mardi 1 mars 2022

[Shafak, Elif] 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange

 


 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : 10 minutes et 38 secondes
            dans ce monde étrange
            (10 Minutes 38 Seconds
            in this Strange World)

Auteur : Elif SHAFAK

Traduction : Dominique GOY-BLANQUET

Parution : en anglais en 2019,
                  en français en 2020 (Flammarion)

Pages : 400

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Et si notre esprit fonctionnait encore quelques instants après notre mort biologique ? 10 minutes et 38 secondes exactement. C’est ce qui arrive à Tequila Leila, prostituée brutalement assassinée dans une rue d’Istanbul. Du fond de la benne à ordures dans laquelle on l’a jetée, elle entreprend alors un voyage vertigineux au gré de ses souvenirs, d’Anatolie jusqu’aux quartiers les plus mal famés de la ville.

En retraçant le parcours de cette jeune fille de bonne famille dont le destin a basculé, Elif Shafak nous raconte aussi l’histoire de nombre de femmes dans la Turquie d’aujourd’hui. À l’affût des silences pour mieux redonner la parole aux « sans-voix », la romancière excelle une nouvelle fois dans le portrait de ces « indésirables », relégués aux marges de la société.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Elif Shafak est l'auteure de douze romans salués par la critique, notamment L'architecte du Sultan, La Bâtarde d'Istanbul, Trois filles d’Ève, et 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange. Son œuvre, pour laquelle elle a reçu la décoration de Chevalier des Arts et des Lettres, est traduite dans le monde entier. Elle milite pour les droits des femmes, et collabore régulièrement avec des quotidiens internationaux comme The New York Times, The Guardian et La Republica.

 

Avis :

La prostituée Tequila Leila est retrouvée assassinée, son corps jeté dans une poubelle d’Istanbul. Comment cette femme a-t-elle pu finir si tragiquement sur les trottoirs de la ville ? Pendant les dix minutes qui suivent sa mort, soit le laps de temps pendant lequel des scientifiques ont constaté que l’activité cérébrale d’une personne décédée pouvait perdurer, Leila se remémore son parcours, depuis l’Anatolie jusqu’aux bas quartiers stambouliotes, là où après avoir rompu avec sa famille, elle a fini, dans son malheur, par trouver la solidarité et l’indéfectible amitié d’autres parias. Ils sont cinq : cinq amis qui vont tout faire pour lui éviter l’ultime infamie, celle du Cimetière des Abandonnés, à Kylios.

Une triste photographie figure à la fin du roman : un champ de mauvaise terre caillouteuse, boursouflé de vagues renflements agglutinés dans le plus grand désordre et piquetés de grossières étiquettes simplement numérotées. C’est dans cet équivalent très sommaire de nos carrés des indigents en France, que sont entassés après leur mort les indésirables de la société d’Istanbul, rejetés par leurs familles elles-mêmes. S’y côtoient misérables et marginaux, prostituées et travestis, délinquants et criminels, révolutionnaires « morts » en garde à vue, insurgés kurdes, bébés abandonnés… : tous mis au rebut à l’issue d’une existence de réprouvés. Cette histoire, fictive mais représentative, retrace le parcours de l’une de ces personnes abandonnées, prostituée tuée dans l’indifférence générale et simplement transférée, sans enquête judiciaire, de la poubelle où elle a été jetée à cet officiel terrain vague qui tient plus du dépotoir que du cimetière.

Leila n’est autre qu’une fille ordinaire, grandie dans une famille ordinaire, en Anatolie. Née en 1947, elle vit sous l’autorité d'un père pris d'une austère ferveur religieuse. Victime injustement sacrifiée à l’honneur familial, elle quitte la maison sans espoir de retour. Désormais proie facile puisqu’une femme seule osant prétendre à l’indépendance est déjà considérée « perdue » dans les années soixante en Turquie, sans ressources ni protection, elle rejoint bientôt la frange la plus méprisée de la société, que ni personne, ni la police, ne protégeront jamais des maltraitances, ni même des crimes.

L’histoire elle-même serre le coeur, pourtant aucune tristesse, aucun pathos, ne viennent charger une narration alerte, imprégnée de la chaleur humaine que partagent Leila et ses amis, déchus eux aussi. Après le frappant défilement d'une vie pendant le bref moment séparant l’arrêt cardiaque et la mort cérébrale, le récit se poursuit en compagnie des cinq amis de Leila, dans une folle équipée aussi hilarante dans ses macabres rebondissements que touchante dans sa fidélité à la disparue. Impossible de ne pas se prendre d’affection pour ces cinq autres personnages, - en tête desquels l’inénarrable trans Nalan -, désarmants de vulnérabilité, de sincérité et de dignité dans leur infrangible solidarité de pestiférés.

Exilée en Angleterre après avoir fait les frais en Turquie de sa libre expression littéraire, Elif Shafak continue de dénoncer l'hypocrisie d'une société turque qui n'en finit plus de renforcer sa violence autoritariste. Les femmes en sont les premières victimes, puisque, face aux rigueurs religieuses croissantes, beaucoup d'entre elles se retrouvent plus que jamais marginalisées et vilipendées lorsqu’elles prétendent à leur indépendance. Lucide, mais non dépourvu de drôlerie malgré la gravité de son sujet, ce livre qui se lit d'un trait exprime autant de révolte que d'attachement à une Istanbul que l'on découvre sous un jour sans fard. Nouveau coup de coeur pour cet auteur qui fait partie de mes favoris. (5/5)

 

Citations : 

Mère lui avait dit qu’à sa naissance, la sage-femme avait jeté le cordon ombilical sur le toit de l’école pour qu’elle devienne institutrice, mais Baba n’y tenait pas tellement. Plus maintenant. Récemment, un cheikh lui avait expliqué qu’il valait mieux pour les femmes rester chez elles, et se couvrir lors des rares occasions où elles étaient obligées de sortir. Personne n’a envie d’acheter des tomates qui ont été touchées, pressées et souillées par d’autres clients. Mieux vaut que toutes les tomates du marché soient bien emballées et protégées. Pareil pour les femmes, disait le cheikh. Le hijab était leur emballage, l’armure qui les protégeait contre les regards salaces et les contacts non désirés.

Pour la première fois elle parvenait à prendre du recul et à s’observer ainsi que sa famille comme de l’extérieur : et ce qu’elle découvrait la mettait mal à l’aise. Elle avait toujours considéré qu’ils étaient une famille normale, semblable à toutes les autres du monde. Maintenant elle n’en était plus si sûre. Si jamais ils avaient quelque chose de différent – quelque chose d’intrinsèquement déréglé ? Elle saisissait encore mal que la fin de l’enfance n’intervient pas quand le corps d’une enfant change sous l’effet de la puberté, mais quand son esprit devient apte à voir sa vie par les yeux d’un étranger.

Jusqu’à ce jour, elle s’était gardée d’exprimer son amour pour sa mère quand MaTante était présente. Dorénavant elle devrait aussi garder secret son amour pour sa tante. Leila commençait à comprendre que les sentiments de tendresse doivent toujours rester cachés – qu’ils ne peuvent être révélés que derrière une porte close et ne jamais être évoqués ensuite. Voilà la seule forme d’affection qu’elle avait apprise des adultes, et cette leçon-là aurait de sinistres conséquences.

Il parcourut à pied les quinze kilomètres jusqu’à la gare la plus proche et sauta dans le premier train vers Istanbul pour ne plus jamais revenir. Au début, il dormait dans la rue, travaillant comme masseur dans un hammam à l’hygiène médiocre et à la réputation pire encore. Bientôt, il nettoyait les toilettes de la gare de Haydarpaşa. C’est en exerçant cet emploi qu’Osman se forgea l’essentiel de ses convictions sur ses frères humains. Personne ne devrait philosopher sur la nature de l’humanité tant qu’il n’a pas travaillé une quinzaine de jours dans des toilettes publiques et vu comment se comportent les gens dès lors qu’ils en ont la possibilité – rompre le tuyau de vidange, casser la poignée de la porte, dessiner partout des graffiti obscènes, pisser sur l’essuie-main, couvrir l’endroit de toutes les saletés imaginables, en sachant que quelqu’un d’autre devra nettoyer.
 
Sa mère lui avait dit un jour que l’enfance était une immense vague bleue qui vous soulevait et vous portait en avant, puis disparaissait juste au moment où vous croyiez qu’elle durerait toujours. Impossible de lui courir après ou de la faire revenir. Mais la vague, avant de disparaître, laissait un cadeau derrière elle – un coquillage au bord de l’eau. À l’intérieur étaient préservés tous les sons de l’enfance. Encore aujourd’hui, si Jameelah fermait les yeux et écoutait attentivement, elle parvenait à les entendre : les éclats de rire de ses cadets, les paroles tendres de son père quand il brisait le jeûne avec quelques dattes, celles que chantait sa mère en cuisinant, le crépitement du feu le soir, le bruissement de l’acacia.

Le monde n’est plus le même pour celui qui tombe amoureux, pour celui qui en occupe le centre ; il ne peut que tourner plus vite désormais.

Les vêtements étaient politiques. Ainsi que les pilosités faciales – en particulier la moustache. Les nationalistes la portaient pointes en bas, en forme de croissant de lune. Les islamistes la taillaient, courte et bien nette. Les staliniens préféraient les moustaches morse qui paraissaient ne jamais avoir rencontré un rasoir.

Elles se soutenaient mutuellement avec la loyauté que seuls ceux qui peuvent compter sur très peu de gens savent mobiliser. Sur les conseils de Leila, elle se décolora les cheveux, mit des lentilles de contact turquoise, se fit refaire le nez et changea toute sa garde-robe. Tous ces changements et plus parce qu’elle avait appris que son mari était à Istanbul, et qu’il la cherchait. Qu’elle dorme ou qu’elle veille, Humeyra tremblait à l’idée d’être victime d’un crime d’honneur. Elle ne pouvait se retenir d’imaginer l’instant de son assassinat, envisageant chaque fois une fin plus atroce. Les femmes accusées d’indécence n’étaient pas toujours mises à mort, elle le savait ; parfois on les persuadait simplement de se suicider. Le nombre de suicides forcés, en particulier dans les petites villes de l’Anatolie du Sud-Est avait connu une telle escalade qu’il faisait l’objet d’articles dans la presse étrangère. À Batman, pas très loin de son lieu de naissance, le suicide était la principale cause de mortalité chez les jeunes femmes.

Au-delà de la chaussée, derrière des murs protecteurs, des snipers avaient été disposés dans les étages élevés de l’Intercontinental. Leurs armes automatiques tiraient en rafale, dirigées droit sur la foule. Un hurlement déchira le silence stupéfait des manifestants. Une femme pleurait ; quelqu’un d’autre hurlait, disait aux manifestants de courir. Ce qu’ils firent, sans savoir où aller. (…)
Le lendemain, 2 mai, on ramassa plus de deux mille douilles de fusil dans la zone autour de Taksim. D’après les rapports, il y eut plus de cent trente personnes grièvement blessées. (…)
Il faisait partie des trente-quatre décédés, la plupart piétinés à mort dans la débandade rue des Chaudronniers.
 
Des chercheurs de divers établissements connus dans le monde entier avaient relevé des signes d’activité cérébrale persistante chez des gens qui venaient de mourir. Dans certains cas elle ne durait que quelques minutes. Dans d’autres, jusqu’à dix minutes et trente-huit secondes. Que se passait-il durant ce laps de temps ? Le défunt se rappelait-il le passé, si oui, quelles parties, et dans quel ordre ? Comment l’esprit parvenait-il à concentrer une vie entière dans le temps que met une casserole d’eau à bouillir ?

Pour Nostalgia Nalan, il y avait deux genres de familles dans ce monde : les parents formaient la famille de sang ; et les amis, la famille d’eau. Si votre famille de sang était gentille et affectueuse, vous pouviez remercier votre bonne étoile et en profiter le mieux possible ; sinon il restait un espoir : les choses pouvaient s’arranger quand vous seriez en âge de quitter votre nid si peu douillet.  
Quant à la famille d’eau, elle se formait bien plus tard dans la vie et c’était vous, en grande partie, qui la composiez. Certes rien ne pouvait remplacer une famille de sang aimante et heureuse, mais à défaut, une bonne famille d’eau pouvait laver les blessures et le chagrin amassés au fond de soi comme de la suie noire. Il était donc possible pour vos amis de trouver une place précieuse dans votre cœur, et d’y occuper plus d’espace que tous vos parents réunis. Mais ceux qui n’ont pas eu à vivre l’expérience d’être rejetés par leurs proches ne comprendront jamais cette vérité, vivraient-ils un million d’années. Ils ne sauront jamais que dans certains cas l’eau coule plus épaisse que le sang.

Vous avez grillé un feu rouge.
— Vraiment ? l’interrompit le conducteur. Vous savez qui est mon oncle ? »  
C’était une allusion que tout agent futé aurait prise en compte. Des milliers de citoyens à tous les échelons de la société entendaient chaque jour ce genre d’insinuation et saisissaient aussitôt le message. Ils comprenaient qu’on pouvait faire sauter les contraventions, tordre les lois, faire des exceptions. Ils savaient que les yeux d’un employé du gouvernement pouvaient devenir temporairement aveugles, et ses oreilles sourdes aussi longtemps qu’il le fallait. Mais cet agent de police-là, bien que ce ne soit pas un bleu dans le métier, souffrait d’une maladie incurable : l’idéalisme. En entendant le discours du jeune homme, au lieu de reculer, il répondit : « Peu m’importe qui est votre oncle. Les lois sont les lois. »  
Même les enfants savent que ce n’est pas vrai. Les lois sont parfois les lois. D’autres fois, selon les circonstances, ce sont des paroles vides, des expressions absurdes ou des plaisanteries dépourvues de chute. Les lois sont des tamis aux trous si larges que toutes sortes de choses peuvent passer au travers ; les lois sont des plaquettes de chewing-gum qui ont perdu leur goût depuis longtemps mais qu’on n’a pas le droit de cracher ; les lois de ce pays, et de l’ensemble du Moyen-Orient, sont tout sauf des lois. L’agent paya de sa carrière le fait de l’avoir oublié. L’oncle du conducteur – un des principaux ministres – s’assura qu’il serait muté dans une sinistre petite ville sur la frontière orientale où il n’y avait pas une voiture sur des kilomètres à la ronde.
 
Couvert de buissons d’armoises, d’orties et de centaurées, entouré d’une clôture aux fils distendus entre quelques piquets, c’est le cimetière le plus étrange d’Istanbul. Il ne reçoit pratiquement pas, ou pas du tout, de visites. Même les pilleurs de tombes aguerris préfèrent l’éviter, redoutant la malédiction des maudits. Déranger les morts vous expose à des risques, mais déranger ceux qui sont à la fois morts et maudits c’est courtiser le désastre.  Presque tout individu enterré chez les Abandonnés est d’une manière ou d’une autre un proscrit. Nombre d’entre eux ont été rejetés par leur famille ou leur village ou la société en général. Accros au crack, alcooliques, joueurs, petits délinquants, vagabonds, fugueurs, pouilleux, personnes disparues, malades mentaux, épaves, mères célibataires, prostituées, proxénètes, travestis, séropositifs… Les indésirables. Parias de la société. Lépreux de la culture.  Parmi les résidents du cimetière il y a aussi des assassins de sang-froid, des tueurs en série, des kamikazes, des prédateurs sexuels et, si déroutant que cela puisse paraître, leurs innocentes victimes. Le méchant et le bon, le cruel et le miséricordieux ont été plantés six pieds sous terre, côte à côte, rangées sur rangées oubliées du ciel. La plupart n’ont même pas la plus modeste pierre tombale. Ni nom ni date de naissance. Seulement une planchette en bois grossièrement taillée portant un numéro et parfois même pas, juste une plaque métallique rouillée.
(…)
D’autres tombes proches de celles de Leila étaient occupées par des révolutionnaires morts pendant une garde à vue. A commis un suicide, disaient les rapports officiels, découvert dans sa cellule avec une corde (ou une cravate ou un drap ou un lacet de chaussure) autour du cou. Les ecchymoses et les brûlures sur les cadavres racontaient une histoire différente, de tortures aggravées sous surveillance policière. Quantité d’insurgés kurdes étaient également enterrés ici, transportés dans ce cimetière depuis l’autre bout du pays. L’État ne voulait pas en faire des martyrs aux yeux de la population, aussi emballait-on soigneusement les corps, comme s’ils étaient en verre, avant de les transférer.
Les plus jeunes résidents du cimetière étaient les bébés abandonnés. Des nourrissons emmaillotés déposés dans une cour de mosquée, un terrain de sport noyé de soleil ou un cinéma mal éclairé. Ceux qui avaient de la chance étaient sauvés par des passants et confiés à des agents de police qui les habillaient et les nourrissaient gentiment, puis leur donnaient un nom – quelque chose d’optimiste comme Félicité, Joy, ou Esperanza, pour contrecarrer leur début malheureux. Mais de temps à autre il y avait des bébés moins fortunés. Une nuit dehors au froid suffisait à les tuer.
En moyenne cinquante-cinq mille personnes mouraient à Istanbul chaque année – et environ cent vingt d’entre elles seulement finissaient ici à Kilyos.
 
Du temps où elle vivait en Anatolie, Nalan avait vu de près les faucons se poser sur l’épaule de leurs ravisseurs, attendant patiemment la friandise ou l’ordre suivant. Le sifflet du fauconnier, l’appel qui mettait fin à la liberté. Elle avait remarqué aussi qu’on coiffait ces nobles rapaces d’un capuchon pour les empêcher à coup sûr de s’affoler. Voir c’est savoir, et savoir c’est terrifiant. Tout fauconnier a appris que moins l’oiseau en voit, plus il est calme.  
Mais sous ce capuchon où il n’y avait aucun repère, où le ciel et la terre se confondaient dans un repli de toile noire, même réconforté, le faucon devait se sentir nerveux, comme en prévision d’un coup qui pouvait tomber à n’importe quel moment. Des années plus tard, Nalan avait le sentiment que la religion – et le pouvoir et l’argent et l’idéologie et la politique – faisait également office de capuchon. Toutes ces superstitions, ces prophéties, ces croyances privaient les humains de vision, les maintenaient sous contrôle, au fond elles affaiblissaient leur estime de soi à tel point que désormais ils avaient peur de tout et de n’importe quoi.

Peut-être que la mort terrifie tout le monde, mais plus encore celui qui sait en son for intérieur qu’il a vécu une vie de faux-semblants et d’obligations, une vie formatée par les besoins et les exigences des autres.

La religion avait toujours été pour elle source d’espoir, d’endurance et d’amour – un élan qui la soulevait d’un souterrain sombre vers une lumière spirituelle. Elle était peinée de voir que le même élan pouvait tout aussi aisément en faire dégringoler d’autres jusqu’au fond. Que les enseignements qui lui réchauffaient le cœur et la rapprochaient de toute l’humanité, sans distinction de croyance, couleur ou nationalité, puissent être interprétés de manière telle qu’ils divisaient, égaraient et séparaient les êtres humains, semant graines d’hostilité et flots de sang. Si elle était rappelée à Dieu un jour, et admise à s’asseoir en Sa présence, elle aimerait beaucoup pouvoir Lui poser juste une question simple : « Pourquoi acceptes-Tu d’être si souvent mal compris, Toi mon Dieu très beau et miséricordieux ? »

C’était une période angoissante, rappellerait-elle par la suite à Nalan. Des civils innocents se faisaient tuer, chaque jour une bombe explosait quelque part, les universités étaient transformées en champs de bataille, des milices fascistes occupaient les rues, et la torture se pratiquait systématiquement dans les prisons. La révolution n’était peut-être qu’un mot pour certains, mais pour d’autres c’était une question de vie ou de mort.

Eh bien, ici, nous les femmes on doit toujours avoir sur nous une épingle à nourrice quand nous prenons le bus pour piquer le connard qui voudrait nous harceler. Je ne crois pas que ça soit pareil dans une grande ville occidentale. Il y a toujours des exceptions, bien sûr, mais au pif je dirais que l’indice qui mesure le mieux l’écart entre “ici” et “là-bas”, c’est le nombre d’épingles à nourrice utilisées dans les transports publics.
 
D/Ali expliqua que dans les grandes villes européennes, les lieux de sépultures étaient soigneusement disposés et bien entretenus, et si verdoyants qu’ils auraient pu passer pour des jardins royaux. Mais pas à Istanbul, où les cimetières étaient aussi débraillés que les vies menées à la surface. Ce n’était pas seulement une affaire de propreté. À un moment donné de leur histoire, les Européens avaient eu la brillante idée d’expédier les morts sur les pourtours de leurs villes. Pas tout à fait « hors de vue, hors de l’esprit », mais à coup sûr « hors de vue, hors de la vie urbaine ». On avait établi des lieux d’inhumation au-delà des murs de la ville ; les fantômes furent séparés des vivants. Ce fut fait de façon rapide et efficace, comme de séparer les jaunes d’œuf des blancs. La nouvelle disposition se révéla très bénéfique. N’étant plus forcés de voir des pierres tombales – ces sinistres rappels de la brièveté de l’existence et de la sévérité divine – les citoyens européens galvanisés se lancèrent dans l’action. Une fois la mort chassée de leur routine quotidienne, ils pouvaient se concentrer sur d’autres sujets ; composer des arias, inventer la guillotine, puis la locomotive à vapeur, coloniser le Nouveau Monde et découper le Moyen-Orient… On peut faire tout cela et bien plus quand on éloigne de son esprit le fait perturbant d’être un simple mortel.  
« Et Istanbul ? » demanda Leila.
S’appropriant le dernier morceau de baklava, D/Ali répliqua : « Ici c’est différent. Cette ville appartient aux morts. Pas à nous. »  
À Istanbul les vivants n’étaient que des résidents temporaires, les hôtes non invités, ici aujourd’hui partis demain, et au fond chacun le savait. Les pierres tombales blanches croisaient les citadins à chaque tournant – au bord des routes, des centres commerciaux, des parkings ou des terrains de football, dispersées dans tous les recoins, comme un collier de perles dont le fil s’est rompu. D/Ali déclara que si des millions de Stambouliotes n’utilisaient qu’une fraction de leur potentiel, c’était dû à la proximité décourageante des sépultures. On perd tout goût de l’innovation quand on vous rappelle constamment que la Grande Faucheuse se tient au coin de la rue, sa faux rougie étincelant au soleil. Voilà pourquoi les projets de rénovation n’aboutissaient à rien, que l’infrastructure échouait et que la mémoire collective était aussi ténue qu’un mouchoir en papier. Pourquoi s’entêter à dessiner l’avenir ou à commémorer le passé quand nous glissons tous sur la pente vers la sortie finale ? La démocratie, les droits de l’homme, la liberté de parole – à quoi bon, si nous sommes tous sur le point de mourir ? L’organisation des cimetières et le traitement des morts, conclut D/Ali, voilà la principale différence entre les civilisations.
 
Peu après il avait remarqué les entailles sur l’intérieur de ses bras, et avait deviné qu’elle devait en avoir de semblables sur les mollets et sur les cuisses. Inquiet, il l’avait pressée de questions, auxquelles elle avait répondu par un haussement d’épaules. C’est bon, je sais quand je dois m’arrêter. Cette confession, car c’en était bien une, n’avait fait qu’aggraver son inquiétude. Lui, plus que quiconque, avant quiconque, avait su déchiffrer la souffrance de Leila. Un chagrin dense, profond, s’était emparé de lui ; un poing s’était refermé sur son cœur. Chagrin qu’il avait tenu caché de tous et nourri pendant toutes ces années, car qu’est-ce donc que l’amour sinon soigner la douleur de l’autre comme si c’était la vôtre ?

Istanbul était une ville liquide. Rien ici de permanent. Rien qui semble établi. Tout avait dû commencer des milliers d’années auparavant, quand les lames de glace fondirent, que les eaux montèrent, et que toutes les formes de vie connues furent détruites. Les pessimistes avaient été les premiers à fuir les lieux, sans doute ; et les optimistes à choisir d’attendre pour voir comment les choses allaient tourner. Nalan se dit que l’une des tragédies constantes de l’histoire humaine, c’est que les pessimistes sont plus doués pour la survie que les optimistes, d’où il s’ensuit logiquement que l’humanité véhicule les gènes d’individus qui ne croient pas en l’humanité.

Jusqu’en 1990, l’article 438 du Code pénal turc permettait de réduire d’un tiers la sanction d’un violeur s’il pouvait prouver que sa victime était une prostituée. Les législateurs défendaient cet article en arguant que « la santé mentale ou physique d’une prostituée ne peut être affectée négativement par un viol ». En 1990, face au nombre croissant d’agressions commises contre des travailleuses du sexe, il y eut de nombreuses manifestations dans diverses parties du pays. Grâce à cette forte réaction de la société civile, l’article 438 fut abrogé. Mais il n’y a eu depuis que très peu, voire pas du tout, d’amendements légaux en faveur de l’égalité des sexes, ou de mesures spécifiques visant à améliorer la condition des prostituées. 

 

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