure que leurs descendants peinent encore à réussir aujourd’hui.
 
Après la violence des guerres et de leurs tueries, ce nouvel opus enchaîne sur une autre forme de brutalité : celle des persécutions racistes qui n’ont pas fini d’agiter l’Amérique. Qu’il s’agisse de la jeune indienne Winona, ou de la vieille esclave noire affranchie Rosalee, la même tendresse envahit peu à peu le lecteur, en même temps emporté par le rythme incessant de ce très immersif western. (4/5)

 

 

Citations : 

Il ne ressemblait pas à grand-chose avec son visage rougi. On aurait dit le dessous d’une bûche qu’on soulève de terre. Par contre, à vingt pas, je vous promets qu’il avait belle allure. Certes, c’était un garçon ordinaire, un garçon simple, un descendant de Polonais ayant émigré en Amérique, mais ce qui comptait pour les gens de Paris, c’est qu’il était blanc. C’était un Blanc. Peut-être que l’amour est aveugle, en revanche les habitants de Paris ne l’étaient pas. Ça non.          
Quand on vous répète sans cesse la même chose, ça finit par vous atteindre. Je savais que, selon M. Hicks, Jas Jonski avait perdu la tête. Qu’il le pensait peut-être même vicieux. Vouloir épouser un être plus proche du singe que de l’homme. Voilà comment M. Hicks voyait les choses. Jas Jonski m’a raconté ça, il était très en colère, mais il avait peut-être aussi un peu peur. Jas Jonski avait une mère à Nashville, pourtant il ne m’avait jamais emmenée lui rendre visite, rien de tout ça.


À part pour l’avocat Briscoe et peut-être quelques autres, dans l’esprit des habitants de la ville, je n’étais pas une humaine mais une créature sauvage. Plus proche de la louve que de la femme. Ma mère avait été tuée comme un berger tuerait un loup. Ça aussi, c’est un fait. Il y avait donc deux faits. Et moi, j’étais moins que le moins important de ces gens. J’étais moins que les prostituées du bordel, pour eux, j’étais peut-être uniquement une prostituée en devenir. J’étais moins que les mouches noires qui suivent tout le monde en été. Moins que la merde qu’on balance à l’arrière des maisons.          
J’étais tellement moins que tout ça qu’on pouvait faire tout ce qu’on voulait de moi, m’abîmer, me frapper, me tuer, m’écorcher.


Pourtant les soldats l’avaient tuée comme ils avaient tué mon père et mes oncles. Ils avaient tué ma sœur, mes tantes, et beaucoup d’autres encore. Ça ne pouvait être que ça, puisque mon peuple avait entièrement disparu. Apparemment, il ne restait plus que moi.          
Pour eux, nous n’étions rien. Je repense à la grande valeur que nous nous accordions et je me demande ce que cela signifie lorsqu’un autre peuple juge que vous valez si peu que vous méritez uniquement la mort. Comment la fierté pour tout ce que nous étions avait-elle pu être broyée au point de finir en particules balayées par le vent ? Qu’était devenu le courage de ma mère ? Avait-il lui aussi été réduit en poussière ? Nous croyions que le monde s’appelait l’Île de la Tortue, ce qui n’était pas le cas. Qu’est-ce qu’une telle découverte fait à votre cœur, et qu’a-t-elle fait au mien ?          
Rien, rien, rien, nous n’étions rien. Quand je pense à ça, je me dis que c’est le summum de la tristesse.


Nous accordons tous une grande valeur à la vie. Mais les Blancs avaient leur propre échelle de valeurs. Comme nous n’étions rien, nous tuer, c’était tuer rien, donc ça ne signifiait rien. Ça n’était pas un crime de tuer un Indien parce qu’un Indien, ça n’était rien.


Les hommes qui commencent durement dans la vie paient chaque cent d’une dette qui finit par se comptabiliser en dollars. S’il avait été beau dans sa jeunesse, il était maintenant une beauté hypothéquée. Les rats de l’âge le guettaient depuis l’ombre.

 

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