vendredi 6 mai 2022

[Imhof, Valentine] Le blues des phalènes

 


 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le blues des phalènes

Auteur : Valentine IMHOF

Parution : 2022 (Rouergue)

Pages : 480

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

C’est l’Amérique des années 1930. Celle de la Prohibition, du suprémacisme blanc, de la misère qui a jeté des millions d’affamés sur les routes. Quand ils ne voyagent pas agrippés sous un train, de ceux dont la conquête de l’Ouest a pavé le pays et qui mènent à présent jusqu’au Pacifique. Et cet horizon-là, celui des rivages de la Californie, prometteurs d’un avenir doré, c’est celui de deux hommes, d’une femme et d’un enfant. Milton, le rejeton prodigue qui a rompu les ponts avec sa richissime famille ; Arthur, le vétéran de la guerre des Boers et des tranchées de la Somme, qui porte le poids de crimes impardonnables ; Pekka, née le jour où sa mère posait le pied sur le sol de New York et qui change de nom à chaque fois qu’elle veut changer de vie ; Nathan, enfin, le fils de l’Explosion, qui fuit le mal et le retrouve où qu’il aille. Ces quatre destins prodigieux s’entrecroisent autour d’un moment unique qui les réunit tous : l’explosion de la ville d’Halifax, en Nouvelle-Écosse, le 6 décembre 1917, la plus terrible dévastation causée par l’homme avant l’ère nucléaire.
Valentine Imhof, révélée par ses deux romans noirs : Par les rafales (2018) et Zippo (2019), nous emporte à travers le blizzard, les coups du sort, les renaissances, les échecs, les chagrins effroyables, les espoirs fous, sur les lignes de vie de ces magnifiques passagers d’Amérique.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en 1970 à Nancy, Valentine Imhof s'est fixée en 2000 à Saint-Pierre-et-Miquelon où elle est professeur de lettres. Avant ça, elle a vécu aux États-Unis et beaucoup voyagé en Scandinavie. Elle est l'autrice d'une biographie d'Henry Miller, La Rage d'écrire (2017), aux éditions Transboréal. Elle a publié deux romans au Rouergue : Par les rafales (2018, prix Le Polar se met au vert 2021) et Zippo (2019).

 

 

Avis :

Dans l’Amérique des années trente, quatre destins nous emportent dans la tourmente de la Grande Dépression, alors que des millions de misérables se sont lancés sur les routes dans l’espoir d’un avenir meilleur : Milton a rompu avec sa riche famille de banquiers et d’industriels ; Arthur traîne son trouble et lourd passé de vétéran de guerre ; Pekka ne cesse de changer d’identité pour tenter d’échapper à sa triste condition ; l’adolescent Nathan s’accroche à qui il peut dans son errance à travers le pays.

Tout commence dans la ville canadienne de Halifax, lorsqu’en 1917, la collision entre deux navires, dont l’un chargé de munitions à destination de la guerre en Europe, fait sauter la ville en ce qui restera la plus puissante explosion d’origine humaine jusqu’aux bombes atomiques de 1945. Non contente de bousculer à jamais la destinée des rares survivants, la déflagration semble générer une onde de choc infinie dans la vie des personnages du roman, embarqués dans une inexorable glissade vers un malheur sans cesse réinventé.

En 1933, tandis que l’Exposition Universelle de Chicago vante un siècle de progrès pour la glorieuse Amérique, le pays touche en réalité le fond après quatre ans de crise sans précédent. Le chômage frappe un quart de la population et prive de toit des centaines de milliers de familles. Exploités dans d’infernales conditions, en particulier dans les vergers californiens, les ouvriers sont tentés de rejoindre des syndicats. Des marches de protestation s’organisent, comme celle, en 1932, des anciens combattants réclamant, en raison de la crise, le paiement immédiat de la prime qui leur était promise pour 1945. Crispés jusqu’à la paranoïa par la peur du communisme et du désordre intérieur, politiciens et suprémacistes blancs réagissent par la répression violente, tandis que racisme, antisémitisme et sympathies fascisantes viennent empoisonner un peu plus l’atmosphère explosive d’un pays englué dans le désespoir.

C’est une fresque foisonnante que construit, par touches impressionnistes, ce récit éclaté en multiples rebonds, dans le temps et entre ses personnages. De l’explosion de Halifax à la crise de 1929, en passant par les conflits armés et par la violence sociale, émerge l’impression quasi apocalyptique d’un espace de vie transformé en champ de désolation par des déflagrations en chaîne. Nul espoir ne vient éclairer ces destins, comme brisés dans l’oeuf et inexorablement martelés par le malheur. Une fatalité pesante les condamne : celle de l’indifférence et de la peur des plus riches et des plus puissants, anxieux du maintien de l’ordre de leur univers privilégié, au point de fraterniser avec les penchants les plus obscurs du racisme, du fascisme et de l’autoritarisme.

Nombreux sont les faits méconnus et saisissants qui viennent émailler cette reconstitution historique dense et impressionnante, servie par une narration fluide, incisive et engagée. Un très beau roman, terriblement noir, qui m’a donné envie de relire Les raisins de la colère. (4/5)

 

 

Citations :

La nature finit toujours par digérer les hommes. Elle s’applique à effacer leurs traces dérisoires. Elle n’a aucun mal à le faire. Ils ne connaissent que l’urgence, la jouissance immédiate, le présent. Elle a la permanence, la patience et le temps. Et leur reprend ce qu’ils amassent, ce qu’ils croient être à eux, sans comprendre que rien, jamais, ne leur appartient. L’illusion de la possession, tout au plus un emprunt, un droit d’usage temporaire. Puisqu’à la fin il faut tout rendre. Jusqu’au calcaire de ses os. Jusqu’à la dernière goutte d’eau de sa dernière cellule.
 

La nature sent les hommes s’agiter à sa surface, indifférente à leurs vies insignifiantes et si vite achevées, qu’elle reprend par monceaux, dans un haussement d’épaules ou un éternuement. Un tremblement de terre, un blizzard dévorant, une tempête de sable, l’éruption de l’un de ses volcans, un microbe invisible, la morsure d’un serpent. Tout cela ne lui est rien. Des sautes d’humeur, des frissons, des chiquenaudes, qui font mouche à chaque fois. Qui révèlent, involontairement, sa puissance, et tuent les hommes. Par mégarde.
Et suite à ce qui ressemble fort à un malentendu, les hommes interprètent ces différentes manifestations accidentelles comme des défis à relever, comme une incitation à la lutte. Et dans leur prétention ridicule, ils ne voient pas l’absurdité de ce combat, ne comprennent pas que la nature ne lutte pas, ni avec eux, ni contre eux, qu’elle ne peut être leur rivale parce que les hommes, elle s’en fiche complètement. Leurs exploits technologiques idiots, leurs lubies de conquête, leurs fantasmes d’être les premiers à planter un drapeau dans un désert glacé, elle s’en moque. Leurs espérances et leurs impostures, leurs records et leurs mirages, leurs victoires et leurs défaites, elle n’y accorde pas le moindre intérêt.             
Et toutes ces foutaises n’ont, sans doute, pas grand sens non plus pour les hommes eux-mêmes. Des moyens d’échapper, momentanément, à l’angoisse d’être et aussi à l’ennui. Mettre à profit le temps qui passe. Comme si le remplir était un impératif. Comme si le regarder s’écouler sans gesticuler était un horrible gâchis. Comme si ne pas se démener, ne pas céder à un remuement vain, étaient une offense à toutes les divinités qu’ils se sont inventées.             
Partout, concepteurs, architectes, ingénieurs et savants cultivent la démesure et lancent des cohortes d’ouvriers sur des chantiers pharamineux, toujours plus innovants, toujours plus ambitieux, débordants d’arrogance. Construire les ruines du futur, voilà un projet qui a belle allure ! Une saine occupation ! Qui accapare les hommes depuis des siècles, depuis toujours. Une besogne, un passe-temps, une destinée, un trompe-l’œil.
 
 
[Exposition Universelle 1933]
Chicago 1833-1933 : Un Siècle de Progrès.
Son passé de pacotille où les époques se télescopent sans égard pour l’Histoire, où l’Europe semble sortie d’un livre des frères Grimm, où l’Asie est peuplée de geishas, l’Afrique de cannibales et la glorieuse Amérique de héros morts à Gettysburg et Fort Dearborn…     
Chicago 1833-1933 : Un Siècle de Progrès. Un avenir électrique, métallique, fantastique, où chacun pourra habiter une maison rose pleine de vitres, où les trains et les voitures fileront comme des torpilles et leur ressembleront, où le pétrole répandra sur le monde un confort délicieux, où la Science saura vaincre la mort et rendre tous les hommes éternels et heureux.     
Et entre ce passé fantasque et cet avenir fumeux, rien. Le Présent effacé. Le marasme n’est pas convié à la fête.
Franchir les grilles de Dunham Park, qui sert d’écrin à l’Exposition, et tout laisser dehors, derrière soi. Pour 50 ¢, s’acheter l’amnésie et un voyage temporel vers tous les azimuts qui fait oublier le quotidien, la puanteur, la misère, le désordre, la laideur du désespoir, l’impossibilité d’entrevoir que demain sera moins moche qu’aujourd’hui, la certitude que demain n’existe plus.             
Pour seulement deux quarters, faire semblant de croire que le monde est beau et enivrant, qu’il baigne ses couleurs éclatantes dans de la musique de kermesse, que les combats sont des spectacles, des chorégraphies proprettes, qui se succèdent, toutes les demi-heures, et dont on applaudit en riant les interprètes, Peaux-rouges, Africains, Confédérés, Anglais, quand à la fin ils se relèvent de leurs cascades et font une révérence en souriant.         
De la gaîté, un affolement, une ivresse. On se met à loucher, on titube. Les yeux ne savent plus où se tourner, où se poser, subjugués par les lumières d’un passé glorieux, affriandés par les promesses d’un avenir plus remarquable encore. Du rêve frelaté qui laisse un goût trop sucré dans la bouche. Une virée endiablée dont on se réveille groggy, affublé d’une méchante gueule de bois.


Il a marché toute la journée sur les trottoirs de la deuxième plus grande ville d’Amérique. Il y a vu des cortèges résignés d’affamés. Une multitude de laissés-pour-compte alignés le long des murs comme pour une exécution de masse. Des visages hâves. Des yeux hagards. Des ventres qui gargouillent. Un peuple d’anonymes qui ne sont plus des personnes, qui ne sont plus rien, devenus inutiles, transparents, depuis qu’ils sont chômeurs, devenus encombrants, devenus des nuisibles. Des moribonds que la récession ne se lasse pas de siphonner. La récession qui ne ressemble pas, comme on voudrait le leur faire croire, à un nuage noir dans le ciel des banquiers que le vent de la Croissance finira par chasser. Les métaphores de ce genre-là sont en toc, ils n’y croient plus. Ils ont les leurs, celles qui leur parlent. La récession est pour eux une lèpre, une sangsue, une garce insatiable qui n’a de cesse de les bouffer vivants.    
Rue après rue, Arthur les a vus chanceler, en sursis, trop fatigués pour se tenir droit sur leurs guibolles, trop hébétés pour encore croire en la révolte. Une reproduction effrayante du même regard vide, rue après rue. Une misère à son comble pour laquelle la Marche du Progrès ne signifie plus rien.
 
 
Bobbie était déjà méchamment attaqué. Ce qu’il s’enfilait tous les jours avait fini par lui griller la cervelle aussi sûrement que s’il l’avait mise à frire dans une poêle pleine de saindoux. Il a vraiment lampé n’importe quoi depuis qu’il ne travaille plus à l’abattoir, et c’est à se demander comment tout ça ne l’a pas tué avant. Il a d’abord éclusé de l’alcool de pharmacie, et puis quand le drugstore a été à court de rub-a-dub, il est passé au bay rum, qui n’a de rhum que le nom et les 58° annoncés sur l’étiquette. Et cette eau de Cologne après-rasage est devenue sa bibine, il la buvait comme du petit-lait. Il cocotait du goulot plus que toutes les poules de l’Arrowhead réunies. Et puis quand certains de ses copains ont commencé à devenir aveugles, à chier du sang, et à claboter, c’est là qu’il a compris ce que signifiait la petite phrase en italique Réservé à l’usage externe… Pour autant, ça l’a pas calmé. Et dès qu’il avait quelques cents de vaillants, il fonçait à l’épicerie pour acheter des boîtes de Sterno Canned Heat, de l’alcool gélifié, en conserve, qu’on utilise pour se chauffer ou cuisiner, une pâte rose à consistance de pommade, qu’il a d’abord mangée à la petite cuillère, à même le pot, avant de la passer à travers une tranche de pain pour ajouter le jus récupéré à de la bibine de ménage. Une recette maison qui l’a fait se rouler par terre plus souvent qu’à son tour, la tripaille en fusion, à se vider par les deux bouts comme si tout son intérieur était devenu liquide.


Maintenant que Nathan est parti, elle ne va pas s’encombrer de Leah. Elle ne peut pas. Elle n’a jamais été une mère. Pas faite pour ça. Et d’ailleurs, elle ne lui doit rien. Est-ce qu’on doit jamais quoi que ce soit à personne, dans un monde où c’est le hasard qui décide de tout ? Parce que si y a bien une chose dont on puisse être sûr, c’est que ce qui arrive aurait aussi bien pu ne pas se produire, jamais. La vie, c’est rien qu’une ribambelle d’accidents… De la naissance à la mort, on n’a pas voix au chapitre, on ne peut vraiment jurer de rien, jamais prévoir ce qui va nous tomber dessus. Il faut faire avec des peut-être ou des peut-être pas. Et aussi avec des mots, tout un tas de mots inutiles, parce qu’ils n’expriment rien ou alors pas grand-chose… La chance, la guigne, y a pas l’épaisseur d’une épingle entre les deux. On croit pouvoir esquiver, passer son tour, on pense avoir le choix. Mais en définitive, le choix, il se fait sans nous, il se fait tout seul. Les événements, les circonstances, la destinée, la volonté divine, on peut bien appeler ça comme on veut, mais ça dit juste qu’on n’y est pour rien dans tout ce qui se passe… Ce qui vient d’arriver à Bobbie, c’est pareil. Ni elle ni lui n’ont prévu, n’ont voulu, que ça se termine de cette façon-là, ici et aujourd’hui… Il y a eu leur rencontre et puis maintenant ça… Une accumulation de coïncidences pour en arriver là. Leah aussi, un accident, une chose qui arrive, qui est arrivée, un des maillons du drame. Soit, et après ? On ne peut quand même pas s’encombrer de tout ce qui nous arrive ! Y a des moments, faut faire du tri. On ne peut pas tout trimballer, surtout pas son passé. Et puis, où qu’elle aille, maintenant qu’il faut foutre le camp, ça ne peut pas être un endroit pour les petites filles. Le monde, là dehors, n’est pas fait pour les gamines de quatre ans. La petiote a passé la journée chez les Ferguson, et c’est bien comme ça. Avec le temps qu’il fait, ils comprendront que personne ne vienne ce soir la rechercher. Ils vont la garder pour la nuit et peut-être même pour toujours. Ce serait très bien, une grande sœur pour leurs trois petits gars… Ça leur ferait une belle famille, une vraie !


Elle est sortie par la porte de derrière. Pas dans l’intention de se faire la paire sans qu’on la voie, comme une honteuse. Parce qu’il y a aucun danger qu’on fasse cas d’elle ici ce matin. Le premier voisin habite à plus d’un demi-mile, et ses allées et venues n’ont jamais intéressé personne. Non, elle a dû sortir par l’arrière parce que l’entrée était bloquée, condamnée. Une facétie de la tempête. Tout l’avant de la maison disparu, escamoté par une meute de congères qui se sont donné le mot pour se regrouper ici et se sont fait la courte échelle pour monter jusqu’au toit. Lorsqu’elle a ouvert, elle s’est retrouvée face à un mur : l’empreinte de la porte dessinée en creux dans la neige tassée et dure. Neige qu’en d’autres circonstances, elle aurait demandé à Bobbie de déblayer à grands coups de hache. Si les choses n’étaient pas ce qu’elles sont. 


Pas grand-chose à quoi se tenir, là-dessous, et surtout pas grand temps pour réfléchir, quand le train démarre et que les vigiles grouillent de tous les côtés. Deux barres de métal qui courent, parallèles, à 35-40 centimètres l’une de l’autre. On entortille comme on peut une jambe autour de la première, et pareil avec la deuxième jambe et la deuxième barre. Et on bloque avec les bras, en les croisant comme on peut et en se serrant les poignets, à la manière d’une double poignée de main, ou d’une tentative de bras de fer, avec soi-même. Et on se réjouit un tout petit peu, c’est fugace mais quand même, parce qu’on a suffisamment grandi… Les bras juste assez longs, les muscles juste assez forts pour bien assurer cette double étreinte, ce double étau… Et ensuite, il suffit de rester immobile, comme un crapaud ou une grenouille, dos aux rails… Et surtout de ne pas penser à ce qui se passe juste en dessous, à quelques centimètres à peine. Les traverses qui défilent à toute vitesse, les cailloux qui sautent et éraflent la nuque, et rebondissent sous la carcasse du wagon et ricochent partout à la fois, griffent la figure. Crépitements métalliques, assourdissants, nuées d’étincelles, entraperçues, et odeur de silex, enivrante… Ne plus penser à rien ou du moins à rien d’autre qu’au métal dont la tige imprime sa forme dans les mollets, et agace douloureusement les tendons derrière les genoux. Se répéter qu’il ne faut pas lâcher, se le chanter dans sa tête. Comme une comptine, une ritournelle dont la boucle n’a ni début ni fin, et dans laquelle lâche pas et pas lâche se reflètent et se répondent puis finissent par se fondre en une incantation qui se cale sur le rythme du train et vous y ficelle un peu plus solidement. lâchepaslâchepaslâchelâchepaslâchepas-lâchelâchepaslâchepaslâche. Et surtout ne pas s’assoupir, ne pas se laisser abrutir, par la longueur des heures ni la monotonie du chant des rails. Ne faire plus qu’un avec le wagon. Et se dire qu’à un moment, le train finira par ralentir, et puis qu’il s’arrêtera. Le fracas aussi cessera. Et avec d’infinies précautions, on commencera à pouvoir se déplier, à se décoller du métal, sans plus sentir ni ses jambes, ni ses mains, ni ses bras, ni ses pieds… Ankylosés par une tension de plusieurs centaines de miles, contractés jusqu’à la rupture par un inconfort pour lequel il n’y a pas de mots, tout enfourmillés, comme habités par des colonies de rampants qui grouillent, pétrifiés par les crampes. Mais c’est bizarre quand le train, enfin, s’arrête… Le silence soudain, étrange et inquiétant, alors que la tête résonne encore de tous les bruits furieux. Le soulagement attendu ne vient pas tout de suite. Les grondements, les grincements, les sifflements, le martellement des pistons, les stridences du freinage, ça rend idiot… Et la tranquillité, l’immobilité, brutales, après le vacarme devenu familier, ça effraie. L’impression d’avoir atteint le bout du voyage, d’être passé de l’autre côté, et que c’est terminé… Oui, il faut des couilles pour voyager agrippé sous un wagon. La première fois, et surtout les suivantes, quand on sait… Et il en faut une deuxième paire aussi pour réussir à se faufiler hors de sa planque, tout endolori et bancal, en sachant que si un flic ou un milicien du rail se pointe à ce moment-là, il est vraiment impossible de se mettre à courir pour échapper aux coups de matraque qui semblent s’abattre et claquer sur le corps d’un autre, sur du bois sec, sur du bois mort.


Un champ à perte de vue. Du tabac. Et sur chaque plant, des bestioles. Une infestation de chenilles vertes, de la couleur des feuilles, planquées, étirées le long de la nervure centrale. Grosses comme des saucisses à hot dog, aussi longues que l’index. Qu’il fallait enlever une à une, en tirant bien. Elles s’agrippaient, voulaient pas venir. Et puis on les écrabouillait d’un coup de talon dans la poussière. Une petite danse, une gigue improvisée, avec les ramasseurs des rangées parallèles. Des enfants, tous, garçons et filles. En avaient fait une chanson, une comptine, et s’amusaient à taper du pied, à taper fort. Cette sarabande permettait d’entretenir la cadence et surtout de concentrer son attention sur autre chose. Les doigts continuaient à faire tout seuls leur besogne répugnante pendant que la tête s’appliquait à ne pas perdre le rythme, à bien gueuler les paroles, en même temps que les autres, et à coordonner aussi le martellement des pieds et des pas. Et ces saletés de chenilles sécrétaient une bave poisseuse. On en avait plein les doigts et aussi plein les semelles, qui devenaient de plus en plus épaisses et de plus en plus lourdes à force de piétiner une bouillie de chenilles et de terre. Il fallait les racler régulièrement avec un petit bâton ou une pierre pour en enlever la gadoue visqueuse à laquelle s’agglutinaient des cailloux. Oui, un travail dégueulasse, pour lequel on leur avait à tous promis un dollar. Mais à la fin de la journée, ils n’en ont reçu que la moitié. Parce qu’ils étaient des gosses, et parce que c’était comme ça, que ça leur plaise ou non. Certains avaient commencé à râler mais le propriétaire du champ avait sorti un nerf de bœuf et l’avait fait siffler dans l’air en les traitant de vauriens, de petites merdes, et en les menaçant d’appeler les flics s’ils ne décampaient pas vite fait.


Mais le bébé n’était plus là. Il avait disparu.              
Et cette absence continue à hanter le Kid. L’image d’un corps minuscule qu’on arrache à sa mère pour le jeter dans la nuit. L’image d’une vie toute petite, quelques minutes, une heure peut-être, et puis plus rien. La perception fulgurante et définitive que le monde est atroce, implacable et hideux. Et que si on ne veut pas crever, faut vite savoir éveiller ses instincts les plus vils, les cultiver, les affûter. Et devenir terrible, inexorable, brutal. Devenir mauvais.              
Parce que la vie, la vraie, la toute crue, elle ne s’embarrasse pas des gentils, des tendres, des bienveillants, des charitables… Elle les noie à la naissance, elle les livre aux matraques aveugles des flics, elle les pousse du train à pleine vitesse, elle les regarde mourir de faim la main tendue, elle les prostitue pour 10 ¢ dans les hangars d’une gare de triage, elle les réveille en pleine nuit, à grands coups de pied, pour les rançonner à la lueur aveuglante d’une torche sous la menace d’un petit colt à l’éclat torve, elle les fait cuire dans les tunnels, quand la vapeur bouillante de la locomotive, emprisonnée dans les roches comme dans un conduit, fait cloquer la peau du visage et sature les poumons d’un air brûlant, elle les jette en pâture à des détrousseurs capables de tuer pour une paire de chaussures neuves ou une bouteille de gnôle.
Oui, la vie est moche et adore s’acharner sur les tendres, les innocents, les naïfs. C’est elle qui referme la trappe d’un wagon frigo, impossible à rouvrir du dedans, et laisse des gamins s’époumoner et cogner les parois jusqu’à ce que l’engourdissement les gagne et les calme tout à fait, elle qui fait trébucher les malingres quand ils tentent de saisir le barreau de l’échelle pour prendre le train en marche, et encore elle qui les regarde se faire déchiqueter par les roues quand ils tombent, elle qui donne, pour solde de tout compte, un petit timbre-poste à des loqueteux épuisés par dix heures de sarclage sous un soleil dardant, et qui s’amuse bien, la chienne, du bon tour qu’elle leur joue car aucun d’eux ne sait ni lire ni écrire…


L’instinct. Les mauvaises graines se reconnaissent entre elles, se sentent, et s’agglomèrent. Une sorte de corporation obscure dont on ne ressort jamais quand on l’a intégrée. La vie les a désignés exécuteurs de ses basses œuvres. C’est comme ça.


Avec mes moignons et ma gueule à donner des cauchemars, j’avais plus ma place dans ce monde-là… Mon ciboulot s’est mis à broyer de la poix et le puits de désespoir dont je te parlais, il s’est creusé tout seul. Et il a pas fallu me pousser bien fort pour que je bascule dedans ! Et alors j’ai vite compris qu’il n’y avait pas de fond. Je continuais à descendre et descendre parce que le désespoir, il a pas de limite, il a pas de fin, surtout quand tu le nourris en t’apitoyant sur toi-même. Le désespoir, il adore ça. Le désespoir, il te mange tout cru, il te ronge… Et même s’il ne te reste que quelques os, il les cassera pour en sucer la moelle. Crois-moi, je sais de quoi je cause…


Mes morts du train.              
C’est comme ça que le gars des pompes funèbres les appelle.               
Mes morts du train.               
Les employés du chemin de fer lui en amènent plusieurs, chaque semaine. Des corps, retrouvés gelés dans les wagons frigorifiques, ou alors bien amochés, au pied des talus de remblai, le long des voies, à l’entrée de la ville. Des anonymes livrés par charrois entiers dans les différents funérariums. Des morts qui ne sont personne et que les gens d’ici aiment venir regarder, sans les pleurer. Des morts qu’on enterre sous une croix en bois muette dans le carré des indigents. Des morts qui peuvent encore servir un peu à quelque chose avant d’être jetés dans la fosse. Une attraction, gratuite, et une bonne publicité qui ne coûte pas cher. Mieux que de grosses lettres électriques qui clignotent. Une occasion pour les passants de se rincer l’œil en frissonnant un peu. Une opportunité pour les embaumeurs de se faire la main et d’exhiber leur talent.              
Ce matin, un homme et une femme accueillent le chaland à la devanture du Peaceful Meadows Funeral Home, sur Folsom Boulevard. Debout bien raides sur le trottoir, dans des cercueils aux capitons lilas appuyés verticalement de part et d’autre de l’entrée, ils assument leur rôle d’enseignes et de rabatteurs avec sérieux, gravité, et discrétion, des qualités éminemment appréciées dans le commerce du deuil. 


La Loi, elle fait vraiment ce qu’elle veut. Steve a raison. C’est elle qui décide. Qui est respectable et qui ne l’est pas. Et c’est encore elle qui s’arrange pour bricoler des histoires faciles à comprendre dans lesquelles les bons ont forcément le dessus. Parce qu’il faudrait pas qu’on croie que le monde est sens dessus dessous. Ce serait très inquiétant. Alors peu importe ce qui s’est réellement passé à Bakersfield. Les détails et les explications, ça complique tout inutilement. Il faut faire simple. Les protagonistes, on s’en fiche. Ceux-là ou d’autres, c’est bien pareil. Ceux-là, on les a sous la main, c’est pratique, alors ils feront l’affaire. Et puis on est pressé. La Loi a toujours plein de chats à fouetter, partout. Les rôles sont vite distribués, déjà écrits, chacun doit dire ce qu’on veut entendre. Et ceux qui voudraient changer leurs répliques, on les cogne.              
Il n’y a qu’à suivre la musique, la même ritournelle, sans fausses notes. Celle qu’on nous chante depuis toujours et qui ne supporte pas les improvisations ni les variations. L’éternel récit de la lutte du Bien contre le Mal. Parce que si on ne nous serinait pas cette même berceuse depuis la nuit des temps, sans doute qu’on s’étriperait tous, à tort et à travers, sans entraves, sans scrupule, sans raison. On ne pourrait se fier à rien, ni compter sur personne. Le monde serait effrayant, invivable, partout des marécages et des sables mouvants. Probablement qu’on ne serait jamais sortis de l’âge de pierre. On se serait tous mangés les uns les autres. Et il aurait peut-être mieux fallu, après tout. Que ça s’arrête là, dès le début. On se serait épargné la suite.


Une flotte de zeppelins n’aurait pas pu faire mieux en larguant tout un stock de bombes incendiaires. Halifax semble avoir subi un pilonnage acharné de plusieurs semaines. Et l’ironie, dans tout ça, c’est que ce n’est même pas un coup des Boches ! Et c’est même tout le contraire ! Une collision entre deux bateaux alliés chargés d’armes et de gaz destinés à tuer de l’Allemand. Pas le bon endroit, pas le bon moment, pas la bonne cible. Une légère erreur de navigation, et BOUM ! Un carnage !! Le premier auquel il assiste depuis le début de cette putain de guerre. Et les Huns n’ont absolument rien à voir là-dedans ! Même si beaucoup de gens, à ce qu’il entend, sont persuadés du contraire. Les fables les plus insensées ont commencé à circuler.


Le centre autour des docks nos 6 à 9 n’existe plus. Soufflé, effacé, concassé. Les vaisseaux amarrés là ont tout bonnement disparu, atomisés en particules. D’autres ont été soulevés et déposés sur l’autre rive, du côté de Dartmouth, à des centaines de mètres d’ici, leurs ancres de plusieurs tonnes extirpées du fond et propulsées dans les airs. Beaucoup, privés de cheminées et de timonerie, leurs coques atrocement balafrées, sont bons pour la réforme, définitive ou, au mieux, des semaines de cale sèche.    
Le port ressemble à un vaste cimetière, une casse inondée, jonchée d’épaves à la dérive sous une fumée âcre, une brume qui serpente, jaune et malade, au-dessus des eaux noires, rendues épaisses et grumeleuses par les débris et les corps qui flottent un peu partout et qu’on repêche à la gaffe. Une armada de petites embarcations vadrouillent comme des insectes, préposées à la collecte, pendant que des remorqueurs font des navettes avec des centaines d’obus qu’on choisit d’immerger pour éviter qu’ils n’explosent dans le grand incendie, pas encore maîtrisé. C’est un sacré foutoir !
 
 
Ni Bakersfield et les jungles qu’il avait connues pendant ses mois d’errance, ni les gîtes répugnants où il avait été heureux de pouvoir se reposer n’avaient préparé Nathan à Williamsville, que ses occupants avaient rebaptisée Ragtown, un nom qui ne donnait qu’une idée très lointaine du laisser-aller de l’endroit.              
Il a cru débarquer dans un camp de fortune organisé dans des débris pour héberger provisoirement les rescapés d’une catastrophe. Le genre d’installation montée à la hâte pour parer à l’urgence, après une crue ou un tremblement de terre, après un ouragan. Puis a resurgi, à l’impromptu, dans sa tête, le mot léproserie, découvert au hasard d’une lecture. Et il a pensé que ce lieu abandonné, bien à l’écart de tout, serait l’endroit rêvé où concentrer tous les malades de la région, peut-être même tous les malades de l’Amérique, en leur souhaitant de mourir entre eux, sans faire d’histoires, et surtout sans infecter les gens bien portants.        
S’il existait un dépôt d’ordures en Enfer, ils venaient de tomber dessus.              
Un enchevêtrement de taudis à perte de vue sur les deux berges de la rivière. Des amas de bicoques en carton goudronné et en tôle de bidons aplatis, des charpentes cagneuses aux montants noircis par un incendie dont la fumée refroidie stagnait encore dans l’air, des toiles élimées en guise de toits, de portes et de fenêtres, des couvertures tendues entre les branches basses de mesquites et de tamaris anémiés, des carcasses d’automobiles épuisées et démembrées, des monceaux d’immondices, tout un fumier domestique accumulé là depuis des mois, échoué, macérant dans la pestilence des latrines improvisées partout dans la moindre déclivité.
Et parmi toute cette saleté, cet abandon, cette désolation abjecte, des troupes d’enfants crasseux et maigres qui jouaient à la guerre armés de brindilles tordues, des femmes laides qui épluchaient des légumes en attisant des feux chancelants, des vieillards décharnés aux yeux vides, des vieilles indifférentes à toute cette faillite, qui somnolaient malgré le fracas permanent des explosions, malgré la nuée effrayante qui empourprait la vallée étroite de ses bourrasques ardentes et déposait sur tout et tous une poussière jaune, rouge et noire.
 
 
Du vacarme et de la poussière pour le reste de sa vie. Nathan manque de mots pour en parler. Les quelques mois vécus au milieu de ce chaos l’ont sans doute rendu un peu sourd. Il a encore des sifflements.             
Dans cette guerre quotidienne menée contre la falaise, les hommes s’escriment par centaines et milliers avec des pioches, des perceuses et de la dynamite, avec des bulldozers et des camions à double plate-forme. Ils frappent, ils creusent, ils forent, ils font tout exploser.             
La falaise se contente d’être là, stoïque et dédaigneuse, presque pas concernée par tout le remue-ménage. Elle semble accepter avec fatalisme ce qu’elle subit, en pensant que ça finira bien par finir. Mais cette fausse indifférence n’est rien qu’une stratégie. Parce qu’en réalité, c’est elle qui bastonne. Et elle rend coup pour coup. Au centuple.             
Chaque impact, chaque raclement de pelle, chaque coup de sifflet, chacun des ordres gueulés par les contremaîtres, chaque détonation, chaque crissement des mèches et des chenilles, chaque éboulement, elle les mémorise et elle les leur renvoie. Presque par jeu. Elle les balance d’une paroi à l’autre, elle les répète et elle les amplifie, une rumeur devenue folle et qui s’enfle d’elle-même, et submerge tous les hommes dans une bouillie de bruits toujours plus épaisse et fracassante, qui fait vibrer leurs corps, qui les assomme, les épuise, les abêtit, et continue de les hanter quand ils sont endormis.             
Et comme si ce déploiement de force brute n’était pas suffisant, la poussière arrive comme une grande marée qui emplit le canyon. Des vagues successives roulent les unes sur les autres et apportent à chaque fois plus de débris et de particules. Il se met alors à faire nuit en plein jour. Une vraie obscurité, un début de fin du monde. On ne voit plus rien du tout et on suffoque, comme si le soleil avait été arraché du ciel et jeté plus loin, très loin. Comme s’il ne restait plus qu’à attendre rien, à sécher sur pied en se frottant les yeux, en se grattant la peau, à se transformer en sable, à redevenir poussière. Comme dans les Écritures. (…)
Le sable entrait et remplissait tout et corrompait tout. Il se mêlait à la farine, au sucre et au café, pouvait s’insinuer entre les mailles de la toile des sacs, forçait les couvercles des boîtes et des bocaux, les bouchons de liège des bouteilles. Il entrait par les pores de la peau, remplissait les oreilles, grinçait sur les dents, hérissait la gorge. Le marchand de sable devenu fou.
On mouchait du sable, on chialait du sable, on pissait du sable. On devenait sable. Les poumons tout flétris, tout durcis par une toux sèche, on crachait des petits tas de boue avec un peu de sang dedans.
 
 
Les Sauvages qui peuplent L’Afrique la plus sombre sont sans nul doute ceux qui drainent chaque jour le plus grand nombre de curieux. Davantage encore que les monstres des Freak Shows, plus que la colonie de soixante Lilliputiens du Village des nains, où il est pourtant si amusant d’aller se prendre pour Gulliver. La première fois que Pekka a vu le numéro des Indigènes, elle s’est crue transportée sur Skull Island, en plein tournage de King Kong. Un décor identique. Derrière une haute palissade en bambou, quelques huttes aux toits de paille et des bosquets épars d’arbres maigres. Une approximation de savane pelée. Où une tribu africaine accomplit, à heures fixes, danses et rituels magiques ou guerriers. À l’entrée, deux créatures singulières, baptisées Illy et Zambezi. Un panonceau, planté à côté d’eux, indique qu’ils sont issus d’une ethnie rare où les bébés, dès leur naissance, ont le crâne bandé. Ils étonnent par la taille minuscule de leurs têtes. On les photographie beaucoup. À l’intérieur, une bonne cinquantaine d’Africains, hommes, femmes et enfants, parqués dans leur enclos. Des plumes colorées, des peaux de zèbre et de léopard, et quelques traits de peinture claire leur tiennent lieu de costumes. Les femmes ont les seins nus. Tous roulent de gros yeux féroces, agitent l’os fixé sur leur nez, brandissent arcs et lances, poussent des grognements gutturaux, marchent sur des braises et crachent du feu, frappent rythmiquement sur de gros tambours et s’apostrophent dans un sabir étrange.
Certains d’entre eux mènent une double vie. En un changement de costume, les cannibales féroces abandonnent leur jungle insondable et miteuse pour rallier, à deux pas, le Sud pittoresque et ensoleillé de La Vieille Plantation, autre attraction fort prisée du Midway. Là, devant de vraies cabanes en planches, qu’on a fait venir tout exprès de Géorgie, des esclaves, tous heureux de leur sort, de bons nègres souriants et joyeux, font des claquettes et grattent guitares, planches à laver et banjos. Leur entrain espiègle ravit les visiteurs. On les photographie beaucoup.     
Tous se conforment et tous s’adaptent. Tous sont contents d’avoir un boulot fixe pendant quelques semaines. Les deux tiers ont été recrutés dans les quartiers sud de la ville et y retournent dormir tous les soirs après la fermeture. Le reste, une bande de New-Yorkais ramassés sur les trottoirs de Harlem, logent sur place, pelotonnés sous des couvertures autour d’un poêle à gaz. Quant à Illy et Zambezi, ils s’appellent en fait Willy et Sam, les noms que leur ont donné leurs parents. Le découvreur de talents qui les a dégotés dans un trou terreux au fond de l’Alabama les a achetés à leurs familles.


Ce cadet, aussi fringant et raide que son beau costume, n’est jamais parti de Glace Bay. Il est resté ici, confit sous sa vitre, pendu à ce mur, pendant toutes ces années. Intact. Embaumé. Préservé de la poussière, des épreuves et du vieillissement. Il a conservé sa bonne bouille et ses yeux clairs, presque des yeux d’enfant, qui affichent confiance naïve et soif de découverte. Un minois dépourvu de toutes les abrasions qui surviennent quand on se frotte trop tôt et trop longtemps aux cahots du monde, à l’érosion impitoyable qui, strate après strate, révèle le visage sous-jacent, tapi sous les couches tendres, juvéniles, immatures. Des traits engravés par l’existence, comme dégagés à l’acide, présents déjà sous la figure poupine du nouveau-né, attendant que la vie les révèle, pour qu’on y lise désabusement et cynisme, cruauté et fatigue. Le regard, lui, se brouille et finit par se perdre, épuisé à force d’avoir trop vu, avant de se figer dans la contemplation mate du vide. 


Les événements de l’été 1932 à Washington sont, sans aucun doute, ceux qui l’ont le plus ébranlé. La dispersion brutale, par l’armée et la police, des anciens combattants venus de tout le pays par dizaines de milliers, des vétérans exsangues, accablés par la crise, qui voulaient seulement faire valoir leurs droits en réclamant la prime qu’on leur avait promise.              
C’était le 28 juillet 1932. La Bataille de Washington n’a duré qu’un après-midi et une nuit, mais est du genre qu’on n’oublie pas. Et pourtant des batailles, il en a vécu d’autres. Arthur était arrivé dans la capitale fédérale depuis quelques semaines et avait pu retrouver, parmi cette foule d’affamés qui arboraient fièrement leurs distinctions militaires, des anciens camarades auprès desquels il avait combattu en France et aussi en Belgique.              
Arthur était là. Il a tout vu.              
Des camions anti-insurrection, chargés jusqu’à la gueule de munitions à balles pour alimenter leurs canons de 75, des véhicules blindés surmontés de mitrailleuses, des calibres 30 et 50, et aussi, comme sortis d’une hallucination, des chars d’assaut ! Le bruit abominable de leurs chenilles sur le macadam de Pennsylvania Avenue. Qui convoque les pires heures de la guerre en Europe, fait croire à une soudaine invasion. 
L’armée américaine se déploie pour attaquer les siens. Elle mène, sur son propre sol, et en plein cœur de la ville, des offensives contre ses propres soldats.          Avec des gaz lacrymogènes, avec des baïonnettes, avec des torches en journaux roulés pour incendier les campements de fortune. La troupe est lâchée, carabine en bandoulière et sabre au clair, et elle charge. À pied, à cheval, à moto. Sous la direction d’un général en uniforme d’apparat, un certain MacArthur, impatient d’en découdre avec ces masses de clodos qu’on prétend infiltrées et galvanisées par les Rouges, déterminé à incarner la résolution du gouvernement fédéral à ne pas se faire chahuter chez lui par quelques fauteurs de troubles.              
Un pouvoir devenu fou qui instaure la loi martiale et donne l’ordre de nettoyer la ville. Parce que la misère générée par la Grande Dépression s’y étale de manière gênante, trop visible, jusque sur les pelouses des institutions centrales, jusque sous les fenêtres des représentants.              
Comme un reproche insupportable, une preuve, accablante, de son incurie à gérer le marasme.


Le type n’en a visiblement qu’après le fric et la gloriole. Et il ne le cache pas, le salopard. Aucune idéologie ni aucune culture. À peine quelques bribes glanées, çà et là, pour la forme. Des sentences éculées, remâchées, et apprises par cœur, sans doute parues dans le dernier numéro du Silver Ranger. Il élude un grand nombre de questions, reste évasif sur les effectifs du groupe dans la région, et sur leurs actions pour briser les grèves de cueilleurs. Même s’il reconnaît être intervenu, l’an dernier, pendant les grèves du lait, et avoir aussi approché les autorités et la police pour leur offrir un soutien patriote, certes, mais un soutien qui ne peut être gratuit… Matraquer des travailleurs et des syndicalistes ? Avec plaisir ! Puisque c’est dans le droit fil de la grande vidange ! Mais à un prix strictement négocié avant. Quant à son antisémitisme militant, c’est de la blague. Seulement un truc pour exciter les gogos qui viennent l’écouter parler. Pour les encourager à cracher au bassinet et créer une émulation entre Gentils, qui doivent se tenir les coudes. C’est rien que pour les affaires ! Les affaires, et rien d’autre ! Pas la peine d’aller chercher plus loin. Parce que non, sincèrement, il n’a rien contre les Juifs. Et d’ailleurs, comment le pourrait-il ? Qui saurait mieux qu’un Juif, un Juif véritable, lui tailler ses chemises, à la coupe irréprochable !? Il faut quand même savoir leur reconnaître certains talents.
 
 
Il connaît bien la misère des villes. Il a pu voir à Chicago combien elle est atroce et sans remède, combien elle écrase les hommes et les digère pour ne recracher que des ombres. La misère des champs, celle qui accable les centaines de milliers de saisonniers du sud de la Californie, semble plus effroyable encore. Elle fait d’eux des insectes, des cancrelats, des rampants.
Spivak a commencé à lui détailler la situation dans le train de San Diego et poursuit son topo dans la voiture qu’ils ont louée pour faire les deux cents derniers kilomètres jusqu’aux terres maraîchères de l’Imperial Valley. Une région aride, où il ne pleut presque pas. Et, paradoxalement, l’un des plus grands jardins du pays. Ici, pas de morte-saison, pas de friches ni de jachères. Des récoltes qui se succèdent tous les mois de l’année. Et des multitudes de cueilleurs, captifs du désert et de leurs employeurs, épuisés, asservis. (…)
– Il faut que tu saches qu’on va arriver en terrain miné, dans un no man’s land au milieu de nulle part, où s’appliquent uniquement la loi des plus forts et la loi des armes. Comme au bon vieux temps du Far West, version Kit Carson et Bill Cody. Ce qui se passe là où on va est vraiment moche et brutal. C’est une guerre, il n’y a pas d’autres mots. Les mouvements des cueilleurs de laitues et de pois, en janvier et mars derniers, ont été réprimés avec une violence pas croyable, sous l’impulsion de deux groupes férocement déterminés, et qui ont décidé de conjuguer leurs forces pour que tout file droit, selon leurs règles iniques : l’Association pour la protection des producteurs et des exportateurs de l’Imperial Valley et la très explicitement et simplement nommée Association anti-communiste. On ne compte plus leurs exactions et leurs saloperies. À leur actif, nombre d’arrestations massives d’ouvriers syndiqués, ou seulement soupçonnés de l’être, parce qu’on n’est jamais trop prudent, qu’ils envoient se faire oublier dans les prisons du comté, sous toutes sortes de prétextes bidons. Ils se sont aussi spécialisés dans les enlèvements de meneurs et de sympathisants. Comme ceux des trois membres de l’Union américaine des libertés civiles, il y a quelques semaines. Ça s’est passé à Calexico, où on ira demain. C’était en pleine rue, en pleine ville, en plein midi. Un groupe d’hommes armés les a pris à partie, insultés et battus. Tout ça devant une foule de badauds, la foule des grands jours, qui a regardé ça comme une distraction, un spectacle. Et puis, après les avoir bien passés à tabac, ils les ont jetés, plus morts que vifs, à l’arrière d’une camionnette et sont allés les balancer dans le désert, comme des charognes… Ces trois-là s’en sont sortis de justesse, grâce à l’un des nôtres qui a pu les récupérer à temps, mais ils sont encore dans un sale état. Qu’ils soient en vie est un pur miracle. L’avocat qui a voulu s’emparer de l’affaire a reçu des menaces et le shérif n’a, évidemment, rien vu à redire. À ses yeux, aucune infraction avérée aux lois locales, rien qui nécessiterait de mobiliser ses hommes pour rechercher les coupables… Le Far West, je te dis.
 
 
Ce qui les rend aujourd’hui particulièrement intraitables et encore plus affreux que jamais, ce qui leur fait mettre les bouchées doubles, c’est l’imminence de la récolte des melons. 15 000 hectares qui seront à point, prêts à cueillir, d’ici quatre semaines, environ. À la seule condition que les ouvriers ne la ramènent pas trop, voire pas du tout, avec leurs sempiternelles négociations de salaires, leurs aspirations à créer un syndicat qui les rassemble et les protège et leur sale habitude d’agiter pour un oui et pour un non l’épouvantail d’une grève. Les producteurs ne veulent pas en entendre parler, tu penses ! Et ils sont bien décidés à éteindre la contestation dans l’œuf. Pas question de se laisser contraindre à quoi que ce soit par des mendigots qui, quoi qu’ils en disent, reçoivent un salaire, indécent, certes, mais un salaire quand même, dont ils vont devoir se contenter. Sinon, ils n’auront qu’à partir et aller se faire pendre ailleurs. Ils leur trouveront des remplaçants, ce n’est vraiment pas ce qui manque. Ils en feront venir par camionnées depuis l’autre côté de la frontière, ce qui se fait déjà, d’ailleurs, et de parfois plus loin : tu verras, les champs sont pleins de Mexicains, de Philippins, et de Japonais. Et de familles et de gamins aussi. Des sommes colossales sont dans la balance. Et qui se jouent au jour près. Avec les récoltes, on ne plaisante pas. En moins de vingt-quatre heures, tout peut être fichu, trop mûr pour supporter le transport. Alors les fermiers ne veulent pas laisser quelques journaliers mal embouchés et endoctrinés s’interposer, tout compromettre, et transformer une industrie lucrative en loterie. Ils ne veulent surtout pas renoncer à des bénéfices qui ont grimpé de 25 à 120 % l’année dernière ! Tu parles d’une manne ! Et tout cela sur le dos courbé d’une main-d’œuvre contrainte de travailler pour presque rien et dans des conditions dégradantes. Il est clairement hors de question, pour eux, de céder à nouveau au chantage à la grève, totalement exclu de se faire avoir comme l’été dernier en accordant in extremis, et le couteau sous la gorge, une augmentation des salaires. Alors pour éviter de baisser culotte et de se sentir pris par les couilles, pour ne pas lâcher le moindre cent, ne plus jamais se voir forcer la main, et dissuader les récalcitrants et tous les regimbeurs, ils recourent à la terreur. La peur doit être totale. Et puisqu’il faut traiter la menace en amont, régler le problème à sa source, ils se sont lancés dans une vaste campagne anti-Rouges. Un peu comme s’ils avaient mis sur pied un plan de dératisation globale ou un épandage contre des bestioles susceptibles de bouffer leurs récoltes. C’est pour ça qu’on est là. Depuis près de deux mois, ils ont rameuté des troupes et ils orchestrent la trouille dans ces vallées à l’écart de tout, à l’écart du monde, à l’écart des lois constitutionnelles. Avec la complicité des autorités locales, bien entendu. Qui font passer des tas d’ordonnances anti-rassemblement et anti-grèves visant à museler toute récrimination et toute contestation, même la plus anodine et, surtout, la plus légitime. Et cela avec le support indéfectible et zélé de la police qui vient toujours épauler, et parfois armer, les milices privées et les enchemisés, comme les factieux de ce salopard de Case, et les encagoulés du Klan qui viennent prêter la main. Ils organisent de véritables battues, des chasses à l’homme, des lynchages. Donner des leçons faire des exemples. Pour apprendre au travailleur, ou lui rappeler, de rester à sa place. Alors Haro ! sur les communistes, tous ceux qui ont pris contact avec un syndicat, ou qui seraient tentés de le faire. Quand je te dis qu’on arrive en terrain miné, ce n’est pas une hyperbole, ni une métaphore. Je ne cherche pas à t’impressionner, je te dresse juste le tableau. Je sais que toi la guerre, la vraie, tu l’as faite, et que t’as dû en voir de drôles, là-bas… Mais ce qui se passe chez nous en ce moment, c’est aussi une guerre. Une guerre sale. Contre les travailleurs, contre leurs droits les plus élémentaires, contre leur dignité d’hommes et de femmes… Et tout ce que je peux faire moi, c’est rapporter ce que je vois, le dénoncer, pour que les gens sachent ce qui se passe dans ce désert à l’écart des grandes routes, où l’administration Roosevelt n’a pas l’air de trop vouloir se mouiller… 


Un hameau misérable, déglingué, des tas de planches assemblées à la va-comme-je-te-pousse, ouvertes aux quatre vents, à la chaleur, à la poussière, où sont logés les travailleurs migrants. Dans ce ranch, une trentaine de familles mexicaines, qui ont probablement cru au Pays du lait et du miel, y croient peut-être encore, dur comme fer, envers et contre tout.              
Tous ces appentis dérisoires se ressemblent, avec leurs quelques gamelles et couvertures, leurs sacs de farine et de haricots, posés à même la terre battue. Aucun n’a de meubles, tous ont un crucifix, accroché bien en vue, face à l’entrée. Désespoir ou aveuglement ? Les deux, sans doute, en proportions variables. Parce que si le Pays du lait et du miel est ici, on n’ose pas imaginer ce que ces hommes, ces femmes et ces enfants ont abandonné de l’autre côté de la frontière. Et dans ces conditions, en l’absence d’église et de prêtre, une béquille spirituelle, une grande oreille où déverser ses peines et ses aspirations, c’est toujours mieux que rien. Et malgré son silence, dont on ne saurait dire s’il est de l’indifférence, une incapacité à régler des problèmes trop nombreux, ou une absence pure et simple, parier sur Dieu ne coûte rien.              
Certains de ces abris de fortune se distinguent des autres par une feuille clouée à même le bois de la porte. FIÈVRE ÉCARLATE. En lettres rouges. Ailleurs, dans d’autres campements, la Commission fédérale a signalé des cas de typhus, de diphtérie et de dysenterie. Les autorités de santé ont fait une tournée éclair, il y a des semaines, placardé à la va-vite leurs avertissements imprimés et sont reparties, sans envoyer de médecins ni de médicaments. Sans informer non plus les gens sur les risques de contagion. Sans instaurer une quelconque quarantaine. Que feraient, en effet, les fermiers, privés de leur main-d’œuvre ? On ne voudrait tout de même pas qu’ils se retrouvent le bec dans l’eau. Le contexte global est déjà compliqué. Et ce serait quand même bien dommage de perdre une récolte pour une poignée de gamins qui tombent malades ici et là. Qui crèvent aussi, c’est vrai, ça arrive. Mais bon… Des mômes, s en feront d’autres, ces Mexicains. Ils pourront en refaire autant qu’ils veulent. Alors que la saison de la fraise et de la framboise, elle est très courte. Oui, un gâchis considérable s’il n’y avait plus personne pour les mettre en barquettes.


Un peu inquiète de leur présence, mais encouragée à parler par les mots engageants et la douceur patiente de Spivak, la gamine lui explique, dans une langue hésitante, qu’il n’y a pas d’eau courante ici. Il faut aller la chercher en camion, à une quinzaine de miles. On la rapporte dans des boîtes et des bidons. Et, malgré la chaleur étouffante, on l’économise. Chaque trajet jusqu’à l’eau et au ravitaillement, à la ville voisine, est facturé par le patron. Il faut lui payer une partie de l’essence, et même après division entre plusieurs familles, 25 ¢ ce n’est pas rien. 25 ¢, c’est beaucoup. Alors l’eau, on ne la gâche pas. Elle est seulement pour boire et pour cuisiner. Pas question de la gaspiller pour faire sa toilette.


Sa vie n’a été qu’une collection de refus et de disparitions. Une suite de désincarnations. Un défilé perpétuel de rôles passagers et mal taillés dont il s’est effeuillé comme on arrache les pages d’un carnet, qu’on froisse, une à une, avec une jouissance méthodique, pour jeter dans le poêle esquisses ratées et croquis maladroits. Et ces mues successives, ces falsifications permanentes, loin de le renouveler et de le révéler à lui-même, ont fini par mettre au jour une absence. Son absence. Il n’est qu’une cosse incurablement vide.






 

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