mercredi 18 mai 2022

[Murakami, Haruki] Première personne du singulier

 

 

 

J'ai aimé

 

Titre : Première personne du singulier

Auteur : MURAKAMI Haruki

Traduction : Hélène MORITA

Parution : en français (Belfond) en 2022

Pages : 160

 

   

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Après le succès de Des hommes sans femmes, Murakami renoue avec la forme courte. Composé de huit nouvelles inédites, écrites, comme son titre l’indique, à la première personne du singulier, un recueil troublant, empreint d’une profonde nostalgie, une sorte d’autobiographie déguisée dont nous ferait cadeau le maître des lettres japonaises.
 
Un homme se souvient
De la femme qui criait le nom d’un autre pendant l’amour
Du vieil homme qui lui avait révélé le secret de l’existence, la « crème de la crème de la vie »
De Charlie Parker qui aurait fait un merveilleux disque de bossa-nova s’il en avait eu le temps
De sa première petite amie qui serrait contre son cœur le vinyle With the Beatles
Des matchs de base-ball si souvent perdus par son équipe préférée
De cette femme si laide et si séduisante qui écoutait le Carnaval de Schumann
Du singe qui lui avait confessé voler le nom des femmes qu’il ne pouvait séduire
De ces costumes qu’on endosse pour être un autre ou être davantage nous-même.
 
Un homme, Murakami peut-être, se souvient que tous ces instants, toutes ces rencontres, anodines ou essentielles, décevantes ou exaltantes, honteuses ou heureuses, font de lui qui il est.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né à Kyoto en 1949 et élevé à Kobe, Haruki Murakami a étudié le théâtre et le cinéma, puis a dirigé un club de jazz, avant d’enseigner dans diverses universités aux États-Unis. En 1995, à la suite du tremblement de terre de Kobe et de l’attentat du métro de Tokyo, il décide de rentrer au Japon.
Plusieurs fois pressenti pour le prix Nobel de littérature, Haruki Murakami a reçu le Yomiuri Literary Prize, le prix Kafka, le prix de Jérusalem pour la liberté de l’individu dans la société en 2009 et le prix Hans Christian Andersen en 2016.
Tous ses romans sont disponibles chez Belfond et repris en poche par 10/18.

 

 

Avis :

Inédites ou déjà parues dans des revues, les huit nouvelles qui composent ce recueil ont en commun la « Première personne du singulier » : un « je » qui ne cesse de jouer sur une ambiguïté malicieusement entretenue, ni tout à fait l’auteur, ni tout à fait un autre, et qui semble nous inviter à une conversation amicale où l’on évoquerait avec nostalgie l’ombre de quelques vieux souvenirs.

Ainsi, mêlées, comme autant de rappels de leur nature imaginaire, de détails poétiques, oniriques, ou même franchement fantastiques, ces confidences à mi-voix où se multiplient les références au véritable vécu de l’auteur – ses goûts de mélomane, lui qui eut un club de jazz à Tokyo ; sa passion pour le base-ball ; ou encore le décor de la ville de Kobe où il a grandi – instaurent un sentiment d’intimité complice pour nous emmener dans ce qui ressemble à une réflexion, pas si à bâtons rompus que ça, sur les hasards et les bifurcations de la vie.

Des rencontres fortuites et sans lendemain qui laissent pourtant des traces indélébiles ; des faits à première vue insignifiants, mais qui résonnent encore dans la mémoire des décennies plus tard ; des rêves et des situations imaginaires aux prolongements néanmoins étrangement réels : autant de petits cailloux, qui, anodins individuellement, tracent ensemble comme l’idée d’une trajectoire, peut-être le destin d’un homme capable de ne s’en apercevoir qu’avec le recul de l’âge.

Alors, peu importe au fond la part de vérité ou de fantaisie dans ces huit petits contes, drôles ou graves. L’une et l’autre s’interpénètrent et se nourrissent, révélant tout autant l’homme derrière l’écrivain, en une composition dont « il n’est pas exclu, écrit-il, qu’elle constitue aussi comme une courte biographie d’un être humain, moi-même », mais qu'il conclut sur un clin d'oeil : « Je crois que j’avais peur. J’étais saisi d’angoisse à la pensée qu’un je, qui n’était pas le vrai moi, ait fait quelque chose d’horrible (…). Et j’avais peur aussi que quelque chose à l’intérieur de moi, dont j’ignorais tout, soit exposé en pleine lumière ». Comme si, soudain pris de timidité, son « je » couché sur le papier craignait de se voir transformé par ses lecteurs en un « il » où il ne se reconnaîtrait plus.

Humour et nostalgie imprègnent ce drôle d’autoportrait en pointillés du célèbre romancier japonais, dont cette ultime acrobatie préserve tout le mystère. (3,5/5)

 

Citations :

Bon nombre d’années se sont écoulées depuis. Il semble étrange (ou peut-être qu’après tout, non, cela n’a rien de curieux), mais il suffit d’un battement de paupières, et les hommes vieillissent. À chaque instant, nos corps, sans espoir de retour, s’en vont vers l’anéantissement. À peine a-t-on fermé les yeux, puis les a-t-on rouverts, que bien des choses ont disparu (certaines avaient un nom, d’autres pas). Soufflées par les vents violents de la pleine nuit, elles ont été emportées quelque part sans laisser de trace. Il n’en subsiste qu’un frêle souvenir. Mais non, on ne peut pas compter sur les souvenirs non plus. Qui pourrait affirmer avec certitude ce qui nous est vraiment arrivé par le passé ?
Cependant, si nous avons de la chance, demeureront parfois quelques mots à nos côtés. Dans les profondeurs de la nuit, ils graviront la colline, se faufileront dans de petites cavités adaptées à leur morphologie et effaceront tout signe de leur présence en laissant souffler bien loin les vents sauvages du temps. Et lorsque, à l’aube, la tempête aura enfin cessé, les mots survivants réapparaîtront secrètement à la surface de la terre. Généralement calmes, timides, ne disposant que de moyens d’expression ambigus, ils sont toutefois prêts à témoigner. En témoins honnêtes et impartiaux. Seulement, pour forger des mots aussi persévérants, ou les découvrir et les abandonner, il faut un dévouement inconditionnel, qui vous engage corps et âme.
 

Ce que je trouve curieux dans le fait de vieillir, ce n’est pas que moi-même je prenne de l’âge. Et pas non plus que le jeune moi du passé soit devenu vieux, avant même que j’en aie eu conscience. Je suis plutôt déconcerté de voir comment tous ceux de ma génération ont vieilli, comment les jolies filles si pleines d’entrain que je connaissais sont à présent assez avancées dans la vie pour avoir deux ou trois petits-enfants. J’en éprouve un léger trouble, voire de la tristesse. Même si pour ma part, je ne trouve pas triste d’avoir ce même âge avancé.         
Ce qui me rend mélancolique, je crois, à propos des jeunes filles de mon entourage, des vieilles dames maintenant, c’est d’être obligé de reconnaître que mes rêves de jeunesse ont disparu à tout jamais. La mort d’un rêve est peut-être plus triste, en un sens, que celle d’un être vivant.
 

On a pu dire que le temps le plus heureux de notre vie fut celui où les chansons pop avaient un sens véritable pour nous, où elles se glissaient profondément en nous, avec un parfait naturel. Peut-être en effet. Ou peut-être pas. La pop, après tout, pourrait n’être que de la pop. Et rien de plus. Comme il se pourrait que finalement nos vies ne soient que des biens de consommation contrefaits. Et rien de plus.
 

Il se tut alors un instant, me scrutant intensément pour voir si je comprenais ce qu’il me disait. C’était comme s’il avait collé son visage à la fenêtre d’une maison pour en inspecter l’intérieur.
 

De 1968 à 1977, j’ai assisté à un nombre astronomique (à ce qu’il m’a semblé) de matchs perdus. Pour le dire autrement, je m’étais peu à peu habitué à un monde de défaites constantes. Tel un plongeur qui adapte son corps à la pression de l’eau, lentement mais sûrement. Car dans la vie il y a plus de défaites que de victoires. Et la véritable sagesse consiste davantage à apprendre à être un bon perdant qu’à savoir comment vaincre.
 
 
J’ai connu quelques femmes très séduisantes. De celles dont, au premier coup d’œil, on pense : « Oh, quelle jolie femme ! » Mais ces belles créatures, ou du moins la plupart, ne me parurent jamais profiter vraiment de leur beauté, en jouir inconditionnellement. Je trouvais cela très curieux. Les femmes que la nature a dotées d’une grande beauté attirent souvent l’attention des hommes et suscitent l’envie ou la flatterie chez les autres femmes. Elles sont comblées de présents coûteux, d’hommages d’innombrables admirateurs. Alors, pourquoi n’ont-elles jamais l’air heureuses ? Et pourquoi sont-elles même déprimées parfois ?         
Il ressort de mes observations que beaucoup de jolies femmes de ma connaissance sont insatisfaites ou irritées en raison de tout petits défauts chez elles – comme chaque être humain en possède forcément – et que rancœur et amertume ne cessent de les ronger. Elles sont en permanence tracassées par ces imperfections, si minuscules ou insignifiantes soient-elles. Le cas échéant, elles peuvent en devenir obsédées, par exemple, que leurs gros orteils soient trop gros, que la forme de leurs ongles soit affreuse, ou la taille de leurs mamelons, différente. J’ai connu une fois une très jolie femme qui estimait que les lobes de ses oreilles étaient anormalement longs et qui les dissimulait toujours sous ses cheveux. La longueur (excessive ou non) des lobes d’oreille est quelque chose qui m’indiffère totalement (elle me montra les siens un jour, mais à mes yeux, ils étaient simplement normaux). Ou alors il n’est pas impossible que cette fameuse longueur des lobes (ou autre broutille semblable) ne soit finalement que le substitut d’autre chose.         
En comparaison, ne pourrait-on pas dire d’une femme capable de jouir à sa manière de son manque de beauté – de sa laideur – qu’elle est bien plus heureuse ? Et de même que toute belle femme possède quelque laideur, toute femme laide a aussi quelque beauté. Mais contrairement aux belles, les laides, semble-t-il, s’obligent à profiter de leurs points forts. Et pour elles, ceux-ci ne sont jamais des substituts ou des métaphores.


« Nous vivons tous masqués – plus ou moins. Dans ce monde féroce, on ne peut pas vivre sans masque. Le visage d’un ange véritable peut être caché derrière le masque d’un diable et le visage d’un diable peut être caché sous celui d’un ange. Ce n’est jamais l’un ou l’autre, mais toujours l’un et l’autre. C’est ainsi que nous sommes, nous les humains. Ce qu’exprime le Carnaval. Schumann a été capable de voir les deux. Aussi bien les masques que les visages. Parce que c’était un homme à l’âme déchirée, qui vivait douloureusement écartelé entre son masque et son visage. (…)
« Il se peut que certains aient gardé leur masque tellement longtemps qu’il leur colle à tout jamais à la peau, dis-je.         
— Oui, c’est possible, répondit-elle à voix basse avec un petit sourire. Mais même si le masque reste collé sans plus jamais se détacher, cela ne change rien au fait que, derrière, il y a un autre visage.       
— Sauf que personne ne peut le voir.         
— Si, si. Il existe des hommes capables de le discerner. Quelque part, ces hommes-là existent, c’est sûr.         
— Robert Schumann possédait cette faculté, mais en fin de compte il n’a pas trouvé le bonheur. À cause de la syphilis, de la schizophrénie et de ses démons.
— Mais Schumann nous a laissé une musique extraordinaire. Une musique merveilleuse, que personne d’autre que lui n’aurait pu composer », dit-elle. Et très bruyamment, elle fit craquer les articulations de ses dix doigts, l’un après l’autre. « Merci à la syphilis, à la schizophrénie, aux démons.


 

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