jeudi 12 mai 2022

[Vuillard, Eric] Une sortie honorable

 



 

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Titre : Une sortie honorable

Auteur : Eric VUILLARD

Parution : 2022 (Actes Sud)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

La guerre d'Indochine est l'une des plus longues guerres modernes. Pourtant, dans nos manuels scolaires, elle existe à peine. Avec un sens redoutable de la narration, "Une sortie honorable" raconte comment, par un prodigieux renversement de l'histoire, deux des premières puissances du monde ont perdu contre un tout petit peuple, les Vietnamiens, et nous plonge au coeur de l'enchevêtrement d'intérêts qui conduira à la débâcle.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Éric Vuillard, né en 1968 à Lyon, est écrivain et cinéaste. Il a réalisé deux films, L’homme qui marche et Mateo Falcone. Il est l’auteur de Conquistadors (Léo Scheer, 2009, Babel n°1330), récompensé par le Grand prix littéraire du Web - mention spéciale du jury 2009 et le prix Ignatius J. Reilly 2010. Il a reçu le prix Franz-Hessel 2012 et le prix Valery-Larbaud 2013 pour deux récits publiés chez Actes Sud, La bataille d'Occident et Congo ainsi que le prix Joseph-Kessel 2015 pour Tristesse de la terre, le prix Alexandre Viallate pour 14 juillet et le prix Goncourt 2017 pour L'ordre du jour.

 

Avis :

1950 : la France refuse d’admettre qu’elle vient de perdre la guerre d’Indochine avec la défaite de Cao Bang. Elle décide de maintenir l’offensive, ne serait-ce que pour s’offrir une sortie honorable, et tuer ainsi dans l’oeuf toute velléité de contagion au sein de ses autres colonies. Le conflit va s’éterniser encore quatre ans, avec l’appui des Américains qui continueront ensuite seuls la guerre du Viêt-Nam. Quatre ans d’entêtement, pour un bilan humain catastrophique et une issue finalement très piteuse pour les Français. Quoique… pas pour tout le monde : la Banque privée française d’Indochine aura eu tout le temps de rapatrier ses avoirs, tout en s’enrichissant de l’effort de guerre.

Avec l’intelligence et l’élégance subtilement ironiques qu’il emploie pour croquer l’Histoire en quelques traits choisis, d’une sobre et féroce précision, c’est un bien consternant tableau que nous peint Eric Vuillard : d’un côté, la population indochinoise, éreintée dans les mines et les plantations d’hévéas qui servent de poules aux œufs d’or aux Français ; de l’autre, une coterie politique prête à tout pour la stabilité de son pouvoir et de ses intérêts économiques, et qui, pour ne pas perdre la face devant ses colonies, n’hésite pas à « relancer la guerre pour en finir et reconquérir l’Indochine avant de la quitter » ; au milieu, des troupes largement composées de tirailleurs africains et vietnamiens, envoyées à la boucherie avec une inconséquence qui fleure l’incompétence, à en croire ce qui apparaît en ces pages comme l’aberration militaire de Diên Biên Phu.

Fort de son évidente imprégnation du sujet, Eric Vuillard présente de la guerre d’Indochine une vision éminemment dérangeante, débarrassée de l’apprêt des souvenirs historiques officiels. En quelques coups de pinceaux d’une impressionnante efficacité, pointant le regard sur un ensemble de faits dont la parfaite exactitude vient pilonner jusqu’à l’ébranler la conscience du lecteur, l’écrivain met le talent manifeste de sa plume au service d’une lucidité teintée d’ironie douce-amère qui laisse longtemps songeur. Car, au-delà du contexte colonial et de ses guerres, c’est le système général que nous avons choisi à travers la planète, dont nous profitons tous plus ou moins, qui engendre régulièrement de tristes aberrations humanitaires, la vie pesant parfois moins lourd que les rapports de pouvoir, et surtout les prépondérants intérêts économiques. Et l’on frémit du plus pur effroi rétrospectif en découvrant la proposition américaine faite à la France, d’utiliser l’arme nucléaire pour se sortir de Diên Biên Phu…

Un ouvrage remarquable pour l’intelligence, comme pour la sobriété et l’élégance littéraires, avec lesquelles il mène son propos. Nul n’envisagera plus la guerre d’Indochine du même oeil, après cette troublante lecture ! (4/5)

 

 

Citations : 

Le lendemain, Delamarre se rendit à l’autre plantation Michelin où plusieurs suicides par pendaison avaient été signalés récemment. L’entreprise Michelin s’interrogeait sur “les motifs de cette épidémie de suicides”, selon l’expression du rapport de l’Inspection du travail. D’après la liste qu’on lui communiqua, les suicides s’étaient produits à une cadence effarante. (...) En tout, sept suicides en un mois. Et durant sa tournée, l’inspecteur découvre sur les coolies de profondes traces de coups, et tandis qu’il les interroge, se succèdent des récits d’humiliation et de terreur, et malgré les dénégations, Delamarre finit par trouver toute une provision de rotins dans un débarras, et comme d’habitude, le directeur de la plantation ne savait rien, et comme d’habitude, il paraît très ému, déclare que s’il n’avait pas été sans avoir eu connaissance de certains excès, et s’il avait sévi aussitôt en faisant déplacer un jeune assistant trop zélé, il n’aurait jamais pu imaginer de tels débordements, et comme d’habitude, le directeur exprime son profond regret, et comme d’habitude, les sévices sont présentés sur le registre de l’exception, de la bavure, la cruauté d’un surveillant, le sadisme d’un subalterne. L’inspecteur fit scrupuleusement son rapport, l’administration formula quelques recommandations. Elles ne furent suivies d’aucune réforme ni d’aucune condamnation. Cette année-là, l’entreprise Michelin fit un bénéfice record de quatre-vingt-treize millions de francs.    
 
 
Quelques années plus tôt, André Michelin avait fait la connaissance de Frederick W. Taylor à l’occasion d’un déjeuner organisé en son honneur chez Prunier, à Paris. Au dessert, Taylor qui, d’après le compte rendu qu’en fit Michelin, était “la modestie incarnée”, leur avait timidement exposé les principes de sa méthode. Mais afin de mieux comprendre l’admiration d’André Michelin pour les théories de Taylor, afin de bien sentir l’effroi qu’éprouvèrent les inspecteurs du travail lorsque leur voiture au petit matin se mit à longer cette forêt géométrique, où tous les arbres ont été rigoureusement plantés à égale distance les uns des autres, pour que chaque coolie n’ait que quelques pas à faire, toujours le même nombre, à la même cadence, afin de bien saisir ce que peut signifier la modestie de Taylor, cette qualité dont le pare Michelin, citons ce petit extrait du grand livre de Frederick W. Taylor, Les Principes du management scientifique : “Un homme de l’intelligence d’un travailleur moyen peut être dressé au travail le plus délicat et le plus difficile s’il se répète suffisamment, et sa mentalité inférieure le rend plus apte que l’ouvrier spécialisé à subir la monotonie de la répétition.”
 

Si nous donnions l’égalité des droits aux peuples coloniaux, nous serions la colonie de nos colonies. (Edouard Herriot, 27 août 1946, à la tribune de l'Assemblée nationale)
 

Ainsi, ce 19 octobre 1950, Mendès sortit du rang. (…)
L’autre solution, lança-t-il, d’un ton absolument dépourvu d’agressivité, consiste à rechercher un accord politique, un accord, évidemment, avec ceux qui nous combattent.”
Tout le monde comprit aussitôt ce qu’il voulait dire. La formule semblait logique, affable, respectueuse même, mais elle recouvrait pour la plupart des députés quelque chose d’inadmissible. Alors Mendès leva à nouveau les yeux et regarda la foule de ses collègues. Quelques-uns semblaient se débattre encore, “Négocier avec le Viêt-minh, c’est une ligne rouge que nous ne franchirons jamais”, pensaient-ils.
 
 
Cela peut sembler curieux, mais il n’y avait, et il n’y a même jamais eu, aucun colon français établi à Cao Bang, nul quartier, nulle vie sociale européenne, pas un commerçant entreprenant, pas un hôtelier aventureux, pas un seul premier de cordée, personne. Et il faut ajouter qu’il n’y avait, et qu’il n’y a jamais eu non plus, aucun Européen à Dông Khê, aucun à Lang Son, aucun à Mao Khê, aucun à Lung Phai. La société des Mines d’étain de Cao Bang avait vu le jour en 1905 ; et pour fonctionner, elle n’avait besoin que de quelques ingénieurs, de contremaîtres européens, c’est tout, et pour se protéger, il lui fallait un poste militaire. En 1911, elle semble avoir été absorbée par les Étains et wolfram du Tonkin. Cette société anonyme, au capital de trois millions huit cent mille francs, possède, comme toute personne morale, ce qu’on appelle un siège, un domicile juridique, bien loin du Haut-Tonkin, bien loin de Cao Bang, mais pas très loin du palais Bourbon, boulevard Haussmann, dans le 8e arrondissement de Paris, à deux pas de la Banque d’Indochine qui détenait de sérieux intérêts dans l’affaire. Dix ans plus tard, son capital est de sept millions, douze ans plus tard, il est de vingt-quatre millions, et à la veille de la guerre mondiale, il est de trente-six millions, chiffres qui donnent donne le vertige. Ce n’est donc pas pour un simple poste avancé, perdu dans la jungle que l’armée se bat, ni pour quelques colons français égarés, et l’on devrait, par souci de précision, rebaptiser la bataille de Cao Bang, à propos de laquelle s’écharpe le parlement : bataille pour la société anonyme des Mines d’étain de Cao Bang ; cela lui conférerait sa véritable importance.      
Mais il n’y a pas que la bataille de Cao Bang qui devrait porter un nom de mines. La bataille de Mao Khê, qui aura lieu quelques mois plus tard, en mars 51, pourrait être rebaptisée, elle aussi. On pourrait tout aussi bien l’appeler : bataille pour la Société française des charbonnages du Tonkin, et au lieu du corps à corps sanglant que relatent nos livres, on devrait aussi raconter, dans un registre moins romanesque, mais au fond plus tragique, comment les quatre cents hommes de troupe renforcés par le 6e bataillon de parachutistes coloniaux, trois destroyers, deux péniches de débarquement, et l’utilisation finale de bombardiers et de chasseurs répondaient à l’appel déchirant que lui avaient lancé depuis Paris, à une échelle invisible de nous, et par un jeu de réverbération délicat, les vingt mille hectares sur lesquels s’étendait le domaine houiller de Mao Khê, que 78 760 actions se partageaient alors. Et l’on pourrait, entrelaçant Homère à l’économie de marché, chanter les 393 millions de capital que défendirent vaillamment les bombardiers B-26 et les chasseurs Hellcat, puisque c’est bien, sans erreur possible, en direction de la mine de charbon que l’attaque du Viêt-minh avait été lancée.              
Quant à la bataille de Ninh Bình, trois mois plus tard, contentons-nous de célébrer sans emphase l’intrépide bataille pour la société anonyme des Charbonnages de Ninh Binh. Et celle d’Hòa Bình, en décembre 51, n’a-t-elle pas, elle aussi, un capital et un chiffre d’affaires ? Et ne pourrait-on pas, à son tour, la rebaptiser : bataille pour la société anonyme des Gisements aurifères d’Hoa Binh ? On comprendrait mieux la fureur des combats. Et la fameuse bataille de Dông Triêu, ne fut-elle pas livrée en même temps par le corps expéditionnaire français et par la chambre de commerce de la Seine ? Et les cinquante et un morts du 6e bataillon de parachutistes coloniaux furent-ils bien sacrifiés pour la France ou pour M. Pierre-Charles Bastid, membre du conseil d’administration des Charbonnages, directeur général des Étains et wolfram du Tonkin, directeur général des Étains de Pia-Ouac, ingénieur conseil pour la Banque d’Indochine, administrateur des Établissements Eiffel et des Mines d’or d’outre-mer ; n’est-ce pas plutôt pour lui qu’on se battait ? Et les véritables généraux de cette bataille, s’appellent-ils vraiment Jean de Lattre de Tassigny et Raoul Salan, ne s’appellent-ils pas plutôt Varenne, Étienne, Bastid et Moreau-Defarges, membres du conseil d’administration des Charbonnages, et ne devrait-on pas alors l’appeler : bataille pour la société anonyme des Charbonnages de Dong Trieu, dont le compte, no 38056, se trouve, comme sans doute tous les autres, à la Banque d’Indochine, 96, boulevard Haussmann, à Paris ? Et voilà comment nos héroïques batailles se transforment les unes après les autres en sociétés anonymes.
 
 
Notre vaisselle, la qualité de nos couverts, nos ronds de serviettes et nos bacs à glaçons témoignent de nous-mêmes aussi bien que nos opinions. Nous sommes les choses que nous possédons. Et ce grand fait de posséder nous emporte loin, très loin. Jusqu’au point où il faut écouter les paroles de Maurice Viollette une seconde fois pour mesurer leur violence : “Le jour où nos combattants d’Indochine apprendraient que nous nous sommes rapprochés de leur ennemi, le jour où ils apprendraient que nous pensons à négocier une sorte d’armistice comme celui de 1940, les armes leur tomberaient des mains.”             
L’important ici, ce n’est pas le découragement des soldats, la plupart d’entre eux viennent d’Afrique du Nord, comme l’a rappelé tout à l’heure Chérif Djemad, ce sont des bataillons de coloniaux, et ce n’est sans doute pas l’amour de la patrie qui les a envoyés tout là-bas, en Indochine. L’important tient en une analogie. Maurice Viollette compare. Il apprécie l’attitude de Pierre Mendès France au regard du passé, il évalue la proposition de Mendès en la rapprochant d’un autre événement : juin 1940.         
Ainsi, subrepticement, il assimile Pierre Mendès France aux partisans de l’armistice, à Laval, à Pétain. Comme c’est étrange ! Comme cette comparaison est bizarre, déplaisante. Ceux qui applaudissent à gauche et à droite n’ont pas l’air de le remarquer. Frédéric-Dupont, cramoisi par les libations accomplies à la buvette, exulte. Il trouve sans doute normal que l’on compare le point de vue de Mendès au défaitisme de juin 40, comme le fera à son tour Edmond Michelet, deux heures plus tard, renouvelant l’anathème. Michelet profitera d’ailleurs de sa tirade pour cingler les socialistes et les rappeler à l’ordre, eux aussi. Après tout, si Mendès était demeuré seul, à jouer la sentinelle morale, ce ne serait pas si grave, mais il risque de faire basculer le groupe socialiste, et là, ce serait la grande coalition qui s’effondrerait.      
Edmond Michelet : “L’attitude de M. Mendès France, qui a été approuvée, je le répète, par le groupe socialiste, est celle de l’abandon, celle de Vichy en dernière analyse.”
Protestations à gauche et au centre.             
Le président. “Je vous rappelle à l’ordre.”             
Edmond Michelet : “Il faut dire les choses telles qu’elles sont. (Nouvelles protestations.) Je dis que toute politique actuelle de capitulation en Indochine s’apparenterait à celle de Vichy.”
 
 
Nos manuels scolaires définissent la IVe République par son instabilité, rabâchant la thèse gaullienne, sans la mettre à l’épreuve des faits. Pourtant, en dépit de la valse des gouvernements, à y regarder plus attentivement, une furieuse continuité domine. Les gouvernements de la IVe République se font en vase clos, comme si on remuait sans cesse le même cornet rempli des mêmes petits papiers. Ainsi, Bidault sera ministre des Affaires étrangères des gouvernements Ramadier I, II, du gouvernement Schuman I, puis il sera président du Conseil, vice-président du Conseil des gouvernements Queuille II, III, de Pleven II, d’Edgar Faure I, de nouveau ministre des Affaires étrangères de Mayer I, et enfin de Laniel I, si bien qu’en dépit des discontinuités apparentes, durant une période de sept ans, il aura été au gouvernement presque cinq années. Et l’on pourrait faire le même constat pour tous, Teitgen, Faure, Pleven, Mayer, on pourrait suivre leurs nominations plus ou moins prestigieuses au sein de l’édifice gouvernemental, comme si leurs différends, leurs oppositions chaque jour ardemment mises en scène, n’étaient en réalité que les variations modestes d’une même conception, que la république n’était pour eux qu’une combinaison limitée d’opinions, les assignant ainsi aux premiers rôles, solidaires, immuables, l’éternité au cœur du temps.             
Quant à la nomenclature des gouvernements, on dirait une liste de pharaons : Schuman I, Schuman II, Queuille I, Bidault II, Bidault III, Queuille II. Et sous Queuille I, Edgar Faure est aux Finances, Jules Moch à l’Intérieur, Schuman aux Affaires étrangères, Ramadier à la Défense nationale, puis sous Bidault II, Queuille est vice-président du Conseil, Schuman reste aux Affaires étrangères, Jules Moch à l’Intérieur, Edgar Faure aux Finances, et René Mayer devient garde des Sceaux. Et nous pourrions continuer ainsi pendant des heures, des heures où défileraient les dix ou quinze membres du club des présidents du Conseil comme le zodiaque dans le ciel.


“On dit, sans doute : la guerre !” lance alors le vieil homme dans une reprise inespérée. “Seulement prenez garde, pour éviter une guerre, vous allez l’allumer partout”, rugit-il. “Si vous commettez la faute d’engager les négociations, c’est-à-dire d’abdiquer devant Hô Chí Minh, il faudra demain abdiquer à Madagascar, en Tunisie, en Algérie et, le cas échéant, gronde-t-il devant une salle électrisée, peut-être qu’il se trouvera des hommes pour dire qu’après tout, la frontière des Vosges suffit à la France. Quand on va d’abdication en abdication, on va à la catastrophe et même au déshonneur.” De nombreux bancs manifestent leur soutien par des applaudissements nourris. Les langues brûlent, on s’anime excessivement, les bonnes manières fondent comme un pain de savon. Et Viollette termine enfin son discours par une mise en garde effroyable, presque fantastique : “Toute faiblesse de notre part entraînerait l’effondrement de notre pays.”


Ainsi, la guerre, et sa litanie de violences, durait depuis le tout début de notre conquête tant les peuples s’accoutument mal d’être assujettis. Mais à partir de 1945, notre puissance ayant décliné, il devint de plus en plus difficile de se maintenir, et après le désastre de Cao Bang le sort de la colonie paraissait scellé. La guerre coûtait décidément trop cher. L’opinion se lassa. Les minces victoires obtenues par de Lattre avaient réclamé une mobilisation exceptionnelle pour un résultat dérisoire. Et puis de Lattre mourut, il fallut donc trouver autre chose. Or, l’expression qu’on entendait le plus, la réplique qui revenait souvent, la petite rengaine qu’on serinait sans cesse, parmi ce qu’on baptiserait de nos jours les éléments de langage, c’était l’espoir d’une sortie honorable. Mais on était bien embarrassé. On s’était tant pris les pieds dans le langage des responsabilités depuis huit ans. On adopta donc, une nouvelle fois, une attitude des plus solennelles, car pour cette tâche difficile, relancer la guerre pour en finir et reconquérir l’Indochine avant de la quitter, il fallait bien trouver quelqu’un. Sept commandants en chef s’étaient déjà succédé. Il y avait eu le grand Leclerc, Valluy, Salan par intérim, Blaizot, Carpentier, de Lattre, et de nouveau Salan par intérim. On en nomma donc un huitième : le général Henri Navarre. On le nomma pour trouver une solution introuvable, à un poste dont plus personne ne voulait. 
 
 
Le premier acte de son plan se déroulerait pendant la campagne 1953-54 qui commençait à peine : il s’agissait d’éviter l’épreuve de force, de développer une armée locale pour appuyer nos troupes et de reconstituer un large corps de bataille mobile. Le deuxième acte aurait lieu l’année d’après : en utilisant ce corps de bataille, qu’on aurait eu le temps de former, il faudrait infliger à l’ennemi un revers tel que la position de la France serait avantageuse pour une négociation – la fameuse sortie honorable.


“Selon moi – écrit Jomini –, la véritable et principale destination des camps retranchés sera toujours d’offrir au besoin un refuge passager pour l’armée, ou un moyen offensif… Enterrer son armée sous une place, l’exposer à être débordée et coupée… me paraîtrait un acte de folie.” Bon Dieu de merde ! se dit-il, qu’est-ce que j’ai foutu ! En effet, Diên Biên Phu n’est ni un refuge passager, ni un moyen offensif, c’est bel et bien d’enterrer son armée sur place qu’il s’agit. Il feuillette nerveusement les pages du livre : “il faut avouer que les camps retranchés – ajoute Jomini, enfonçant le clou –, n’étant guère destinés qu’à procurer un point d’appui…” Merde de merde ! Qu’est-ce qu’il raconte Jomini, il se fout de ma gueule, il délire ! Et un peu plus loin : “mais cela ne sera jamais qu’un refuge passager…” Nom de Dieu, comment ne l’avait-il pas vu ? Et le général Ély, et le bon vieux maréchal Juin, pourquoi ne lui avaient-ils pas crié : “Halte-là, relisez Jomini !”


“Et si je vous en donnais deux ?, lui lança-t-il.              
— Deux quoi ?”, répondit le ministre français, interloqué, incapable de faire le lien entre la conversation diplomatique, somme toute assez classique qu’il menait à propos de Diên Biên Phu, et cette question à la tournure tout à fait saugrenue.              
“Deux bombes atomiques…”, précisa le secrétaire d’État américain.


Mais au moment où il parle à Bidault, John Foster Dulles est déjà en responsabilité d’une tout autre opération, la chute de Jacobo Árbenz Guzmán, président du Guatemala, qui envisageait alors une réforme agraire visant à distribuer quatre-vingt-dix mille hectares de terre aux paysans les plus pauvres de son pays. Cela mettait en péril les intérêts d’une multinationale américaine, la United Fruit Company. Celle-ci refusait d’être dédommagée sur la base des trois dollars l’acre qu’elle avait pourtant elle-même déclarée au fisc, sous-évaluant ses terres afin de payer moins d’impôts. La United Fruit, victime de sa propre fraude, avait fait appel aux frères Dulles qui possédaient le plus important cabinet d’avocats de Wall Street. Les Dulles, qui étaient par ailleurs de solides actionnaires de la compagnie, organisèrent un coup d’État sur mesure qui livra le pays à une junte militaire. Le Guatemala plongea dans une longue période de violences ; il y eut des centaines de milliers de morts.
            

“Plus on approche du pouvoir, moins on se sent responsable”, pensa-t-il. Il ne se souvenait plus où il avait entendu cette phrase, et elle se mit à bourdonner en lui, autour de ce petit lampadaire qu’on appelle la conscience. “Plus on approche du pouvoir, moins on se sent responsable.” Son regard s’enfonçait dans la nuit, en direction du parc, en direction des arbres plus noirs que la nuit, plus épais. “On m’a parlé de vingt mille morts”, pensa-t-il. Chaque mot semblait chercher quelque chose en lui-même. Vingt mille morts. Navarre essaie d’imaginer ce que cela peut représenter la vie de vingt mille hommes. Il n’en sait rien. “Et les Nord-Africains, les Annamites”, pense-t-il, et cela le plonge soudain dans une sorte de perplexité, de désarroi, “des Nord-Africains… des Annamites…”, sont-ils comptés parmi ces vingt mille morts depuis le début de la guerre ? “On m’a parlé de quinze mille Nord-Africains, oui, quinze mille, et de quarante-cinq mille Indochinois, c’est vrai…” Il essaie encore de compter, de recompter, mais les chiffres s’éparpillent. La nuit est tombée. Navarre est seul. Seul avec quatre-vingt mille cadavres.


Il existerait à Paris un triangle sacré, entre la Bièvre, le parc Monceau et Neuilly, où les spécialistes prétendent avoir découvert l’existence d’un microclimat. Sous l’influence de la structure éco-paysagère des larges boulevards, des jardins des hôtels particuliers, de l’exposition idéale de vastes terrasses de café, grâce à la présence d’un léger ourlet forestier, de la douceur du feuillage du noisetier de Byzance, de la fraîcheur qu’apportent les subtiles fleurs blanches de l’arbre à perles qui, une fois fanées, se dispersent avec régularité sur les pelouses, les courbes hygrométriques diurnes (et moindrement nocturnes) se trouveraient modifiées, ce qui permettrait à une faune délicate de croître et de vivre heureuse, loin des éboulis de Belleville, au climat plus rude, et très loin des plaines mortifères du Nord de la capitale, où prolifère une population robuste mais primitive, cette zone forme une oasis, où la présence conjuguée de l’eau des bassins et de l’ombre des arbres encouragerait, depuis des lustres, la croissance d’une population protégée, les futurs hommes d’affaires.              
La consanguinité, la cognation, la filiation, l’hérédité et le lignage ne devraient pas être des termes réservés aux sauvages de l’Amazonie. Le 8e ou le 16e arrondissement de Paris, au cœur de ce triangle sacré, offrent l’occasion d’une étude poussée et détaillée de ce qu’on appelle ordinairement la famille. Dans l’environnement particulier que nous venons de décrire, des mœurs singulières se sont depuis longtemps développées, qui permettent non de remettre en cause mais tout le moins de nuancer les analyses savantes de Claude Lévi-Strauss, en recourant à sa théorie des alliances dans les mariages intertribaux, afin d’examiner le système ingénieux des combinatoires de la bourgeoisie financière, aux fortes tendances endogamiques. Ainsi, ce sont avant tout des familles qui entrent ce matin-là au 96 Haussmann, à Paris. Un cortège de dynasties. Ici, la loi fondamentale fixée par le grand ethnologue trouve une illustration extrême, démesurée. Les études sur le 8e arrondissement de Paris autorisent presque à définir une nouvelle théorie de l’alliance. Une fois extraites, des larges masses de données empiriques, les relations générales entre les unités, et isolées des lois à valeur prédictive, après une monographie détaillée de la cour de récréation du lycée Janson de Sailly, il est en effet possible d’affirmer, avec l’une des plus faibles marges d’erreur, que les structures élémentaires de la parenté dans le 8e arrondissement de Paris reposent sur huit termes, frère, sœur, père, mère, fille, fils, beau-frère, belle-sœur, unis entre eux sans presque aucune corrélation négative, de telle sorte que, dans chacune des deux générations en cause, il existe toujours une bonne raison de se marier, soit avec la sœur ou le frère de son beau-frère ou de sa belle-sœur, comme plusieurs Michelin en ont montré l’exemple, soit avec un cousin ou une cousine, croisé ou parallèle, peu importe, la bourgeoisie étant en matière de mariage arrangé encore plus permissive que le Coran, afin de tendre vers la structure de parenté la plus simple que l’on puisse concevoir et qui puisse exister, afin que tout, voitures, maisons, actions, obligations, fonctions honorifiques, postes, rentes, demeurent pour l’éternité dans la famille, et cette structure élémentaire de la parenté du 8e ou du 16e arrondissement de Paris, ramenée à sa forme la plus essentielle, s’appelle l’inceste.


Mais cela ne s’arrête pas à l’Indochine, à travers ses filiales, ses participations, son influence s’étend aux salines de Djibouti, de Sfax et de Madagascar, aux plantations de thé, à la papeterie, aux phosphates, aux verreries, aux tramways, et ils ont tous le don d’ubiquité à la Banque d’Indochine, l’un est au Comptoir national d’escompte, l’autre aux Messageries fluviales, le baron Georges Brincard est au Crédit lyonnais, Joseph Deschamp au CIC, André Homberg à la Société générale, mais peu importe, nous voyons bien que nous marchons sans cesse dans les mêmes traces, que nous nouons toujours les mêmes fils autour des mêmes pantins, et ce ne sont pas des fils de fer attachant des poignets faméliques, ce sont des fils d’or liant et reliant les mêmes noms, les mêmes intérêts, et nous remontons sans cesse les mêmes nerfs, les mêmes muscles, afin que tout le sang abonde finalement au même cœur. Et l’on pourrait continuer ainsi pendant des heures, on croiserait les mêmes cent fois, dans chaque conseil d’administration, dans chaque hôtel particulier, dans chaque arbre généalogique, comme on croisait jadis le même hévéa transplanté des milliers de fois dans la plantation de Phu-riêng, et on en vient inexorablement à penser qu’il aurait suffi, pour toute la colonie, et pour la France peut-être, puisque le Crédit lyonnais ou le CIC ne sont pas des établissements coloniaux que je sache, on en vient à se dire, réflexe pragmatique, qu’après tout, puisque le pouvoir politique n’échoit, lui aussi, qu’à quelques-uns, afin que la démocratie ne soit plus réduite à la volonté toujours versatile, et parfois douteuse, de tous, il vaudrait sans doute mieux vider le palais Bourbon des bancs d’huîtres, d’escargots et de limaçons, qui ont élu là-bas domicile depuis presque un siècle, et dont l’incompétence ravine sur la société tout entière, afin d’en finir une fois pour toutes avec cette idée fausse, captieuse, selon laquelle le grand nombre connaîtrait mieux son intérêt qu’un petit groupe d’experts dûment qualifiés, que porteraient au pouvoir leur expérience, leur connaissance des dossiers et leur dévouement au bien public. Ce serait au fond la démocratie réalisée, celle dont rêve peut-être François de Flers, tandis que la séance du conseil d’administration commence, celle dont rêvent à coup sûr bien des inspecteurs des finances. Cela éviterait que la délibération politique parasite inutilement la prise de décision. Puisqu’en dernière instance, on nous le dit sans cesse, c’est la vie économique qui dicte sa loi. Il suffirait donc d’une seule réunion par an, bien peinard, au 96 Haussmann, siège de la banque, pour évoquer à cœur ouvert les problèmes et se distribuer quelques dividendes. Un conseil d’administration pour diriger la France !


“L’an dernier, le dividende versé par action était de trois cent cinquante francs. J’ai la joie de vous annoncer… lança-t-il soudain, prenant un air de triomphe qui étonnait sur son visage lisse de commis, qu’il sera cette année porté à mille un francs !” Malgré leur correction proverbiale, on entendit un léger gloussement de satisfaction. Il faut dire que la progression était de taille, le dividende était multiplié par trois. Il était rigoureusement proportionnel au nombre de morts. Dans l’ombre de la défaite de la France, après un redéploiement général des activités de la banque d’affaires et de sa holding, c’était une prouesse remarquable. Cela méritait bien une certaine jubilation.
Flers et Beaumont échangèrent un regard complice, comme s’ils étaient dans le salon des Greffulhe, que Robert de Flers, son père, ami de Marcel Proust, avait si assidûment fréquenté. Charles-Valentin Dangelzer eut sans doute du mal à se retenir de rire. La situation était cocasse, rocambolesque même. On perdait en gagnant, et en gagnant prodigieusement ! Minost se tenait la tête penchée vers la table, songeur. Il écoutait. Peut-être explorait-il à cet instant les replis les plus intimes de sa conscience. Lui qui était né dans une petite ville de province, entre les remparts médiévaux, à l’ombre d’une étude de notaire, et non pas dans le luxe comme Flers, sans doute avait-il des infirmités cachées, un peu de pitié peut-être, un brin de remords. Peut-être entrevit-il, dans un raptus, les cadavres dévorés de mouches, les blockhaus pulvérisés, toute cette chair inerte traînant dans la boue. Il avait été un résistant de la première heure, actif, diligent, proche du général de Gaulle, l’indispensable financier de la France libre, alors, pouvait-il tolérer sans réserve ce qu’il avait cependant lui-même orchestré ? pouvait-il encaisser sans répulsion le montant effarant de si contestables dividendes ? Et puis, se demanda-t-il, lui, le parvenu, lui qui, au fond, était ici le seul à ne pas devoir sa position à sa famille ou à son mariage, lui que ses collègues, secrètement, méprisaient, ne s’était-on pas résolu à lui confier la direction de la banque à un moment critique, afin d’effacer l’opprobre de la collaboration, puis pour mieux solder les affaires indochinoises, et ainsi, en contrepartie de cette fabuleuse ascension, n’avait-il pas dû faire le sale boulot ? Il était perdu dans ses pensées, leva la tête, et tandis que les petits yeux de Beaumont se plissèrent de gratitude, il éprouva une sorte de dégoût.


Mais si les militaires avaient bel et bien pratiqué la torture, le bombardement des civils, l’emprisonnement arbitraire, si les parlementaires avaient encouragé la guerre, adoptant à la tribune le ton des grandes heures, en revanche, les administrateurs de la banque n’avaient officiellement rien dit. Ils s’étaient tenus comme toujours à l’écart, loin des conflits, dans l’ombre de leurs bureaux, leur imperméable froissé sur le siège, solidement campés devant leurs chemises de carton. Et bien sûr, si les militaires étaient responsables d’avoir interprété brutalement des ordres iniques, d’avoir en permanence renchéri sur l’autorité, cédé à l’arbitraire, si les politiques étaient responsables d’avoir soutenu, contre les intérêts du peuple, une guerre inefficace, meurtrière, et d’avoir menti sur nos intentions et nos chances réelles de victoire, s’ils avaient célébré sans cesse, bêtement, avec une mauvaise foi outrancière, nos soldats, quand c’était principalement des Arabes, des Vietnamiens ou des Noirs qui mouraient, puisque l’essentiel de notre armée était alors composé de tirailleurs, s’ils n’avaient eu de cesse d’encourager le patriotisme le plus étroit, usant de formules toutes faites, grossières, comme ils le font encore de nos jours, pour évoquer des morts véritables, usant d’un vocabulaire théâtral qui déshonore toujours la cause qu’il prétend défendre, si les militaires et les politiciens avaient commis ainsi un bien grand crime, les hommes qui étaient assis tout à l’heure sagement autour de la table, au 96 Haussmann [Banque], avaient d’une certaine manière fait pire.


Oui, se dit-il, la banque fut aussitôt, pour l’armée française, le partenaire par excellence, elle s’inscrivit dans tous les circuits de financement et d’approvisionnement du corps expéditionnaire, où elle trouva pendant six ans une formidable occasion de s’enrichir. C’est ainsi que la banque profita abondamment de la guerre qu’elle fuyait, et dont elle prévoyait, lucide, la fin. Mais la pince avait deux mâchoires. Dans le même temps où la banque siphonnait le pays de ses investissements, pensa soudain Minost en regardant le ciel, le regard comme emporté par ses tourbillons gris, au moment où la banque quittait l’Indochine, la guerre devint pour elle sa première source de revenus. En somme, au nom de l’honneur national, la banque encourageait, depuis le Parlement, une guerre meurtrière, dont elle tirait profit, et qu’elle estimait, pourtant, perdue. (…)
Dieu que les barres de justice étaient loin, que les coolies en loques étaient loin, que les enfants se tuant à la tâche étaient loin, que les coups de rotin étaient loin, et qu’il était facile d’être pragmatique, réaliste à des milliers de kilomètres, d’établir un bilan, de fixer des perspectives, quand on ne risquait pas soi-même d’avoir à se rendre sur place pour voir en face ce qui s’y passait. Et les Flers, et les Homberg, les Brincard, et toute cette concentration prodigieuse de pouvoir qu’on appelle une société, cette absence congénitale de scrupules qui devrait susciter l’effroi, peuvent bien se tenir mains jointes, manucurés, coiffés, vêtus de bonnes toiles, taillées sur mesure, sur le seuil, ce ne sont pas des personnes que l’on voit, mais des postes, ce ne sont pas des intentions, des talents, du savoir, que l’on voit, c’est la structure du monde. Et il faudrait pouvoir regarder tout ça au moins une fois, une seule fois, bien en face, toute la masse d’intérêts, de fils les reliant les uns aux autres, froissés, formant une pelote énorme, une gigantesque gueule, un formidable amas de titres, de propriétés et de nombres, comme un formidable amas de morts, fixer ne serait-ce qu’un instant la vérité monstrueuse, comme on raconte que juste avant de mourir emporté par un ouragan, l’on verrait, le visage criblé de pluie, les yeux mordus par le vent, l’œil du cyclone.


(…)  il se dit qu’ils avaient mené rondement les choses, avec succès, la banque avait encouragé la guerre, et porté à sa pointe, sans scrupules inutiles, la mission collective qui lui était assignée, affermir ses positions, augmenter ses actifs, équilibrer ses comptes, mais surtout conquérir et gagner le plus d’argent possible. (…)
Il avait seulement oublié de se dire à lui-même que tout au bout de cette logique, qui était certes devenue la nôtre à tous, celle que nous avons épousée en même temps que le privilège de n’être ni vietnamien, ni algérien, ni ouvrier, il avait totalement oublié de se dire qu’à ce jeu parfaitement conforme à l’esprit qui gouverne aujourd’hui le monde, il fallait accepter de spéculer sur tout, que rien ne pouvait être exclu a priori de la sphère des choses, et qu’à ce prix seulement on pouvait s’enrichir, et qu’à cette occasion unique et terrifiante, la guerre, ils avaient, lui, et les autres membres du conseil d’administration, spéculé sur la mort.


(…) cette guerre dont de Lattre affirmait devant dix millions de téléspectateurs qu’elle serait terminée en deux ans, tout au plus, aura duré trente ans. Trente ans. Ça fait une génération entière ayant vieilli dans la guerre, et une autre ayant passé son âge mûr dans la guerre, tout son âge mûr, et une autre encore née dans la guerre, ayant vécu dans la guerre toute son enfance et sa jeunesse. Ça en fait du monde. Et le Viêtnam reçut en trente ans quatre millions de tonnes de bombes, davantage que toutes celles larguées pendant la Seconde Guerre mondiale par toutes les puissances alliées, et sur tous les fronts. Pourtant, c’est petit le Viêtnam, ça en fait des bombes pour un si petit pays. En 1945, Hô Chí Minh avait seulement proclamé son indépendance, s’appuyant même sur notre déclaration des droits de l’homme, et, après tout, il n’avait déclaré la guerre à personne.


Le 29 avril 1975, les Américains se tirent, ils déménagent. (…)
Tout est mort. Alors, on se rue vers les derniers bateaux, les derniers hélicoptères, les derniers avions américains. Les pilotes trient les passagers, pistolet au poing. C’est la cohue. (…) Des milliers de gens partis sur des embarcations de fortune périront noyés. (…) Mais ne vous inquiétez pas, on a évacué la colonie américaine et les derniers Français. (…) Mais, vers la fin, le retrait fut piteux. Pour les retardataires, ce fut plus chaotique. Il y eut des foules pendues par grappes aux trains d’atterrissage ; et l’on vit l’ambassadeur d’Italie lui-même s’accrocher au grillage comme un vulgaire voleur. (…) Quelle atmosphère de fin du monde, quelle débâcle ! Dans l’espérance dérisoire d’une sortie honorable, il aura fallu trente ans, et des millions de morts, et voici comment tout cela se termine ! Trente ans pour une telle sortie de scène. Le déshonneur eut peut-être mieux valu.


 

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