Coup de coeur đđ
Titre : 10 minutes et 38 secondes
dans ce monde Ă©trange
(10 Minutes 38 Seconds
in this Strange World)
Auteur : Elif SHAFAK
Traduction : Dominique GOY-BLANQUET
Parution : en anglais en 2019,
en français en 2020 (Flammarion)
Pages : 400
Présentation de l'éditeur :
Et si notre esprit fonctionnait encore quelques instants aprĂšs notre
mort biologique ? 10 minutes et 38 secondes exactement. Câest ce qui
arrive à Tequila Leila, prostituée brutalement assassinée dans une rue
dâIstanbul. Du fond de la benne Ă ordures dans laquelle on lâa jetĂ©e,
elle entreprend alors un voyage vertigineux au grĂ© de ses souvenirs, dâAnatolie jusquâaux quartiers les plus mal famĂ©s de la ville.
En retraçant le parcours de cette jeune fille de bonne famille dont le destin a basculĂ©, Elif Shafak nous raconte aussi lâhistoire de nombre de femmes dans la Turquie dâaujourdâhui. Ă lâaffĂ»t des silences pour mieux redonner la parole aux « sans-voix », la romanciĂšre excelle une nouvelle fois dans le portrait de ces « indĂ©sirables », relĂ©guĂ©s aux marges de la sociĂ©tĂ©.
En retraçant le parcours de cette jeune fille de bonne famille dont le destin a basculĂ©, Elif Shafak nous raconte aussi lâhistoire de nombre de femmes dans la Turquie dâaujourdâhui. Ă lâaffĂ»t des silences pour mieux redonner la parole aux « sans-voix », la romanciĂšre excelle une nouvelle fois dans le portrait de ces « indĂ©sirables », relĂ©guĂ©s aux marges de la sociĂ©tĂ©.
Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur :
Elif Shafak est l'auteure de douze romans saluĂ©s par la critique, notamment L'architecte du Sultan, La BĂątarde d'Istanbul, Trois filles dâĂve, et 10 minutes et 38 secondes dans ce monde Ă©trange.
Son Ćuvre, pour laquelle elle a reçu la dĂ©coration de Chevalier des
Arts et des Lettres, est traduite dans le monde entier. Elle milite pour
les droits des femmes, et collabore réguliÚrement avec des quotidiens
internationaux comme The New York Times, The Guardian et La Republica.
La prostituĂ©e Tequila Leila est retrouvĂ©e assassinĂ©e, son corps jetĂ© dans une poubelle dâIstanbul. Comment cette femme a-t-elle pu finir si tragiquement sur les trottoirs de la ville ? Pendant les dix minutes qui suivent sa mort, soit le laps de temps pendant lequel des scientifiques ont constatĂ© que lâactivitĂ© cĂ©rĂ©brale dâune personne dĂ©cĂ©dĂ©e pouvait perdurer, Leila se remĂ©more son parcours, depuis lâAnatolie jusquâaux bas quartiers stambouliotes, lĂ oĂč aprĂšs avoir rompu avec sa famille, elle a fini, dans son malheur, par trouver la solidaritĂ© et lâindĂ©fectible amitiĂ© dâautres parias. Ils sont cinq : cinq amis qui vont tout faire pour lui Ă©viter lâultime infamie, celle du CimetiĂšre des AbandonnĂ©s, Ă Kylios.
Une triste photographie figure Ă la fin du roman : un champ de mauvaise terre caillouteuse, boursouflĂ© de vagues renflements agglutinĂ©s dans le plus grand dĂ©sordre et piquetĂ©s de grossiĂšres Ă©tiquettes simplement numĂ©rotĂ©es. Câest dans cet Ă©quivalent trĂšs sommaire de nos carrĂ©s des indigents en France, que sont entassĂ©s aprĂšs leur mort les indĂ©sirables de la sociĂ©tĂ© dâIstanbul, rejetĂ©s par leurs familles elles-mĂȘmes. Sây cĂŽtoient misĂ©rables et marginaux, prostituĂ©es et travestis, dĂ©linquants et criminels, rĂ©volutionnaires « morts » en garde Ă vue, insurgĂ©s kurdes, bĂ©bĂ©s abandonnĂ©s⊠: tous mis au rebut Ă lâissue dâune existence de rĂ©prouvĂ©s. Cette histoire, fictive mais reprĂ©sentative, retrace le parcours de lâune de ces personnes abandonnĂ©es, prostituĂ©e tuĂ©e dans lâindiffĂ©rence gĂ©nĂ©rale et simplement transfĂ©rĂ©e, sans enquĂȘte judiciaire, de la poubelle oĂč elle a Ă©tĂ© jetĂ©e Ă cet officiel terrain vague qui tient plus du dĂ©potoir que du cimetiĂšre.
Leila nâest autre quâune fille ordinaire, grandie dans une famille ordinaire, en Anatolie. NĂ©e en 1947, elle vit sous lâautoritĂ© d'un pĂšre pris d'une austĂšre ferveur religieuse. Victime injustement sacrifiĂ©e Ă lâhonneur familial, elle quitte la maison sans espoir de retour. DĂ©sormais proie facile puisquâune femme seule osant prĂ©tendre Ă lâindĂ©pendance est dĂ©jĂ considĂ©rĂ©e « perdue » dans les annĂ©es soixante en Turquie, sans ressources ni protection, elle rejoint bientĂŽt la frange la plus mĂ©prisĂ©e de la sociĂ©tĂ©, que ni personne, ni la police, ne protĂ©geront jamais des maltraitances, ni mĂȘme des crimes.
Lâhistoire elle-mĂȘme serre le coeur, pourtant aucune tristesse, aucun pathos, ne viennent charger une narration alerte, imprĂ©gnĂ©e de la chaleur humaine que partagent Leila et ses amis, dĂ©chus eux aussi. AprĂšs le frappant dĂ©filement d'une vie pendant le bref moment sĂ©parant lâarrĂȘt cardiaque et la mort cĂ©rĂ©brale, le rĂ©cit se poursuit en compagnie des cinq amis de Leila, dans une folle Ă©quipĂ©e aussi hilarante dans ses macabres rebondissements que touchante dans sa fidĂ©litĂ© Ă la disparue. Impossible de ne pas se prendre dâaffection pour ces cinq autres personnages, - en tĂȘte desquels lâinĂ©narrable trans Nalan -, dĂ©sarmants de vulnĂ©rabilitĂ©, de sincĂ©ritĂ© et de dignitĂ© dans leur infrangible solidaritĂ© de pestifĂ©rĂ©s.
ExilĂ©e en Angleterre aprĂšs avoir fait les frais en Turquie de sa libre expression littĂ©raire, Elif Shafak continue de dĂ©noncer l'hypocrisie d'une sociĂ©tĂ© turque qui n'en finit plus de renforcer sa violence autoritariste. Les femmes en sont les premiĂšres victimes, puisque, face aux rigueurs religieuses croissantes, beaucoup d'entre elles se retrouvent plus que jamais marginalisĂ©es et vilipendĂ©es lorsquâelles prĂ©tendent Ă leur indĂ©pendance. Lucide, mais non dĂ©pourvu de drĂŽlerie malgrĂ© la gravitĂ© de son sujet, ce livre qui se lit d'un trait exprime autant de rĂ©volte que d'attachement Ă une Istanbul que l'on dĂ©couvre sous un jour sans fard. Nouveau coup de coeur pour cet auteur qui fait partie de mes favoris. (5/5)
Avis :
Une triste photographie figure Ă la fin du roman : un champ de mauvaise terre caillouteuse, boursouflĂ© de vagues renflements agglutinĂ©s dans le plus grand dĂ©sordre et piquetĂ©s de grossiĂšres Ă©tiquettes simplement numĂ©rotĂ©es. Câest dans cet Ă©quivalent trĂšs sommaire de nos carrĂ©s des indigents en France, que sont entassĂ©s aprĂšs leur mort les indĂ©sirables de la sociĂ©tĂ© dâIstanbul, rejetĂ©s par leurs familles elles-mĂȘmes. Sây cĂŽtoient misĂ©rables et marginaux, prostituĂ©es et travestis, dĂ©linquants et criminels, rĂ©volutionnaires « morts » en garde Ă vue, insurgĂ©s kurdes, bĂ©bĂ©s abandonnĂ©s⊠: tous mis au rebut Ă lâissue dâune existence de rĂ©prouvĂ©s. Cette histoire, fictive mais reprĂ©sentative, retrace le parcours de lâune de ces personnes abandonnĂ©es, prostituĂ©e tuĂ©e dans lâindiffĂ©rence gĂ©nĂ©rale et simplement transfĂ©rĂ©e, sans enquĂȘte judiciaire, de la poubelle oĂč elle a Ă©tĂ© jetĂ©e Ă cet officiel terrain vague qui tient plus du dĂ©potoir que du cimetiĂšre.
Leila nâest autre quâune fille ordinaire, grandie dans une famille ordinaire, en Anatolie. NĂ©e en 1947, elle vit sous lâautoritĂ© d'un pĂšre pris d'une austĂšre ferveur religieuse. Victime injustement sacrifiĂ©e Ă lâhonneur familial, elle quitte la maison sans espoir de retour. DĂ©sormais proie facile puisquâune femme seule osant prĂ©tendre Ă lâindĂ©pendance est dĂ©jĂ considĂ©rĂ©e « perdue » dans les annĂ©es soixante en Turquie, sans ressources ni protection, elle rejoint bientĂŽt la frange la plus mĂ©prisĂ©e de la sociĂ©tĂ©, que ni personne, ni la police, ne protĂ©geront jamais des maltraitances, ni mĂȘme des crimes.
Lâhistoire elle-mĂȘme serre le coeur, pourtant aucune tristesse, aucun pathos, ne viennent charger une narration alerte, imprĂ©gnĂ©e de la chaleur humaine que partagent Leila et ses amis, dĂ©chus eux aussi. AprĂšs le frappant dĂ©filement d'une vie pendant le bref moment sĂ©parant lâarrĂȘt cardiaque et la mort cĂ©rĂ©brale, le rĂ©cit se poursuit en compagnie des cinq amis de Leila, dans une folle Ă©quipĂ©e aussi hilarante dans ses macabres rebondissements que touchante dans sa fidĂ©litĂ© Ă la disparue. Impossible de ne pas se prendre dâaffection pour ces cinq autres personnages, - en tĂȘte desquels lâinĂ©narrable trans Nalan -, dĂ©sarmants de vulnĂ©rabilitĂ©, de sincĂ©ritĂ© et de dignitĂ© dans leur infrangible solidaritĂ© de pestifĂ©rĂ©s.
ExilĂ©e en Angleterre aprĂšs avoir fait les frais en Turquie de sa libre expression littĂ©raire, Elif Shafak continue de dĂ©noncer l'hypocrisie d'une sociĂ©tĂ© turque qui n'en finit plus de renforcer sa violence autoritariste. Les femmes en sont les premiĂšres victimes, puisque, face aux rigueurs religieuses croissantes, beaucoup d'entre elles se retrouvent plus que jamais marginalisĂ©es et vilipendĂ©es lorsquâelles prĂ©tendent Ă leur indĂ©pendance. Lucide, mais non dĂ©pourvu de drĂŽlerie malgrĂ© la gravitĂ© de son sujet, ce livre qui se lit d'un trait exprime autant de rĂ©volte que d'attachement Ă une Istanbul que l'on dĂ©couvre sous un jour sans fard. Nouveau coup de coeur pour cet auteur qui fait partie de mes favoris. (5/5)
Citations :
MĂšre lui avait dit quâĂ sa naissance, la sage-femme avait jetĂ© le cordon ombilical sur le toit de lâĂ©cole pour quâelle devienne institutrice, mais Baba nây tenait pas tellement. Plus maintenant. RĂ©cemment, un cheikh lui avait expliquĂ© quâil valait mieux pour les femmes rester chez elles, et se couvrir lors des rares occasions oĂč elles Ă©taient obligĂ©es de sortir. Personne nâa envie dâacheter des tomates qui ont Ă©tĂ© touchĂ©es, pressĂ©es et souillĂ©es par dâautres clients. Mieux vaut que toutes les tomates du marchĂ© soient bien emballĂ©es et protĂ©gĂ©es. Pareil pour les femmes, disait le cheikh. Le hijab Ă©tait leur emballage, lâarmure qui les protĂ©geait contre les regards salaces et les contacts non dĂ©sirĂ©s.
Pour la premiĂšre fois elle parvenait Ă prendre du recul et Ă sâobserver ainsi que sa famille comme de lâextĂ©rieur : et ce quâelle dĂ©couvrait la mettait mal Ă lâaise. Elle avait toujours considĂ©rĂ© quâils Ă©taient une famille normale, semblable Ă toutes les autres du monde. Maintenant elle nâen Ă©tait plus si sĂ»re. Si jamais ils avaient quelque chose de diffĂ©rent â quelque chose dâintrinsĂšquement dĂ©rĂ©glĂ© ? Elle saisissait encore mal que la fin de lâenfance nâintervient pas quand le corps dâune enfant change sous lâeffet de la pubertĂ©, mais quand son esprit devient apte Ă voir sa vie par les yeux dâun Ă©tranger.
JusquâĂ ce jour, elle sâĂ©tait gardĂ©e dâexprimer son amour pour sa mĂšre quand MaTante Ă©tait prĂ©sente. DorĂ©navant elle devrait aussi garder secret son amour pour sa tante. Leila commençait Ă comprendre que les sentiments de tendresse doivent toujours rester cachĂ©s â quâils ne peuvent ĂȘtre rĂ©vĂ©lĂ©s que derriĂšre une porte close et ne jamais ĂȘtre Ă©voquĂ©s ensuite. VoilĂ la seule forme dâaffection quâelle avait apprise des adultes, et cette leçon-lĂ aurait de sinistres consĂ©quences.
Il parcourut Ă pied les quinze kilomĂštres jusquâĂ la gare la plus proche et sauta dans le premier train vers Istanbul pour ne plus jamais revenir. Au dĂ©but, il dormait dans la rue, travaillant comme masseur dans un hammam Ă lâhygiĂšne mĂ©diocre et Ă la rĂ©putation pire encore. BientĂŽt, il nettoyait les toilettes de la gare de HaydarpaĆa. Câest en exerçant cet emploi quâOsman se forgea lâessentiel de ses convictions sur ses frĂšres humains. Personne ne devrait philosopher sur la nature de lâhumanitĂ© tant quâil nâa pas travaillĂ© une quinzaine de jours dans des toilettes publiques et vu comment se comportent les gens dĂšs lors quâils en ont la possibilitĂ© â rompre le tuyau de vidange, casser la poignĂ©e de la porte, dessiner partout des graffiti obscĂšnes, pisser sur lâessuie-main, couvrir lâendroit de toutes les saletĂ©s imaginables, en sachant que quelquâun dâautre devra nettoyer.
Pour la premiĂšre fois elle parvenait Ă prendre du recul et Ă sâobserver ainsi que sa famille comme de lâextĂ©rieur : et ce quâelle dĂ©couvrait la mettait mal Ă lâaise. Elle avait toujours considĂ©rĂ© quâils Ă©taient une famille normale, semblable Ă toutes les autres du monde. Maintenant elle nâen Ă©tait plus si sĂ»re. Si jamais ils avaient quelque chose de diffĂ©rent â quelque chose dâintrinsĂšquement dĂ©rĂ©glĂ© ? Elle saisissait encore mal que la fin de lâenfance nâintervient pas quand le corps dâune enfant change sous lâeffet de la pubertĂ©, mais quand son esprit devient apte Ă voir sa vie par les yeux dâun Ă©tranger.
JusquâĂ ce jour, elle sâĂ©tait gardĂ©e dâexprimer son amour pour sa mĂšre quand MaTante Ă©tait prĂ©sente. DorĂ©navant elle devrait aussi garder secret son amour pour sa tante. Leila commençait Ă comprendre que les sentiments de tendresse doivent toujours rester cachĂ©s â quâils ne peuvent ĂȘtre rĂ©vĂ©lĂ©s que derriĂšre une porte close et ne jamais ĂȘtre Ă©voquĂ©s ensuite. VoilĂ la seule forme dâaffection quâelle avait apprise des adultes, et cette leçon-lĂ aurait de sinistres consĂ©quences.
Il parcourut Ă pied les quinze kilomĂštres jusquâĂ la gare la plus proche et sauta dans le premier train vers Istanbul pour ne plus jamais revenir. Au dĂ©but, il dormait dans la rue, travaillant comme masseur dans un hammam Ă lâhygiĂšne mĂ©diocre et Ă la rĂ©putation pire encore. BientĂŽt, il nettoyait les toilettes de la gare de HaydarpaĆa. Câest en exerçant cet emploi quâOsman se forgea lâessentiel de ses convictions sur ses frĂšres humains. Personne ne devrait philosopher sur la nature de lâhumanitĂ© tant quâil nâa pas travaillĂ© une quinzaine de jours dans des toilettes publiques et vu comment se comportent les gens dĂšs lors quâils en ont la possibilitĂ© â rompre le tuyau de vidange, casser la poignĂ©e de la porte, dessiner partout des graffiti obscĂšnes, pisser sur lâessuie-main, couvrir lâendroit de toutes les saletĂ©s imaginables, en sachant que quelquâun dâautre devra nettoyer.
Sa mĂšre lui avait dit un jour que lâenfance Ă©tait une immense vague bleue qui vous soulevait et vous portait en avant, puis disparaissait juste au moment oĂč vous croyiez quâelle durerait toujours. Impossible de lui courir aprĂšs ou de la faire revenir. Mais la vague, avant de disparaĂźtre, laissait un cadeau derriĂšre elle â un coquillage au bord de lâeau. Ă lâintĂ©rieur Ă©taient prĂ©servĂ©s tous les sons de lâenfance. Encore aujourdâhui, si Jameelah fermait les yeux et Ă©coutait attentivement, elle parvenait Ă les entendre : les Ă©clats de rire de ses cadets, les paroles tendres de son pĂšre quand il brisait le jeĂ»ne avec quelques dattes, celles que chantait sa mĂšre en cuisinant, le crĂ©pitement du feu le soir, le bruissement de lâacacia.
Le monde nâest plus le mĂȘme pour celui qui tombe amoureux, pour celui qui en occupe le centre ; il ne peut que tourner plus vite dĂ©sormais.
Les vĂȘtements Ă©taient politiques. Ainsi que les pilositĂ©s faciales â en particulier la moustache. Les nationalistes la portaient pointes en bas, en forme de croissant de lune. Les islamistes la taillaient, courte et bien nette. Les staliniens prĂ©fĂ©raient les moustaches morse qui paraissaient ne jamais avoir rencontrĂ© un rasoir.
Elles se soutenaient mutuellement avec la loyautĂ© que seuls ceux qui peuvent compter sur trĂšs peu de gens savent mobiliser. Sur les conseils de Leila, elle se dĂ©colora les cheveux, mit des lentilles de contact turquoise, se fit refaire le nez et changea toute sa garde-robe. Tous ces changements et plus parce quâelle avait appris que son mari Ă©tait Ă Istanbul, et quâil la cherchait. Quâelle dorme ou quâelle veille, Humeyra tremblait Ă lâidĂ©e dâĂȘtre victime dâun crime dâhonneur. Elle ne pouvait se retenir dâimaginer lâinstant de son assassinat, envisageant chaque fois une fin plus atroce. Les femmes accusĂ©es dâindĂ©cence nâĂ©taient pas toujours mises Ă mort, elle le savait ; parfois on les persuadait simplement de se suicider. Le nombre de suicides forcĂ©s, en particulier dans les petites villes de lâAnatolie du Sud-Est avait connu une telle escalade quâil faisait lâobjet dâarticles dans la presse Ă©trangĂšre. Ă Batman, pas trĂšs loin de son lieu de naissance, le suicide Ă©tait la principale cause de mortalitĂ© chez les jeunes femmes.
Au-delĂ de la chaussĂ©e, derriĂšre des murs protecteurs, des snipers avaient Ă©tĂ© disposĂ©s dans les Ă©tages Ă©levĂ©s de lâIntercontinental. Leurs armes automatiques tiraient en rafale, dirigĂ©es droit sur la foule. Un hurlement dĂ©chira le silence stupĂ©fait des manifestants. Une femme pleurait ; quelquâun dâautre hurlait, disait aux manifestants de courir. Ce quâils firent, sans savoir oĂč aller. (âŠ)
Le lendemain, 2 mai, on ramassa plus de deux mille douilles de fusil dans la zone autour de Taksim. DâaprĂšs les rapports, il y eut plus de cent trente personnes griĂšvement blessĂ©es. (âŠ)
Il faisait partie des trente-quatre décédés, la plupart piétinés à mort dans la débandade rue des Chaudronniers.
Le monde nâest plus le mĂȘme pour celui qui tombe amoureux, pour celui qui en occupe le centre ; il ne peut que tourner plus vite dĂ©sormais.
Les vĂȘtements Ă©taient politiques. Ainsi que les pilositĂ©s faciales â en particulier la moustache. Les nationalistes la portaient pointes en bas, en forme de croissant de lune. Les islamistes la taillaient, courte et bien nette. Les staliniens prĂ©fĂ©raient les moustaches morse qui paraissaient ne jamais avoir rencontrĂ© un rasoir.
Elles se soutenaient mutuellement avec la loyautĂ© que seuls ceux qui peuvent compter sur trĂšs peu de gens savent mobiliser. Sur les conseils de Leila, elle se dĂ©colora les cheveux, mit des lentilles de contact turquoise, se fit refaire le nez et changea toute sa garde-robe. Tous ces changements et plus parce quâelle avait appris que son mari Ă©tait Ă Istanbul, et quâil la cherchait. Quâelle dorme ou quâelle veille, Humeyra tremblait Ă lâidĂ©e dâĂȘtre victime dâun crime dâhonneur. Elle ne pouvait se retenir dâimaginer lâinstant de son assassinat, envisageant chaque fois une fin plus atroce. Les femmes accusĂ©es dâindĂ©cence nâĂ©taient pas toujours mises Ă mort, elle le savait ; parfois on les persuadait simplement de se suicider. Le nombre de suicides forcĂ©s, en particulier dans les petites villes de lâAnatolie du Sud-Est avait connu une telle escalade quâil faisait lâobjet dâarticles dans la presse Ă©trangĂšre. Ă Batman, pas trĂšs loin de son lieu de naissance, le suicide Ă©tait la principale cause de mortalitĂ© chez les jeunes femmes.
Au-delĂ de la chaussĂ©e, derriĂšre des murs protecteurs, des snipers avaient Ă©tĂ© disposĂ©s dans les Ă©tages Ă©levĂ©s de lâIntercontinental. Leurs armes automatiques tiraient en rafale, dirigĂ©es droit sur la foule. Un hurlement dĂ©chira le silence stupĂ©fait des manifestants. Une femme pleurait ; quelquâun dâautre hurlait, disait aux manifestants de courir. Ce quâils firent, sans savoir oĂč aller. (âŠ)
Le lendemain, 2 mai, on ramassa plus de deux mille douilles de fusil dans la zone autour de Taksim. DâaprĂšs les rapports, il y eut plus de cent trente personnes griĂšvement blessĂ©es. (âŠ)
Il faisait partie des trente-quatre décédés, la plupart piétinés à mort dans la débandade rue des Chaudronniers.
Des chercheurs de divers Ă©tablissements connus dans le monde entier avaient relevĂ© des signes dâactivitĂ© cĂ©rĂ©brale persistante chez des gens qui venaient de mourir. Dans certains cas elle ne durait que quelques minutes. Dans dâautres, jusquâĂ dix minutes et trente-huit secondes. Que se passait-il durant ce laps de temps ? Le dĂ©funt se rappelait-il le passĂ©, si oui, quelles parties, et dans quel ordre ? Comment lâesprit parvenait-il Ă concentrer une vie entiĂšre dans le temps que met une casserole dâeau Ă bouillir ?
Pour Nostalgia Nalan, il y avait deux genres de familles dans ce monde : les parents formaient la famille de sang ; et les amis, la famille dâeau. Si votre famille de sang Ă©tait gentille et affectueuse, vous pouviez remercier votre bonne Ă©toile et en profiter le mieux possible ; sinon il restait un espoir : les choses pouvaient sâarranger quand vous seriez en Ăąge de quitter votre nid si peu douillet.
Quant Ă la famille dâeau, elle se formait bien plus tard dans la vie et câĂ©tait vous, en grande partie, qui la composiez. Certes rien ne pouvait remplacer une famille de sang aimante et heureuse, mais Ă dĂ©faut, une bonne famille dâeau pouvait laver les blessures et le chagrin amassĂ©s au fond de soi comme de la suie noire. Il Ă©tait donc possible pour vos amis de trouver une place prĂ©cieuse dans votre cĆur, et dây occuper plus dâespace que tous vos parents rĂ©unis. Mais ceux qui nâont pas eu Ă vivre lâexpĂ©rience dâĂȘtre rejetĂ©s par leurs proches ne comprendront jamais cette vĂ©ritĂ©, vivraient-ils un million dâannĂ©es. Ils ne sauront jamais que dans certains cas lâeau coule plus Ă©paisse que le sang.
Vous avez grillé un feu rouge.
â Vraiment ? lâinterrompit le conducteur. Vous savez qui est mon oncle ? »
CâĂ©tait une allusion que tout agent futĂ© aurait prise en compte. Des milliers de citoyens Ă tous les Ă©chelons de la sociĂ©tĂ© entendaient chaque jour ce genre dâinsinuation et saisissaient aussitĂŽt le message. Ils comprenaient quâon pouvait faire sauter les contraventions, tordre les lois, faire des exceptions. Ils savaient que les yeux dâun employĂ© du gouvernement pouvaient devenir temporairement aveugles, et ses oreilles sourdes aussi longtemps quâil le fallait. Mais cet agent de police-lĂ , bien que ce ne soit pas un bleu dans le mĂ©tier, souffrait dâune maladie incurable : lâidĂ©alisme. En entendant le discours du jeune homme, au lieu de reculer, il rĂ©pondit : « Peu mâimporte qui est votre oncle. Les lois sont les lois. »
MĂȘme les enfants savent que ce nâest pas vrai. Les lois sont parfois les lois. Dâautres fois, selon les circonstances, ce sont des paroles vides, des expressions absurdes ou des plaisanteries dĂ©pourvues de chute. Les lois sont des tamis aux trous si larges que toutes sortes de choses peuvent passer au travers ; les lois sont des plaquettes de chewing-gum qui ont perdu leur goĂ»t depuis longtemps mais quâon nâa pas le droit de cracher ; les lois de ce pays, et de lâensemble du Moyen-Orient, sont tout sauf des lois. Lâagent paya de sa carriĂšre le fait de lâavoir oubliĂ©. Lâoncle du conducteur â un des principaux ministres â sâassura quâil serait mutĂ© dans une sinistre petite ville sur la frontiĂšre orientale oĂč il nây avait pas une voiture sur des kilomĂštres Ă la ronde.
Pour Nostalgia Nalan, il y avait deux genres de familles dans ce monde : les parents formaient la famille de sang ; et les amis, la famille dâeau. Si votre famille de sang Ă©tait gentille et affectueuse, vous pouviez remercier votre bonne Ă©toile et en profiter le mieux possible ; sinon il restait un espoir : les choses pouvaient sâarranger quand vous seriez en Ăąge de quitter votre nid si peu douillet.
Quant Ă la famille dâeau, elle se formait bien plus tard dans la vie et câĂ©tait vous, en grande partie, qui la composiez. Certes rien ne pouvait remplacer une famille de sang aimante et heureuse, mais Ă dĂ©faut, une bonne famille dâeau pouvait laver les blessures et le chagrin amassĂ©s au fond de soi comme de la suie noire. Il Ă©tait donc possible pour vos amis de trouver une place prĂ©cieuse dans votre cĆur, et dây occuper plus dâespace que tous vos parents rĂ©unis. Mais ceux qui nâont pas eu Ă vivre lâexpĂ©rience dâĂȘtre rejetĂ©s par leurs proches ne comprendront jamais cette vĂ©ritĂ©, vivraient-ils un million dâannĂ©es. Ils ne sauront jamais que dans certains cas lâeau coule plus Ă©paisse que le sang.
Vous avez grillé un feu rouge.
â Vraiment ? lâinterrompit le conducteur. Vous savez qui est mon oncle ? »
CâĂ©tait une allusion que tout agent futĂ© aurait prise en compte. Des milliers de citoyens Ă tous les Ă©chelons de la sociĂ©tĂ© entendaient chaque jour ce genre dâinsinuation et saisissaient aussitĂŽt le message. Ils comprenaient quâon pouvait faire sauter les contraventions, tordre les lois, faire des exceptions. Ils savaient que les yeux dâun employĂ© du gouvernement pouvaient devenir temporairement aveugles, et ses oreilles sourdes aussi longtemps quâil le fallait. Mais cet agent de police-lĂ , bien que ce ne soit pas un bleu dans le mĂ©tier, souffrait dâune maladie incurable : lâidĂ©alisme. En entendant le discours du jeune homme, au lieu de reculer, il rĂ©pondit : « Peu mâimporte qui est votre oncle. Les lois sont les lois. »
MĂȘme les enfants savent que ce nâest pas vrai. Les lois sont parfois les lois. Dâautres fois, selon les circonstances, ce sont des paroles vides, des expressions absurdes ou des plaisanteries dĂ©pourvues de chute. Les lois sont des tamis aux trous si larges que toutes sortes de choses peuvent passer au travers ; les lois sont des plaquettes de chewing-gum qui ont perdu leur goĂ»t depuis longtemps mais quâon nâa pas le droit de cracher ; les lois de ce pays, et de lâensemble du Moyen-Orient, sont tout sauf des lois. Lâagent paya de sa carriĂšre le fait de lâavoir oubliĂ©. Lâoncle du conducteur â un des principaux ministres â sâassura quâil serait mutĂ© dans une sinistre petite ville sur la frontiĂšre orientale oĂč il nây avait pas une voiture sur des kilomĂštres Ă la ronde.
Couvert de buissons dâarmoises, dâorties et de centaurĂ©es, entourĂ© dâune clĂŽture aux fils distendus entre quelques piquets, câest le cimetiĂšre le plus Ă©trange dâIstanbul. Il ne reçoit pratiquement pas, ou pas du tout, de visites. MĂȘme les pilleurs de tombes aguerris prĂ©fĂšrent lâĂ©viter, redoutant la malĂ©diction des maudits. DĂ©ranger les morts vous expose Ă des risques, mais dĂ©ranger ceux qui sont Ă la fois morts et maudits câest courtiser le dĂ©sastre. Presque tout individu enterrĂ© chez les AbandonnĂ©s est dâune maniĂšre ou dâune autre un proscrit. Nombre dâentre eux ont Ă©tĂ© rejetĂ©s par leur famille ou leur village ou la sociĂ©tĂ© en gĂ©nĂ©ral. Accros au crack, alcooliques, joueurs, petits dĂ©linquants, vagabonds, fugueurs, pouilleux, personnes disparues, malades mentaux, Ă©paves, mĂšres cĂ©libataires, prostituĂ©es, proxĂ©nĂštes, travestis, sĂ©ropositifs⊠Les indĂ©sirables. Parias de la sociĂ©tĂ©. LĂ©preux de la culture. Parmi les rĂ©sidents du cimetiĂšre il y a aussi des assassins de sang-froid, des tueurs en sĂ©rie, des kamikazes, des prĂ©dateurs sexuels et, si dĂ©routant que cela puisse paraĂźtre, leurs innocentes victimes. Le mĂ©chant et le bon, le cruel et le misĂ©ricordieux ont Ă©tĂ© plantĂ©s six pieds sous terre, cĂŽte Ă cĂŽte, rangĂ©es sur rangĂ©es oubliĂ©es du ciel. La plupart nâont mĂȘme pas la plus modeste pierre tombale. Ni nom ni date de naissance. Seulement une planchette en bois grossiĂšrement taillĂ©e portant un numĂ©ro et parfois mĂȘme pas, juste une plaque mĂ©tallique rouillĂ©e.
(âŠ)
Dâautres tombes proches de celles de Leila Ă©taient occupĂ©es par des rĂ©volutionnaires morts pendant une garde Ă vue. A commis un suicide, disaient les rapports officiels, dĂ©couvert dans sa cellule avec une corde (ou une cravate ou un drap ou un lacet de chaussure) autour du cou. Les ecchymoses et les brĂ»lures sur les cadavres racontaient une histoire diffĂ©rente, de tortures aggravĂ©es sous surveillance policiĂšre. QuantitĂ© dâinsurgĂ©s kurdes Ă©taient Ă©galement enterrĂ©s ici, transportĂ©s dans ce cimetiĂšre depuis lâautre bout du pays. LâĂtat ne voulait pas en faire des martyrs aux yeux de la population, aussi emballait-on soigneusement les corps, comme sâils Ă©taient en verre, avant de les transfĂ©rer.
Les plus jeunes rĂ©sidents du cimetiĂšre Ă©taient les bĂ©bĂ©s abandonnĂ©s. Des nourrissons emmaillotĂ©s dĂ©posĂ©s dans une cour de mosquĂ©e, un terrain de sport noyĂ© de soleil ou un cinĂ©ma mal Ă©clairĂ©. Ceux qui avaient de la chance Ă©taient sauvĂ©s par des passants et confiĂ©s Ă des agents de police qui les habillaient et les nourrissaient gentiment, puis leur donnaient un nom â quelque chose dâoptimiste comme FĂ©licitĂ©, Joy, ou Esperanza, pour contrecarrer leur dĂ©but malheureux. Mais de temps Ă autre il y avait des bĂ©bĂ©s moins fortunĂ©s. Une nuit dehors au froid suffisait Ă les tuer.
En moyenne cinquante-cinq mille personnes mouraient Ă Istanbul chaque annĂ©e â et environ cent vingt dâentre elles seulement finissaient ici Ă Kilyos.
(âŠ)
Dâautres tombes proches de celles de Leila Ă©taient occupĂ©es par des rĂ©volutionnaires morts pendant une garde Ă vue. A commis un suicide, disaient les rapports officiels, dĂ©couvert dans sa cellule avec une corde (ou une cravate ou un drap ou un lacet de chaussure) autour du cou. Les ecchymoses et les brĂ»lures sur les cadavres racontaient une histoire diffĂ©rente, de tortures aggravĂ©es sous surveillance policiĂšre. QuantitĂ© dâinsurgĂ©s kurdes Ă©taient Ă©galement enterrĂ©s ici, transportĂ©s dans ce cimetiĂšre depuis lâautre bout du pays. LâĂtat ne voulait pas en faire des martyrs aux yeux de la population, aussi emballait-on soigneusement les corps, comme sâils Ă©taient en verre, avant de les transfĂ©rer.
Les plus jeunes rĂ©sidents du cimetiĂšre Ă©taient les bĂ©bĂ©s abandonnĂ©s. Des nourrissons emmaillotĂ©s dĂ©posĂ©s dans une cour de mosquĂ©e, un terrain de sport noyĂ© de soleil ou un cinĂ©ma mal Ă©clairĂ©. Ceux qui avaient de la chance Ă©taient sauvĂ©s par des passants et confiĂ©s Ă des agents de police qui les habillaient et les nourrissaient gentiment, puis leur donnaient un nom â quelque chose dâoptimiste comme FĂ©licitĂ©, Joy, ou Esperanza, pour contrecarrer leur dĂ©but malheureux. Mais de temps Ă autre il y avait des bĂ©bĂ©s moins fortunĂ©s. Une nuit dehors au froid suffisait Ă les tuer.
En moyenne cinquante-cinq mille personnes mouraient Ă Istanbul chaque annĂ©e â et environ cent vingt dâentre elles seulement finissaient ici Ă Kilyos.
Du temps oĂč elle vivait en Anatolie, Nalan avait vu de prĂšs les faucons se poser sur lâĂ©paule de leurs ravisseurs, attendant patiemment la friandise ou lâordre suivant. Le sifflet du fauconnier, lâappel qui mettait fin Ă la libertĂ©. Elle avait remarquĂ© aussi quâon coiffait ces nobles rapaces dâun capuchon pour les empĂȘcher Ă coup sĂ»r de sâaffoler. Voir câest savoir, et savoir câest terrifiant. Tout fauconnier a appris que moins lâoiseau en voit, plus il est calme.
Mais sous ce capuchon oĂč il nây avait aucun repĂšre, oĂč le ciel et la terre se confondaient dans un repli de toile noire, mĂȘme rĂ©confortĂ©, le faucon devait se sentir nerveux, comme en prĂ©vision dâun coup qui pouvait tomber Ă nâimporte quel moment. Des annĂ©es plus tard, Nalan avait le sentiment que la religion â et le pouvoir et lâargent et lâidĂ©ologie et la politique â faisait Ă©galement office de capuchon. Toutes ces superstitions, ces prophĂ©ties, ces croyances privaient les humains de vision, les maintenaient sous contrĂŽle, au fond elles affaiblissaient leur estime de soi Ă tel point que dĂ©sormais ils avaient peur de tout et de nâimporte quoi.
Peut-ĂȘtre que la mort terrifie tout le monde, mais plus encore celui qui sait en son for intĂ©rieur quâil a vĂ©cu une vie de faux-semblants et dâobligations, une vie formatĂ©e par les besoins et les exigences des autres.
La religion avait toujours Ă©tĂ© pour elle source dâespoir, dâendurance et dâamour â un Ă©lan qui la soulevait dâun souterrain sombre vers une lumiĂšre spirituelle. Elle Ă©tait peinĂ©e de voir que le mĂȘme Ă©lan pouvait tout aussi aisĂ©ment en faire dĂ©gringoler dâautres jusquâau fond. Que les enseignements qui lui rĂ©chauffaient le cĆur et la rapprochaient de toute lâhumanitĂ©, sans distinction de croyance, couleur ou nationalitĂ©, puissent ĂȘtre interprĂ©tĂ©s de maniĂšre telle quâils divisaient, Ă©garaient et sĂ©paraient les ĂȘtres humains, semant graines dâhostilitĂ© et flots de sang. Si elle Ă©tait rappelĂ©e Ă Dieu un jour, et admise Ă sâasseoir en Sa prĂ©sence, elle aimerait beaucoup pouvoir Lui poser juste une question simple : « Pourquoi acceptes-Tu dâĂȘtre si souvent mal compris, Toi mon Dieu trĂšs beau et misĂ©ricordieux ? »
CâĂ©tait une pĂ©riode angoissante, rappellerait-elle par la suite Ă Nalan. Des civils innocents se faisaient tuer, chaque jour une bombe explosait quelque part, les universitĂ©s Ă©taient transformĂ©es en champs de bataille, des milices fascistes occupaient les rues, et la torture se pratiquait systĂ©matiquement dans les prisons. La rĂ©volution nâĂ©tait peut-ĂȘtre quâun mot pour certains, mais pour dâautres câĂ©tait une question de vie ou de mort.
Eh bien, ici, nous les femmes on doit toujours avoir sur nous une Ă©pingle Ă nourrice quand nous prenons le bus pour piquer le connard qui voudrait nous harceler. Je ne crois pas que ça soit pareil dans une grande ville occidentale. Il y a toujours des exceptions, bien sĂ»r, mais au pif je dirais que lâindice qui mesure le mieux lâĂ©cart entre âiciâ et âlĂ -basâ, câest le nombre dâĂ©pingles Ă nourrice utilisĂ©es dans les transports publics.
Mais sous ce capuchon oĂč il nây avait aucun repĂšre, oĂč le ciel et la terre se confondaient dans un repli de toile noire, mĂȘme rĂ©confortĂ©, le faucon devait se sentir nerveux, comme en prĂ©vision dâun coup qui pouvait tomber Ă nâimporte quel moment. Des annĂ©es plus tard, Nalan avait le sentiment que la religion â et le pouvoir et lâargent et lâidĂ©ologie et la politique â faisait Ă©galement office de capuchon. Toutes ces superstitions, ces prophĂ©ties, ces croyances privaient les humains de vision, les maintenaient sous contrĂŽle, au fond elles affaiblissaient leur estime de soi Ă tel point que dĂ©sormais ils avaient peur de tout et de nâimporte quoi.
Peut-ĂȘtre que la mort terrifie tout le monde, mais plus encore celui qui sait en son for intĂ©rieur quâil a vĂ©cu une vie de faux-semblants et dâobligations, une vie formatĂ©e par les besoins et les exigences des autres.
La religion avait toujours Ă©tĂ© pour elle source dâespoir, dâendurance et dâamour â un Ă©lan qui la soulevait dâun souterrain sombre vers une lumiĂšre spirituelle. Elle Ă©tait peinĂ©e de voir que le mĂȘme Ă©lan pouvait tout aussi aisĂ©ment en faire dĂ©gringoler dâautres jusquâau fond. Que les enseignements qui lui rĂ©chauffaient le cĆur et la rapprochaient de toute lâhumanitĂ©, sans distinction de croyance, couleur ou nationalitĂ©, puissent ĂȘtre interprĂ©tĂ©s de maniĂšre telle quâils divisaient, Ă©garaient et sĂ©paraient les ĂȘtres humains, semant graines dâhostilitĂ© et flots de sang. Si elle Ă©tait rappelĂ©e Ă Dieu un jour, et admise Ă sâasseoir en Sa prĂ©sence, elle aimerait beaucoup pouvoir Lui poser juste une question simple : « Pourquoi acceptes-Tu dâĂȘtre si souvent mal compris, Toi mon Dieu trĂšs beau et misĂ©ricordieux ? »
CâĂ©tait une pĂ©riode angoissante, rappellerait-elle par la suite Ă Nalan. Des civils innocents se faisaient tuer, chaque jour une bombe explosait quelque part, les universitĂ©s Ă©taient transformĂ©es en champs de bataille, des milices fascistes occupaient les rues, et la torture se pratiquait systĂ©matiquement dans les prisons. La rĂ©volution nâĂ©tait peut-ĂȘtre quâun mot pour certains, mais pour dâautres câĂ©tait une question de vie ou de mort.
Eh bien, ici, nous les femmes on doit toujours avoir sur nous une Ă©pingle Ă nourrice quand nous prenons le bus pour piquer le connard qui voudrait nous harceler. Je ne crois pas que ça soit pareil dans une grande ville occidentale. Il y a toujours des exceptions, bien sĂ»r, mais au pif je dirais que lâindice qui mesure le mieux lâĂ©cart entre âiciâ et âlĂ -basâ, câest le nombre dâĂ©pingles Ă nourrice utilisĂ©es dans les transports publics.
D/Ali expliqua que dans les grandes villes europĂ©ennes, les lieux de sĂ©pultures Ă©taient soigneusement disposĂ©s et bien entretenus, et si verdoyants quâils auraient pu passer pour des jardins royaux. Mais pas Ă Istanbul, oĂč les cimetiĂšres Ă©taient aussi dĂ©braillĂ©s que les vies menĂ©es Ă la surface. Ce nâĂ©tait pas seulement une affaire de propretĂ©. Ă un moment donnĂ© de leur histoire, les EuropĂ©ens avaient eu la brillante idĂ©e dâexpĂ©dier les morts sur les pourtours de leurs villes. Pas tout Ă fait « hors de vue, hors de lâesprit », mais Ă coup sĂ»r « hors de vue, hors de la vie urbaine ». On avait Ă©tabli des lieux dâinhumation au-delĂ des murs de la ville ; les fantĂŽmes furent sĂ©parĂ©s des vivants. Ce fut fait de façon rapide et efficace, comme de sĂ©parer les jaunes dâĆuf des blancs. La nouvelle disposition se rĂ©vĂ©la trĂšs bĂ©nĂ©fique. NâĂ©tant plus forcĂ©s de voir des pierres tombales â ces sinistres rappels de la briĂšvetĂ© de lâexistence et de la sĂ©vĂ©ritĂ© divine â les citoyens europĂ©ens galvanisĂ©s se lancĂšrent dans lâaction. Une fois la mort chassĂ©e de leur routine quotidienne, ils pouvaient se concentrer sur dâautres sujets ; composer des arias, inventer la guillotine, puis la locomotive Ă vapeur, coloniser le Nouveau Monde et dĂ©couper le Moyen-Orient⊠On peut faire tout cela et bien plus quand on Ă©loigne de son esprit le fait perturbant dâĂȘtre un simple mortel.
« Et Istanbul ? » demanda Leila.
Sâappropriant le dernier morceau de baklava, D/Ali rĂ©pliqua : « Ici câest diffĂ©rent. Cette ville appartient aux morts. Pas Ă nous. »
Ă Istanbul les vivants nâĂ©taient que des rĂ©sidents temporaires, les hĂŽtes non invitĂ©s, ici aujourdâhui partis demain, et au fond chacun le savait. Les pierres tombales blanches croisaient les citadins Ă chaque tournant â au bord des routes, des centres commerciaux, des parkings ou des terrains de football, dispersĂ©es dans tous les recoins, comme un collier de perles dont le fil sâest rompu. D/Ali dĂ©clara que si des millions de Stambouliotes nâutilisaient quâune fraction de leur potentiel, câĂ©tait dĂ» Ă la proximitĂ© dĂ©courageante des sĂ©pultures. On perd tout goĂ»t de lâinnovation quand on vous rappelle constamment que la Grande Faucheuse se tient au coin de la rue, sa faux rougie Ă©tincelant au soleil. VoilĂ pourquoi les projets de rĂ©novation nâaboutissaient Ă rien, que lâinfrastructure Ă©chouait et que la mĂ©moire collective Ă©tait aussi tĂ©nue quâun mouchoir en papier. Pourquoi sâentĂȘter Ă dessiner lâavenir ou Ă commĂ©morer le passĂ© quand nous glissons tous sur la pente vers la sortie finale ? La dĂ©mocratie, les droits de lâhomme, la libertĂ© de parole â Ă quoi bon, si nous sommes tous sur le point de mourir ? Lâorganisation des cimetiĂšres et le traitement des morts, conclut D/Ali, voilĂ la principale diffĂ©rence entre les civilisations.
« Et Istanbul ? » demanda Leila.
Sâappropriant le dernier morceau de baklava, D/Ali rĂ©pliqua : « Ici câest diffĂ©rent. Cette ville appartient aux morts. Pas Ă nous. »
Ă Istanbul les vivants nâĂ©taient que des rĂ©sidents temporaires, les hĂŽtes non invitĂ©s, ici aujourdâhui partis demain, et au fond chacun le savait. Les pierres tombales blanches croisaient les citadins Ă chaque tournant â au bord des routes, des centres commerciaux, des parkings ou des terrains de football, dispersĂ©es dans tous les recoins, comme un collier de perles dont le fil sâest rompu. D/Ali dĂ©clara que si des millions de Stambouliotes nâutilisaient quâune fraction de leur potentiel, câĂ©tait dĂ» Ă la proximitĂ© dĂ©courageante des sĂ©pultures. On perd tout goĂ»t de lâinnovation quand on vous rappelle constamment que la Grande Faucheuse se tient au coin de la rue, sa faux rougie Ă©tincelant au soleil. VoilĂ pourquoi les projets de rĂ©novation nâaboutissaient Ă rien, que lâinfrastructure Ă©chouait et que la mĂ©moire collective Ă©tait aussi tĂ©nue quâun mouchoir en papier. Pourquoi sâentĂȘter Ă dessiner lâavenir ou Ă commĂ©morer le passĂ© quand nous glissons tous sur la pente vers la sortie finale ? La dĂ©mocratie, les droits de lâhomme, la libertĂ© de parole â Ă quoi bon, si nous sommes tous sur le point de mourir ? Lâorganisation des cimetiĂšres et le traitement des morts, conclut D/Ali, voilĂ la principale diffĂ©rence entre les civilisations.
Peu aprĂšs il avait remarquĂ© les entailles sur lâintĂ©rieur de ses bras, et avait devinĂ© quâelle devait en avoir de semblables sur les mollets et sur les cuisses. Inquiet, il lâavait pressĂ©e de questions, auxquelles elle avait rĂ©pondu par un haussement dâĂ©paules. Câest bon, je sais quand je dois mâarrĂȘter. Cette confession, car câen Ă©tait bien une, nâavait fait quâaggraver son inquiĂ©tude. Lui, plus que quiconque, avant quiconque, avait su dĂ©chiffrer la souffrance de Leila. Un chagrin dense, profond, sâĂ©tait emparĂ© de lui ; un poing sâĂ©tait refermĂ© sur son cĆur. Chagrin quâil avait tenu cachĂ© de tous et nourri pendant toutes ces annĂ©es, car quâest-ce donc que lâamour sinon soigner la douleur de lâautre comme si câĂ©tait la vĂŽtre ?
Istanbul Ă©tait une ville liquide. Rien ici de permanent. Rien qui semble Ă©tabli. Tout avait dĂ» commencer des milliers dâannĂ©es auparavant, quand les lames de glace fondirent, que les eaux montĂšrent, et que toutes les formes de vie connues furent dĂ©truites. Les pessimistes avaient Ă©tĂ© les premiers Ă fuir les lieux, sans doute ; et les optimistes Ă choisir dâattendre pour voir comment les choses allaient tourner. Nalan se dit que lâune des tragĂ©dies constantes de lâhistoire humaine, câest que les pessimistes sont plus douĂ©s pour la survie que les optimistes, dâoĂč il sâensuit logiquement que lâhumanitĂ© vĂ©hicule les gĂšnes dâindividus qui ne croient pas en lâhumanitĂ©.
Jusquâen 1990, lâarticle 438 du Code pĂ©nal turc permettait de rĂ©duire dâun tiers la sanction dâun violeur sâil pouvait prouver que sa victime Ă©tait une prostituĂ©e. Les lĂ©gislateurs dĂ©fendaient cet article en arguant que « la santĂ© mentale ou physique dâune prostituĂ©e ne peut ĂȘtre affectĂ©e nĂ©gativement par un viol ». En 1990, face au nombre croissant dâagressions commises contre des travailleuses du sexe, il y eut de nombreuses manifestations dans diverses parties du pays. GrĂące Ă cette forte rĂ©action de la sociĂ©tĂ© civile, lâarticle 438 fut abrogĂ©. Mais il nây a eu depuis que trĂšs peu, voire pas du tout, dâamendements lĂ©gaux en faveur de lâĂ©galitĂ© des sexes, ou de mesures spĂ©cifiques visant Ă amĂ©liorer la condition des prostituĂ©es.
Istanbul Ă©tait une ville liquide. Rien ici de permanent. Rien qui semble Ă©tabli. Tout avait dĂ» commencer des milliers dâannĂ©es auparavant, quand les lames de glace fondirent, que les eaux montĂšrent, et que toutes les formes de vie connues furent dĂ©truites. Les pessimistes avaient Ă©tĂ© les premiers Ă fuir les lieux, sans doute ; et les optimistes Ă choisir dâattendre pour voir comment les choses allaient tourner. Nalan se dit que lâune des tragĂ©dies constantes de lâhistoire humaine, câest que les pessimistes sont plus douĂ©s pour la survie que les optimistes, dâoĂč il sâensuit logiquement que lâhumanitĂ© vĂ©hicule les gĂšnes dâindividus qui ne croient pas en lâhumanitĂ©.
Jusquâen 1990, lâarticle 438 du Code pĂ©nal turc permettait de rĂ©duire dâun tiers la sanction dâun violeur sâil pouvait prouver que sa victime Ă©tait une prostituĂ©e. Les lĂ©gislateurs dĂ©fendaient cet article en arguant que « la santĂ© mentale ou physique dâune prostituĂ©e ne peut ĂȘtre affectĂ©e nĂ©gativement par un viol ». En 1990, face au nombre croissant dâagressions commises contre des travailleuses du sexe, il y eut de nombreuses manifestations dans diverses parties du pays. GrĂące Ă cette forte rĂ©action de la sociĂ©tĂ© civile, lâarticle 438 fut abrogĂ©. Mais il nây a eu depuis que trĂšs peu, voire pas du tout, dâamendements lĂ©gaux en faveur de lâĂ©galitĂ© des sexes, ou de mesures spĂ©cifiques visant Ă amĂ©liorer la condition des prostituĂ©es.
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