lundi 30 mai 2022

[Benzine, Rachid] Voyage au bout de l'enfance

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Voyage au bout de l'enfance

Auteur : Rachid BENZINE

Parution : 2022 (Seuil)

Pages : 84

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Trois mois. D’après maman, ça fait précisément trois mois aujourd’hui qu’on est enterrés dans ce fichu camp. Et ça fait presque quatre ans que j’ai quitté l’école Jacques-Prévert de Sarcelles. »

Fabien est un petit garçon heureux qui aime, le football, la poésie et ses copains, jusqu’au jour où ses parents rejoignent la Syrie. Ce roman poignant et d’une grande humanité raconte le cauchemar éveillé d’un enfant lucide, courageux et aimant qui va affronter l’horreur.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Rachid Benzine est islamologue. Il a déjà publié Les Nouveaux Penseurs de l’islam (Albin Michel, 2008) et Le Coran expliqué aux jeunes (Seuil, 2013) qui ont connu un grand succès.

 

Avis :

Fabien a dix ans quand le départ subit de ses parents pour la Syrie l’arrache à son quotidien de Sarcelles. Adieu ses grands-parents, ses copains et le football, son instituteur et la poésie qu’il aime tant : rebaptisé Farid, l’enfant assiste aux rapides déconvenues de ses parents, alors que le paradis escompté s’avère un inextricable enfer. Lorsque le califat de Daech tombe, leur sort reste tout aussi désespéré, l’atrocité de leurs conditions de vie, la terreur et la violence les accompagnant au camp de réfugiés d’Al-Hol.

Le récit est d’abord le constat d’un effroyable piège : leurré par un mirage comme des papillons par la lumière, les parents de Fabien réalisent un peu tard qu’ils ont pris un aller simple pour l’enfer. Désormais prisonniers d’une organisation qui prévient toute déviance par la terreur, depuis l’encouragement à la délation au sein-même des familles jusqu’à l’exécution sommaire et pour l'exemple des candidats à la fuite ou à la désobéissance, eux qui se sont jetés d’eux-mêmes dans la gueule du loup ont pour suprême remord le sort qu’ils ont imposé à leur fils. Ici, le destin est tout tracé : les hommes meurent comme des mouches au combat ; les femmes, veuves à répétition, sont remariées aussitôt pour servir un autre soldat et pour enfanter de futurs combattants ; les enfants sont embrigadés et forcés à tuer dès le plus jeune âge. Et lorsque la défaite de Daech rassemble les survivants en prison, ou, pour les femmes et les enfants, dans des camps de réfugiés, la nasse se resserre de plus belle. Tandis que les plus radicales maintiennent la pression et la terreur parmi ces rescapées indésirables, les enfants meurent dans des conditions misérables, de faim ou de maladie, prisonniers d’une situation sans issue qu’ils n’ont pourtant pas choisie.

Rédigé à hauteur d’enfant avec la sensibilité et l’élégance de plume auxquelles l’auteur nous a accoutumés, mais aussi avec une tendresse et une poésie qui contrastent délibérément et de manière vibrante avec la barbarie, le roman soulève de nombreuses questions. Comment revivre ensemble après la guerre ? Que faire de ces enfants de bourreaux, certains innocents, d’autres dangereusement fanatisés, tous rassemblés dans une promiscuité et des conditions humanitaires catastrophiques, propices à encore davantage de haine et de violence ? Comment déradicaliser les uns, sauver les autres, avant qu’ils ne grandissent comme de véritables bombes humaines ?
 
Personne ne restera de marbre face au jeune personnage de ce très court livre qui n’aborde l’innommable qu’avec les plus extrêmes délicatesse et retenue. Pour un regard plus décapant sur un sujet du même ordre, l’on pourra poursuivre avec la lecture de Girl d’Edna O’Brien. Le sort des fillettes enlevées par Boko Haram au Nigeria et rejetées comme des pestiférées lorsque par miracle elles parviennent, un jour, à s’échapper, est tout aussi révoltant. (4/5)

 

 

Citations : 

Un jour, j’ai trouvé un petit chien dans les ruines d’une maison. Il était tout maigre. À plusieurs endroits, des touffes de poil noir manquaient. Je lui ai apporté de l’eau et à manger. Je me promenais avec lui en faisant attention qu’on ne me voie pas. Et puis je l’attachais pour qu’il ne me suive pas. On est vraiment devenus copains. Je l’ai baptisé « Achille ». Il me faisait penser à Yago, le chien de nos voisins de Sarcelles qui me sautait dessus pour me faire la fête. Un jour, j’ai osé avouer à papa que je m’occupais d’un chien et je lui ai demandé s’il voulait bien que je l’emmène à la maison. Je savais que papa avait toujours beaucoup aimé les animaux. Papa était en train de prendre le thé avec l’un des rares copains à lui de Daesh tout habillé en noir. Le gars a affirmé que l’islam recommandait de protéger les animaux. Il m’a demandé où se trouvait le chien. J’ai hésité mais quelque chose en lui m’a dit que je pouvais lui faire confiance. Nous avons parcouru les cinq cents mètres qui séparaient la maison des ruines. Quand il a vu « Achille » qui battait de la queue, il s’est approché de lui tout en douceur. Et d’un coup il l’a attrapé par le cou et Achille s’est mis à hurler très fort. Il a sorti un couteau et il l’a égorgé en disant : « Tu as ta réponse, Farid. Voilà ce qu’Allah fait aux chiens. Aux chiens d’infidèles. »


Chez nous, papa n’était presque plus jamais là. Il m’embrassait très fort chaque fois qu’il repartait au djihad. J’ai toujours eu peur pour lui mais j’essayais de ne pas y penser. Avec les lionceaux, on nous interdisait les jeux vidéo et la télé, même à la maison. À l’école on avait le droit à la télé mais seulement pour nous montrer des trucs que j’aimais pas du tout. Et j’étais pas le seul. On nous a montré des vidéos où des enfants de l’État islamique tuaient des gens en criant des formules islamiques en arabe. Ils portaient le même uniforme que dans notre école. Ils avaient un pistolet et ils tiraient dans la tête d’un monsieur à genoux. Il y avait des chants en arabe à la gloire du calife Baghdadi et puis on retrouvait l’enfant qui avait tiré dans un beau jardin avec de l’eau et des fleurs. Il avait une ceinture d’explosifs autour de lui. Il était entouré d’autres enfants habillés comme lui. Et tous ils chantaient à la gloire de l’État islamique en brandissant des armes. L’émir de l’école nous a dit qu’il s’était fait exploser quelques jours après à la sortie d’une école, dans une ville tenue par Bachar el-Assad, et que ses parents ont remercié le calife de lui avoir permis de mourir en martyr. Il nous a dit aussi que c’était un exemple pour nous tous. Et puis l’émir a crié : « Vous allez tuer les kouffâr ! » Comme personne réagissait, il nous a tous engueulés et on a été obligés de crier tous ensemble : « Allahou akbar ! » « Vous allez venger le sang des musulmans ! » « Allahou akbar ! » « Vous allez être volontaires pour les opérations-martyres ! » « Allahou akbar ! » En vrai, même si on aurait adoré être dans le film pour que nos parents soient fiers de nous, on avait surtout la trouille. Mais personne n’en a parlé.


Les regards disent tout et ils sont déjà de trop. Faut dire qu’à l’école des lionceaux du califat, on nous avait appris qu’il fallait surveiller tous les gens. Même les enfants. Et même nos parents. Si on avait l’impression qu’ils faisaient quelque chose de pas bien, quelque chose qui déplairait à Allah ou au calife Ibrahim, il fallait les dénoncer. Sinon, on pouvait aller en enfer. Dans l’État islamique, tout le monde surveille tout le monde.
 

On a fini à Baghouz. Là, pendant trois mois, j’ai vu les voisins et mes copains mourir, ou perdre un bras, une jambe. Les deux. Ou être défigurés. On s’entassait dans des tunnels. On avait l’impression que chaque bombe était celle qui allait nous tuer. Ce qui m’est arrivé de pire c’est quand le gosse qui était à côté de moi dans une tranchée a explosé à cause d’une bombe. J’avais des morceaux de lui partout sur moi. Je me suis mis à trembler, à hurler, à essayer de repousser tous ces morceaux de chair. Je n’oublierai jamais ça. Et ça me réveille encore toutes les nuits. C’est là que maman a adopté Fatima, une petite de cinq ans dont les parents et les frères et sœurs ont tous été tués dans les bombardements de la coalition. C’est comme ça que maman appelle nos ennemis. Elle ne parle plus de kouffâr ou d’ennemis de l’islam. Je crois qu’elle est vraiment fâchée avec Daesh mais elle ne m’en parle pas. Je crois qu’elle a toujours peur que je la dénonce et qu’elle finisse comme sa copine qui se balançait à un réverbère. C’est affreux quand les parents ont peur de leurs enfants. Quelqu’un m’a dit que les nazis et les fascistes faisaient ça aussi. J’ai demandé à maman si c’était aussi des musulmans. J’ai pris une claque comme réponse. Et elle a ajouté : « Ils sont comme Daesh. »


Il y a vraiment un nombre incroyable de femmes et d’enfants ici. Ce qui m’a frappé tout de suite c’est l’état des enfants : tous maigres. Beaucoup handicapés, avec des pansements sur la tête, très sales, avec un membre en moins, des yeux crevés. Tout le monde est tassé. Maman dit qu’on a un mètre carré par personne. On a retrouvé les femmes qui nous menaçaient tout le temps à Baghouz et qui nous interdisaient de nous rendre. C’est les mêmes qui disaient que les Kurdes allaient enlever les enfants. Ici aussi elles font la loi. Elles nous menacent encore et surveillent tout ce qu’on fait. On sait pas si ce sont toujours des folles de Daesh ou si elles balancent tout aux gardes kurdes. Ou les deux à la fois. Dès qu’elles s’approchent, les gens se taisent. Et on fait toujours attention à ce qu’on dit. Même quand elles ne sont pas là parce que d’autres femmes pourraient rapporter ce qu’on dit ou ce qu’on fait. Juste parce qu’elles aussi elles ont peur. Malgré tout, il y a une entraide entre beaucoup de femmes. Certaines ont réussi à cacher leur téléphone. Elles les enterrent sous les tentes pour que les gardes ne les trouvent pas. Parce que les Kurdes passent des fois avec des détecteurs pour repérer les téléphones. Elles les rechargent grâce aux lampes solaires que la Croix-Rouge nous a fournies pour nous éclairer un peu la nuit. Il y a des prises USB dessus. Ça marche beaucoup par le troc ici. Je t’échange un paquet de couches pour bébé contre des appels téléphoniques. Je garde ta fille pendant que tu vas aux toilettes contre un peu de sucre. Je te prête mon fils pour tirer ta carriole d’aide humanitaire contre un verre de pois chiches.


Dès notre arrivée, on nous a donné des choses à manger, à boire, des chaussettes et un matelas en tissu chacun. J’ai d’abord cru qu’elles étaient trop grandes les chaussettes parce que l’élastique ne tenait pas et elles se ratatinaient sur mes chevilles. Mais j’ai compris quand maman a dit : « Mon pauvre petit, tu es tellement maigre qu’elles ne te tiennent même pas au mollet. »
 

Partout ça pue les excréments. On n’arrive pas à se laver. On est pleins de crasse noire. Pendant les deux premiers mois, il faisait tellement froid qu’on allait même pas aux toilettes. On sortait plus. J’avais mal jusqu’à l’intérieur de mes os. Maman m’a confectionné un bonnet avec des bandes de tissu pour que j’aie moins froid. On ne se lavait plus et on faisait nos besoins juste à côté de nous. On a attrapé des tas de boutons, de plaques qui démangent et de croûtes sur la peau. Finalement c’est Selim qui a les fesses les plus propres parce qu’on lui change ses couches. Pas aussi souvent qu’il le faudrait mais quand même.


Un jour, je ne sais pas ce qui est arrivé à des mères de l’enclave. À plusieurs, elles ont couru vers la porte. Elles ont commencé à l’escalader et elles ont jeté leurs bébés vers les déplacées. Je crois qu’elles voulaient qu’on les prenne pour qu’ils ne meurent pas. Plusieurs ont été grièvement blessés. Mais ils ont été soignés. Et comme les mères étaient toutes en niqab, on ne savait pas à qui les rendre. Je crois que les mères ont réussi leur coup. C’est terrible pour une mère d’abandonner son enfant. Mais c’est comme ça qu’elles ont pu les sauver.  


Depuis quelque temps, maman est moins prudente. Je crois qu’elle est en train de déprimer. Elle sait pourtant que dans le camp il y a ces dames de Daesh qui sont méchantes. C’est elles qui nous disaient de ne pas nous rendre, que les enfants allaient être enlevés par les Kurdes. Et maintenant qu’elles sont dans le camp elles continuent. Elles continuent leur propagande pour nous faire peur. Maman se lâche des fois. Elle me dit : « C’est une mafia. Depuis le début, tout ça, c’est juste une mafia. » Des fois maman elle dit qu’elle voudrait bien que la France laisse rentrer au moins les enfants. Mais elle se met aussitôt à pleurer en regardant Selim qui s’accroche toujours à elle. Et puis elle dit : « Mais au moins vous pourriez vivre. »


Les gens sont sensibles au sort des enfants soldats. On dit que ce sont des victimes. Mais seulement s’ils sont pas musulmans. Et elle dit que moi et Selim on n’a jamais été des enfants soldats, on a tué personne. Et pourtant on nous laisse mourir ici. Elle dit même que cette guerre a tué plus d’enfants que de militaires. J’avais jamais pensé à tout ça. Et je vois bien que ça fait de la peine à maman. Je crois qu’elle se reproche tout le temps de m’avoir emmené dans cette galère au lieu de me laisser réciter mes poèmes à monsieur Tannier.


Les poèmes ça a pas besoin de la vérité. Les poèmes ça existe pour faire plus beau que la réalité. Maman pleure souvent quand je lui lis mes poèmes à sa gloire. Alors je lui écris aussi des poèmes qui font rire. Et des poèmes qui font rêver. Et des poèmes qui font tout oublier. Qui parlent d’un monde qui n’existe pas mais où on aimerait bien habiter. Où on serait heureux. Je crois que c’est des poèmes sur le paradis que j’écris en fait ces fois-là. Mais pas le paradis de Daesh, avec des ennemis et des gens qu’il faut tuer. Avec un calife qu’il faut vénérer. Un vrai paradis où tout le monde s’aime, et les animaux et tout ce qui existe. Un paradis où personne ne veut du mal aux autres. Un paradis où qu’on soit musulman ou pas c’est pareil. Un paradis comme à Sarcelles.
 

Balaban est entré dans notre enclave un matin. Il est venu me voir. Il m’a dit de me cacher. On devait m’emmener pour être interrogé. Mais il savait qu’il se passait des choses pas belles là où on torturait les enfants de Daesh. On voulait nous faire dire qu’on avait tué des gens et on nous mettait en prison. Balaban m’a dit : « Aujourd’hui, c’est Amine qui dirige les interrogatoires. C’est le plus cruel. Il paraît que des enfants du camp sont déjà morts entre ses mains. Des mamans réclament leurs fils. Des adolescents qui ont été emmenés pour être interrogés et qu’on n’a jamais revus. » Avant de me cacher j’ai demandé à maman si j’étais un adolescent. Elle m’a rassuré en me disant que je n’avais pas encore onze ans. C’est vrai ça, à partir de quel âge on n’est plus un enfant ? Et on ne mérite plus la compassion des gens parce qu’on est responsable ? À onze ans, je suis un monstre ou une victime ? Pourquoi je dois me poser ces questions à mon âge ? Qu’en pense Allah ? Et qu’en penserait Jacques Prévert ?


Les malheurs des enfants, je crois que ça n’intéresse jamais vraiment les gens. Sinon, ça ferait longtemps qu’on les ferait plus souffrir. Et il y aurait depuis longtemps une Convention internationale des droits de l’enfant.

 

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