mardi 1 mars 2022

[Shafak, Elif] 10 minutes et 38 secondes dans ce monde Ă©trange

 


 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : 10 minutes et 38 secondes
            dans ce monde Ă©trange
            (10 Minutes 38 Seconds
            in this Strange World)

Auteur : Elif SHAFAK

Traduction : Dominique GOY-BLANQUET

Parution : en anglais en 2019,
                  en français en 2020 (Flammarion)

Pages : 400

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :  

Et si notre esprit fonctionnait encore quelques instants aprĂšs notre mort biologique ? 10 minutes et 38 secondes exactement. C’est ce qui arrive Ă  Tequila Leila, prostituĂ©e brutalement assassinĂ©e dans une rue d’Istanbul. Du fond de la benne Ă  ordures dans laquelle on l’a jetĂ©e, elle entreprend alors un voyage vertigineux au grĂ© de ses souvenirs, d’Anatolie jusqu’aux quartiers les plus mal famĂ©s de la ville.

En retraçant le parcours de cette jeune fille de bonne famille dont le destin a basculĂ©, Elif Shafak nous raconte aussi l’histoire de nombre de femmes dans la Turquie d’aujourd’hui. À l’affĂ»t des silences pour mieux redonner la parole aux « sans-voix Â», la romanciĂšre excelle une nouvelle fois dans le portrait de ces « indĂ©sirables Â», relĂ©guĂ©s aux marges de la sociĂ©tĂ©.

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur :

Elif Shafak est l'auteure de douze romans saluĂ©s par la critique, notamment L'architecte du Sultan, La BĂątarde d'Istanbul, Trois filles d’Ève, et 10 minutes et 38 secondes dans ce monde Ă©trange. Son Ɠuvre, pour laquelle elle a reçu la dĂ©coration de Chevalier des Arts et des Lettres, est traduite dans le monde entier. Elle milite pour les droits des femmes, et collabore rĂ©guliĂšrement avec des quotidiens internationaux comme The New York Times, The Guardian et La Republica.

 

Avis :

La prostituĂ©e Tequila Leila est retrouvĂ©e assassinĂ©e, son corps jetĂ© dans une poubelle d’Istanbul. Comment cette femme a-t-elle pu finir si tragiquement sur les trottoirs de la ville ? Pendant les dix minutes qui suivent sa mort, soit le laps de temps pendant lequel des scientifiques ont constatĂ© que l’activitĂ© cĂ©rĂ©brale d’une personne dĂ©cĂ©dĂ©e pouvait perdurer, Leila se remĂ©more son parcours, depuis l’Anatolie jusqu’aux bas quartiers stambouliotes, lĂ  oĂč aprĂšs avoir rompu avec sa famille, elle a fini, dans son malheur, par trouver la solidaritĂ© et l’indĂ©fectible amitiĂ© d’autres parias. Ils sont cinq : cinq amis qui vont tout faire pour lui Ă©viter l’ultime infamie, celle du CimetiĂšre des AbandonnĂ©s, Ă  Kylios.

Une triste photographie figure Ă  la fin du roman : un champ de mauvaise terre caillouteuse, boursouflĂ© de vagues renflements agglutinĂ©s dans le plus grand dĂ©sordre et piquetĂ©s de grossiĂšres Ă©tiquettes simplement numĂ©rotĂ©es. C’est dans cet Ă©quivalent trĂšs sommaire de nos carrĂ©s des indigents en France, que sont entassĂ©s aprĂšs leur mort les indĂ©sirables de la sociĂ©tĂ© d’Istanbul, rejetĂ©s par leurs familles elles-mĂȘmes. S’y cĂŽtoient misĂ©rables et marginaux, prostituĂ©es et travestis, dĂ©linquants et criminels, rĂ©volutionnaires « morts Â» en garde Ă  vue, insurgĂ©s kurdes, bĂ©bĂ©s abandonnĂ©s
 : tous mis au rebut Ă  l’issue d’une existence de rĂ©prouvĂ©s. Cette histoire, fictive mais reprĂ©sentative, retrace le parcours de l’une de ces personnes abandonnĂ©es, prostituĂ©e tuĂ©e dans l’indiffĂ©rence gĂ©nĂ©rale et simplement transfĂ©rĂ©e, sans enquĂȘte judiciaire, de la poubelle oĂč elle a Ă©tĂ© jetĂ©e Ă  cet officiel terrain vague qui tient plus du dĂ©potoir que du cimetiĂšre.

Leila n’est autre qu’une fille ordinaire, grandie dans une famille ordinaire, en Anatolie. NĂ©e en 1947, elle vit sous l’autoritĂ© d'un pĂšre pris d'une austĂšre ferveur religieuse. Victime injustement sacrifiĂ©e Ă  l’honneur familial, elle quitte la maison sans espoir de retour. DĂ©sormais proie facile puisqu’une femme seule osant prĂ©tendre Ă  l’indĂ©pendance est dĂ©jĂ  considĂ©rĂ©e « perdue Â» dans les annĂ©es soixante en Turquie, sans ressources ni protection, elle rejoint bientĂŽt la frange la plus mĂ©prisĂ©e de la sociĂ©tĂ©, que ni personne, ni la police, ne protĂ©geront jamais des maltraitances, ni mĂȘme des crimes.

L’histoire elle-mĂȘme serre le coeur, pourtant aucune tristesse, aucun pathos, ne viennent charger une narration alerte, imprĂ©gnĂ©e de la chaleur humaine que partagent Leila et ses amis, dĂ©chus eux aussi. AprĂšs le frappant dĂ©filement d'une vie pendant le bref moment sĂ©parant l’arrĂȘt cardiaque et la mort cĂ©rĂ©brale, le rĂ©cit se poursuit en compagnie des cinq amis de Leila, dans une folle Ă©quipĂ©e aussi hilarante dans ses macabres rebondissements que touchante dans sa fidĂ©litĂ© Ă  la disparue. Impossible de ne pas se prendre d’affection pour ces cinq autres personnages, - en tĂȘte desquels l’inĂ©narrable trans Nalan -, dĂ©sarmants de vulnĂ©rabilitĂ©, de sincĂ©ritĂ© et de dignitĂ© dans leur infrangible solidaritĂ© de pestifĂ©rĂ©s.

ExilĂ©e en Angleterre aprĂšs avoir fait les frais en Turquie de sa libre expression littĂ©raire, Elif Shafak continue de dĂ©noncer l'hypocrisie d'une sociĂ©tĂ© turque qui n'en finit plus de renforcer sa violence autoritariste. Les femmes en sont les premiĂšres victimes, puisque, face aux rigueurs religieuses croissantes, beaucoup d'entre elles se retrouvent plus que jamais marginalisĂ©es et vilipendĂ©es lorsqu’elles prĂ©tendent Ă  leur indĂ©pendance. Lucide, mais non dĂ©pourvu de drĂŽlerie malgrĂ© la gravitĂ© de son sujet, ce livre qui se lit d'un trait exprime autant de rĂ©volte que d'attachement Ă  une Istanbul que l'on dĂ©couvre sous un jour sans fard. Nouveau coup de coeur pour cet auteur qui fait partie de mes favoris. (5/5)

 

Citations : 

MĂšre lui avait dit qu’à sa naissance, la sage-femme avait jetĂ© le cordon ombilical sur le toit de l’école pour qu’elle devienne institutrice, mais Baba n’y tenait pas tellement. Plus maintenant. RĂ©cemment, un cheikh lui avait expliquĂ© qu’il valait mieux pour les femmes rester chez elles, et se couvrir lors des rares occasions oĂč elles Ă©taient obligĂ©es de sortir. Personne n’a envie d’acheter des tomates qui ont Ă©tĂ© touchĂ©es, pressĂ©es et souillĂ©es par d’autres clients. Mieux vaut que toutes les tomates du marchĂ© soient bien emballĂ©es et protĂ©gĂ©es. Pareil pour les femmes, disait le cheikh. Le hijab Ă©tait leur emballage, l’armure qui les protĂ©geait contre les regards salaces et les contacts non dĂ©sirĂ©s.

Pour la premiĂšre fois elle parvenait Ă  prendre du recul et Ă  s’observer ainsi que sa famille comme de l’extĂ©rieur : et ce qu’elle dĂ©couvrait la mettait mal Ă  l’aise. Elle avait toujours considĂ©rĂ© qu’ils Ă©taient une famille normale, semblable Ă  toutes les autres du monde. Maintenant elle n’en Ă©tait plus si sĂ»re. Si jamais ils avaient quelque chose de diffĂ©rent – quelque chose d’intrinsĂšquement dĂ©rĂ©glĂ© ? Elle saisissait encore mal que la fin de l’enfance n’intervient pas quand le corps d’une enfant change sous l’effet de la pubertĂ©, mais quand son esprit devient apte Ă  voir sa vie par les yeux d’un Ă©tranger.

Jusqu’à ce jour, elle s’était gardĂ©e d’exprimer son amour pour sa mĂšre quand MaTante Ă©tait prĂ©sente. DorĂ©navant elle devrait aussi garder secret son amour pour sa tante. Leila commençait Ă  comprendre que les sentiments de tendresse doivent toujours rester cachĂ©s – qu’ils ne peuvent ĂȘtre rĂ©vĂ©lĂ©s que derriĂšre une porte close et ne jamais ĂȘtre Ă©voquĂ©s ensuite. VoilĂ  la seule forme d’affection qu’elle avait apprise des adultes, et cette leçon-lĂ  aurait de sinistres consĂ©quences.

Il parcourut Ă  pied les quinze kilomĂštres jusqu’à la gare la plus proche et sauta dans le premier train vers Istanbul pour ne plus jamais revenir. Au dĂ©but, il dormait dans la rue, travaillant comme masseur dans un hammam Ă  l’hygiĂšne mĂ©diocre et Ă  la rĂ©putation pire encore. BientĂŽt, il nettoyait les toilettes de la gare de HaydarpaƟa. C’est en exerçant cet emploi qu’Osman se forgea l’essentiel de ses convictions sur ses frĂšres humains. Personne ne devrait philosopher sur la nature de l’humanitĂ© tant qu’il n’a pas travaillĂ© une quinzaine de jours dans des toilettes publiques et vu comment se comportent les gens dĂšs lors qu’ils en ont la possibilitĂ© – rompre le tuyau de vidange, casser la poignĂ©e de la porte, dessiner partout des graffiti obscĂšnes, pisser sur l’essuie-main, couvrir l’endroit de toutes les saletĂ©s imaginables, en sachant que quelqu’un d’autre devra nettoyer.
 
Sa mĂšre lui avait dit un jour que l’enfance Ă©tait une immense vague bleue qui vous soulevait et vous portait en avant, puis disparaissait juste au moment oĂč vous croyiez qu’elle durerait toujours. Impossible de lui courir aprĂšs ou de la faire revenir. Mais la vague, avant de disparaĂźtre, laissait un cadeau derriĂšre elle – un coquillage au bord de l’eau. À l’intĂ©rieur Ă©taient prĂ©servĂ©s tous les sons de l’enfance. Encore aujourd’hui, si Jameelah fermait les yeux et Ă©coutait attentivement, elle parvenait Ă  les entendre : les Ă©clats de rire de ses cadets, les paroles tendres de son pĂšre quand il brisait le jeĂ»ne avec quelques dattes, celles que chantait sa mĂšre en cuisinant, le crĂ©pitement du feu le soir, le bruissement de l’acacia.

Le monde n’est plus le mĂȘme pour celui qui tombe amoureux, pour celui qui en occupe le centre ; il ne peut que tourner plus vite dĂ©sormais.

Les vĂȘtements Ă©taient politiques. Ainsi que les pilositĂ©s faciales – en particulier la moustache. Les nationalistes la portaient pointes en bas, en forme de croissant de lune. Les islamistes la taillaient, courte et bien nette. Les staliniens prĂ©fĂ©raient les moustaches morse qui paraissaient ne jamais avoir rencontrĂ© un rasoir.

Elles se soutenaient mutuellement avec la loyautĂ© que seuls ceux qui peuvent compter sur trĂšs peu de gens savent mobiliser. Sur les conseils de Leila, elle se dĂ©colora les cheveux, mit des lentilles de contact turquoise, se fit refaire le nez et changea toute sa garde-robe. Tous ces changements et plus parce qu’elle avait appris que son mari Ă©tait Ă  Istanbul, et qu’il la cherchait. Qu’elle dorme ou qu’elle veille, Humeyra tremblait Ă  l’idĂ©e d’ĂȘtre victime d’un crime d’honneur. Elle ne pouvait se retenir d’imaginer l’instant de son assassinat, envisageant chaque fois une fin plus atroce. Les femmes accusĂ©es d’indĂ©cence n’étaient pas toujours mises Ă  mort, elle le savait ; parfois on les persuadait simplement de se suicider. Le nombre de suicides forcĂ©s, en particulier dans les petites villes de l’Anatolie du Sud-Est avait connu une telle escalade qu’il faisait l’objet d’articles dans la presse Ă©trangĂšre. À Batman, pas trĂšs loin de son lieu de naissance, le suicide Ă©tait la principale cause de mortalitĂ© chez les jeunes femmes.

Au-delĂ  de la chaussĂ©e, derriĂšre des murs protecteurs, des snipers avaient Ă©tĂ© disposĂ©s dans les Ă©tages Ă©levĂ©s de l’Intercontinental. Leurs armes automatiques tiraient en rafale, dirigĂ©es droit sur la foule. Un hurlement dĂ©chira le silence stupĂ©fait des manifestants. Une femme pleurait ; quelqu’un d’autre hurlait, disait aux manifestants de courir. Ce qu’ils firent, sans savoir oĂč aller. (
)
Le lendemain, 2 mai, on ramassa plus de deux mille douilles de fusil dans la zone autour de Taksim. D’aprĂšs les rapports, il y eut plus de cent trente personnes griĂšvement blessĂ©es. (
)
Il faisait partie des trente-quatre décédés, la plupart piétinés à mort dans la débandade rue des Chaudronniers.
 
Des chercheurs de divers Ă©tablissements connus dans le monde entier avaient relevĂ© des signes d’activitĂ© cĂ©rĂ©brale persistante chez des gens qui venaient de mourir. Dans certains cas elle ne durait que quelques minutes. Dans d’autres, jusqu’à dix minutes et trente-huit secondes. Que se passait-il durant ce laps de temps ? Le dĂ©funt se rappelait-il le passĂ©, si oui, quelles parties, et dans quel ordre ? Comment l’esprit parvenait-il Ă  concentrer une vie entiĂšre dans le temps que met une casserole d’eau Ă  bouillir ?

Pour Nostalgia Nalan, il y avait deux genres de familles dans ce monde : les parents formaient la famille de sang ; et les amis, la famille d’eau. Si votre famille de sang Ă©tait gentille et affectueuse, vous pouviez remercier votre bonne Ă©toile et en profiter le mieux possible ; sinon il restait un espoir : les choses pouvaient s’arranger quand vous seriez en Ăąge de quitter votre nid si peu douillet.  
Quant Ă  la famille d’eau, elle se formait bien plus tard dans la vie et c’était vous, en grande partie, qui la composiez. Certes rien ne pouvait remplacer une famille de sang aimante et heureuse, mais Ă  dĂ©faut, une bonne famille d’eau pouvait laver les blessures et le chagrin amassĂ©s au fond de soi comme de la suie noire. Il Ă©tait donc possible pour vos amis de trouver une place prĂ©cieuse dans votre cƓur, et d’y occuper plus d’espace que tous vos parents rĂ©unis. Mais ceux qui n’ont pas eu Ă  vivre l’expĂ©rience d’ĂȘtre rejetĂ©s par leurs proches ne comprendront jamais cette vĂ©ritĂ©, vivraient-ils un million d’annĂ©es. Ils ne sauront jamais que dans certains cas l’eau coule plus Ă©paisse que le sang.

Vous avez grillé un feu rouge.
— Vraiment ? l’interrompit le conducteur. Vous savez qui est mon oncle ? Â»  
C’était une allusion que tout agent futĂ© aurait prise en compte. Des milliers de citoyens Ă  tous les Ă©chelons de la sociĂ©tĂ© entendaient chaque jour ce genre d’insinuation et saisissaient aussitĂŽt le message. Ils comprenaient qu’on pouvait faire sauter les contraventions, tordre les lois, faire des exceptions. Ils savaient que les yeux d’un employĂ© du gouvernement pouvaient devenir temporairement aveugles, et ses oreilles sourdes aussi longtemps qu’il le fallait. Mais cet agent de police-lĂ , bien que ce ne soit pas un bleu dans le mĂ©tier, souffrait d’une maladie incurable : l’idĂ©alisme. En entendant le discours du jeune homme, au lieu de reculer, il rĂ©pondit : « Peu m’importe qui est votre oncle. Les lois sont les lois. Â»  
MĂȘme les enfants savent que ce n’est pas vrai. Les lois sont parfois les lois. D’autres fois, selon les circonstances, ce sont des paroles vides, des expressions absurdes ou des plaisanteries dĂ©pourvues de chute. Les lois sont des tamis aux trous si larges que toutes sortes de choses peuvent passer au travers ; les lois sont des plaquettes de chewing-gum qui ont perdu leur goĂ»t depuis longtemps mais qu’on n’a pas le droit de cracher ; les lois de ce pays, et de l’ensemble du Moyen-Orient, sont tout sauf des lois. L’agent paya de sa carriĂšre le fait de l’avoir oubliĂ©. L’oncle du conducteur – un des principaux ministres – s’assura qu’il serait mutĂ© dans une sinistre petite ville sur la frontiĂšre orientale oĂč il n’y avait pas une voiture sur des kilomĂštres Ă  la ronde.
 
Couvert de buissons d’armoises, d’orties et de centaurĂ©es, entourĂ© d’une clĂŽture aux fils distendus entre quelques piquets, c’est le cimetiĂšre le plus Ă©trange d’Istanbul. Il ne reçoit pratiquement pas, ou pas du tout, de visites. MĂȘme les pilleurs de tombes aguerris prĂ©fĂšrent l’éviter, redoutant la malĂ©diction des maudits. DĂ©ranger les morts vous expose Ă  des risques, mais dĂ©ranger ceux qui sont Ă  la fois morts et maudits c’est courtiser le dĂ©sastre.  Presque tout individu enterrĂ© chez les AbandonnĂ©s est d’une maniĂšre ou d’une autre un proscrit. Nombre d’entre eux ont Ă©tĂ© rejetĂ©s par leur famille ou leur village ou la sociĂ©tĂ© en gĂ©nĂ©ral. Accros au crack, alcooliques, joueurs, petits dĂ©linquants, vagabonds, fugueurs, pouilleux, personnes disparues, malades mentaux, Ă©paves, mĂšres cĂ©libataires, prostituĂ©es, proxĂ©nĂštes, travestis, sĂ©ropositifs
 Les indĂ©sirables. Parias de la sociĂ©tĂ©. LĂ©preux de la culture.  Parmi les rĂ©sidents du cimetiĂšre il y a aussi des assassins de sang-froid, des tueurs en sĂ©rie, des kamikazes, des prĂ©dateurs sexuels et, si dĂ©routant que cela puisse paraĂźtre, leurs innocentes victimes. Le mĂ©chant et le bon, le cruel et le misĂ©ricordieux ont Ă©tĂ© plantĂ©s six pieds sous terre, cĂŽte Ă  cĂŽte, rangĂ©es sur rangĂ©es oubliĂ©es du ciel. La plupart n’ont mĂȘme pas la plus modeste pierre tombale. Ni nom ni date de naissance. Seulement une planchette en bois grossiĂšrement taillĂ©e portant un numĂ©ro et parfois mĂȘme pas, juste une plaque mĂ©tallique rouillĂ©e.
(
)
D’autres tombes proches de celles de Leila Ă©taient occupĂ©es par des rĂ©volutionnaires morts pendant une garde Ă  vue. A commis un suicide, disaient les rapports officiels, dĂ©couvert dans sa cellule avec une corde (ou une cravate ou un drap ou un lacet de chaussure) autour du cou. Les ecchymoses et les brĂ»lures sur les cadavres racontaient une histoire diffĂ©rente, de tortures aggravĂ©es sous surveillance policiĂšre. QuantitĂ© d’insurgĂ©s kurdes Ă©taient Ă©galement enterrĂ©s ici, transportĂ©s dans ce cimetiĂšre depuis l’autre bout du pays. L’État ne voulait pas en faire des martyrs aux yeux de la population, aussi emballait-on soigneusement les corps, comme s’ils Ă©taient en verre, avant de les transfĂ©rer.
Les plus jeunes rĂ©sidents du cimetiĂšre Ă©taient les bĂ©bĂ©s abandonnĂ©s. Des nourrissons emmaillotĂ©s dĂ©posĂ©s dans une cour de mosquĂ©e, un terrain de sport noyĂ© de soleil ou un cinĂ©ma mal Ă©clairĂ©. Ceux qui avaient de la chance Ă©taient sauvĂ©s par des passants et confiĂ©s Ă  des agents de police qui les habillaient et les nourrissaient gentiment, puis leur donnaient un nom – quelque chose d’optimiste comme FĂ©licitĂ©, Joy, ou Esperanza, pour contrecarrer leur dĂ©but malheureux. Mais de temps Ă  autre il y avait des bĂ©bĂ©s moins fortunĂ©s. Une nuit dehors au froid suffisait Ă  les tuer.
En moyenne cinquante-cinq mille personnes mouraient Ă  Istanbul chaque annĂ©e – et environ cent vingt d’entre elles seulement finissaient ici Ă  Kilyos.
 
Du temps oĂč elle vivait en Anatolie, Nalan avait vu de prĂšs les faucons se poser sur l’épaule de leurs ravisseurs, attendant patiemment la friandise ou l’ordre suivant. Le sifflet du fauconnier, l’appel qui mettait fin Ă  la libertĂ©. Elle avait remarquĂ© aussi qu’on coiffait ces nobles rapaces d’un capuchon pour les empĂȘcher Ă  coup sĂ»r de s’affoler. Voir c’est savoir, et savoir c’est terrifiant. Tout fauconnier a appris que moins l’oiseau en voit, plus il est calme.  
Mais sous ce capuchon oĂč il n’y avait aucun repĂšre, oĂč le ciel et la terre se confondaient dans un repli de toile noire, mĂȘme rĂ©confortĂ©, le faucon devait se sentir nerveux, comme en prĂ©vision d’un coup qui pouvait tomber Ă  n’importe quel moment. Des annĂ©es plus tard, Nalan avait le sentiment que la religion – et le pouvoir et l’argent et l’idĂ©ologie et la politique – faisait Ă©galement office de capuchon. Toutes ces superstitions, ces prophĂ©ties, ces croyances privaient les humains de vision, les maintenaient sous contrĂŽle, au fond elles affaiblissaient leur estime de soi Ă  tel point que dĂ©sormais ils avaient peur de tout et de n’importe quoi.

Peut-ĂȘtre que la mort terrifie tout le monde, mais plus encore celui qui sait en son for intĂ©rieur qu’il a vĂ©cu une vie de faux-semblants et d’obligations, une vie formatĂ©e par les besoins et les exigences des autres.

La religion avait toujours Ă©tĂ© pour elle source d’espoir, d’endurance et d’amour – un Ă©lan qui la soulevait d’un souterrain sombre vers une lumiĂšre spirituelle. Elle Ă©tait peinĂ©e de voir que le mĂȘme Ă©lan pouvait tout aussi aisĂ©ment en faire dĂ©gringoler d’autres jusqu’au fond. Que les enseignements qui lui rĂ©chauffaient le cƓur et la rapprochaient de toute l’humanitĂ©, sans distinction de croyance, couleur ou nationalitĂ©, puissent ĂȘtre interprĂ©tĂ©s de maniĂšre telle qu’ils divisaient, Ă©garaient et sĂ©paraient les ĂȘtres humains, semant graines d’hostilitĂ© et flots de sang. Si elle Ă©tait rappelĂ©e Ă  Dieu un jour, et admise Ă  s’asseoir en Sa prĂ©sence, elle aimerait beaucoup pouvoir Lui poser juste une question simple : « Pourquoi acceptes-Tu d’ĂȘtre si souvent mal compris, Toi mon Dieu trĂšs beau et misĂ©ricordieux ? Â»

C’était une pĂ©riode angoissante, rappellerait-elle par la suite Ă  Nalan. Des civils innocents se faisaient tuer, chaque jour une bombe explosait quelque part, les universitĂ©s Ă©taient transformĂ©es en champs de bataille, des milices fascistes occupaient les rues, et la torture se pratiquait systĂ©matiquement dans les prisons. La rĂ©volution n’était peut-ĂȘtre qu’un mot pour certains, mais pour d’autres c’était une question de vie ou de mort.

Eh bien, ici, nous les femmes on doit toujours avoir sur nous une Ă©pingle Ă  nourrice quand nous prenons le bus pour piquer le connard qui voudrait nous harceler. Je ne crois pas que ça soit pareil dans une grande ville occidentale. Il y a toujours des exceptions, bien sĂ»r, mais au pif je dirais que l’indice qui mesure le mieux l’écart entre “ici” et “lĂ -bas”, c’est le nombre d’épingles Ă  nourrice utilisĂ©es dans les transports publics.
 
D/Ali expliqua que dans les grandes villes europĂ©ennes, les lieux de sĂ©pultures Ă©taient soigneusement disposĂ©s et bien entretenus, et si verdoyants qu’ils auraient pu passer pour des jardins royaux. Mais pas Ă  Istanbul, oĂč les cimetiĂšres Ă©taient aussi dĂ©braillĂ©s que les vies menĂ©es Ă  la surface. Ce n’était pas seulement une affaire de propretĂ©. À un moment donnĂ© de leur histoire, les EuropĂ©ens avaient eu la brillante idĂ©e d’expĂ©dier les morts sur les pourtours de leurs villes. Pas tout Ă  fait « hors de vue, hors de l’esprit Â», mais Ă  coup sĂ»r « hors de vue, hors de la vie urbaine Â». On avait Ă©tabli des lieux d’inhumation au-delĂ  des murs de la ville ; les fantĂŽmes furent sĂ©parĂ©s des vivants. Ce fut fait de façon rapide et efficace, comme de sĂ©parer les jaunes d’Ɠuf des blancs. La nouvelle disposition se rĂ©vĂ©la trĂšs bĂ©nĂ©fique. N’étant plus forcĂ©s de voir des pierres tombales – ces sinistres rappels de la briĂšvetĂ© de l’existence et de la sĂ©vĂ©ritĂ© divine – les citoyens europĂ©ens galvanisĂ©s se lancĂšrent dans l’action. Une fois la mort chassĂ©e de leur routine quotidienne, ils pouvaient se concentrer sur d’autres sujets ; composer des arias, inventer la guillotine, puis la locomotive Ă  vapeur, coloniser le Nouveau Monde et dĂ©couper le Moyen-Orient
 On peut faire tout cela et bien plus quand on Ă©loigne de son esprit le fait perturbant d’ĂȘtre un simple mortel.  
« Et Istanbul ? Â» demanda Leila.
S’appropriant le dernier morceau de baklava, D/Ali rĂ©pliqua : « Ici c’est diffĂ©rent. Cette ville appartient aux morts. Pas Ă  nous. Â»  
À Istanbul les vivants n’étaient que des rĂ©sidents temporaires, les hĂŽtes non invitĂ©s, ici aujourd’hui partis demain, et au fond chacun le savait. Les pierres tombales blanches croisaient les citadins Ă  chaque tournant – au bord des routes, des centres commerciaux, des parkings ou des terrains de football, dispersĂ©es dans tous les recoins, comme un collier de perles dont le fil s’est rompu. D/Ali dĂ©clara que si des millions de Stambouliotes n’utilisaient qu’une fraction de leur potentiel, c’était dĂ» Ă  la proximitĂ© dĂ©courageante des sĂ©pultures. On perd tout goĂ»t de l’innovation quand on vous rappelle constamment que la Grande Faucheuse se tient au coin de la rue, sa faux rougie Ă©tincelant au soleil. VoilĂ  pourquoi les projets de rĂ©novation n’aboutissaient Ă  rien, que l’infrastructure Ă©chouait et que la mĂ©moire collective Ă©tait aussi tĂ©nue qu’un mouchoir en papier. Pourquoi s’entĂȘter Ă  dessiner l’avenir ou Ă  commĂ©morer le passĂ© quand nous glissons tous sur la pente vers la sortie finale ? La dĂ©mocratie, les droits de l’homme, la libertĂ© de parole – Ă  quoi bon, si nous sommes tous sur le point de mourir ? L’organisation des cimetiĂšres et le traitement des morts, conclut D/Ali, voilĂ  la principale diffĂ©rence entre les civilisations.
 
Peu aprĂšs il avait remarquĂ© les entailles sur l’intĂ©rieur de ses bras, et avait devinĂ© qu’elle devait en avoir de semblables sur les mollets et sur les cuisses. Inquiet, il l’avait pressĂ©e de questions, auxquelles elle avait rĂ©pondu par un haussement d’épaules. C’est bon, je sais quand je dois m’arrĂȘter. Cette confession, car c’en Ă©tait bien une, n’avait fait qu’aggraver son inquiĂ©tude. Lui, plus que quiconque, avant quiconque, avait su dĂ©chiffrer la souffrance de Leila. Un chagrin dense, profond, s’était emparĂ© de lui ; un poing s’était refermĂ© sur son cƓur. Chagrin qu’il avait tenu cachĂ© de tous et nourri pendant toutes ces annĂ©es, car qu’est-ce donc que l’amour sinon soigner la douleur de l’autre comme si c’était la vĂŽtre ?

Istanbul Ă©tait une ville liquide. Rien ici de permanent. Rien qui semble Ă©tabli. Tout avait dĂ» commencer des milliers d’annĂ©es auparavant, quand les lames de glace fondirent, que les eaux montĂšrent, et que toutes les formes de vie connues furent dĂ©truites. Les pessimistes avaient Ă©tĂ© les premiers Ă  fuir les lieux, sans doute ; et les optimistes Ă  choisir d’attendre pour voir comment les choses allaient tourner. Nalan se dit que l’une des tragĂ©dies constantes de l’histoire humaine, c’est que les pessimistes sont plus douĂ©s pour la survie que les optimistes, d’oĂč il s’ensuit logiquement que l’humanitĂ© vĂ©hicule les gĂšnes d’individus qui ne croient pas en l’humanitĂ©.

Jusqu’en 1990, l’article 438 du Code pĂ©nal turc permettait de rĂ©duire d’un tiers la sanction d’un violeur s’il pouvait prouver que sa victime Ă©tait une prostituĂ©e. Les lĂ©gislateurs dĂ©fendaient cet article en arguant que « la santĂ© mentale ou physique d’une prostituĂ©e ne peut ĂȘtre affectĂ©e nĂ©gativement par un viol Â». En 1990, face au nombre croissant d’agressions commises contre des travailleuses du sexe, il y eut de nombreuses manifestations dans diverses parties du pays. GrĂące Ă  cette forte rĂ©action de la sociĂ©tĂ© civile, l’article 438 fut abrogĂ©. Mais il n’y a eu depuis que trĂšs peu, voire pas du tout, d’amendements lĂ©gaux en faveur de l’égalitĂ© des sexes, ou de mesures spĂ©cifiques visant Ă  amĂ©liorer la condition des prostituĂ©es. 

 

Du mĂȘme auteur sur ce blog :

 
 

 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire