vendredi 25 mars 2022

[Kokantzis, Nikos] Gioconda

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Gioconda (Tziokonta)

Auteur : Nikos KOKANTZIS

Traducteur : Michel VOLKOVITCH

Parution : en grec en 1975
                   en français en 2012 (Aube)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Nìkos, un adolescent, et Gioconda, une jeune fille juive, s’aiment d’un amour absolu jusqu’à la déportation de celle-ci à Auschwitz, en 1943.
Un récit lumineux d’une initiation amoureuse, vibrant de naturel et de sensualité malgré la haine et la mort.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né à Thessalonique en 1930, Nìkos Kokàntzis découvrira l’amour avec Gioconda en 1943. Juive, celle-ci sera déportée à Auschwitz… et n’en reviendra pas. En 1975, Kokàntzis décide de raconter leur histoire d’amour, pour que Gioconda revive à travers ses mots. Il a étudié la médecine puis la psychiatrie à Londres. Il est mort en 2009.

 

 

Avis :

Né en 1927 à Thessalonique, l’auteur n’était encore qu’adolescent lorsqu’il y vécut ce qui devait rester sa plus grande histoire d’amour. Lui et sa jolie voisine juive, Gioconda, s’aimèrent passionnément, jusqu’à ce que, en 1943, la jeune fille fût déportée avec sa famille à Auschwitz, pour ne jamais en revenir. Trente ans plus tard, l’homme mûr décide de raconter cette histoire, pour que jamais l’oubli ne l’efface.

Le monde devenu fou n’empêche pas l’amour de naître, et tout peut bien s’écrouler, ces deux-là n’ont d’yeux l’un que pour l’autre. Les persécutions antisémites s’intensifient, les bombes pilonnent la ville toute proche : rien ne vient entamer la magie de leur fusion amoureuse, alors que leur jeune innocence s’initie aux vertiges de leur toute neuve sensualité. C’est en ressuscitant l’ingénuité de la découverte, et sans doute aussi en idéalisant un souvenir poli par trois décennies de nostalgie, que l’écrivain revit dans ces pages ses tendres ébats avec celle que la tragédie devait figer à jamais dans une mythique perfection.

Cet amour paraît d’autant plus lumineux et déchirant, qu’il est impuissant à conjurer ce qui n’apparaît qu’en sombre filigrane du récit, dans un contraste cruellement impitoyable. Avant d’être définitivement arraché, le fragile voilage que l’amour du jeune couple interpose entre son intimité et la terrible réalité du monde laisse malgré tout discrètement entrevoir l’approche inéluctable de ce que tous refusent encore d’appréhender. Et si seules de brèves mentions en parsèment le texte, c’est bien le sort monstrueux de la ville de Thessalonique, alors majoritairement juive, qui vient gonfler l’inguérissable chagrin du narrateur et hanter son récit. Sur les dizaines de milliers de Juifs de la ville, seulement deux pour cent échappèrent à la mort...

Ce très court livre, qui n’évoque que la lumière pour mieux dénoncer l’indicible, est bouleversant. Quel plus beau et plus puissant contre-pied à l’abjection et à la haine qu’un indestructible amour ? (4/5)

 

Citations :

Et tout en étant certain de l’avoir perdue sans retour, je me laissais aller à imaginer qu’en cet instant, assis tout seul, j’allais sentir soudain une main se poser sur mon cou, et je me retournerais, et ce serait elle, dans la lumière du soir, silencieuse, pleine d’amour, la bouche pleine de baisers impatients d’être offerts. Alors une décharge de joie me traver­sait, et aussitôt je retombais plus bas encore, frappé de nouveau par la laideur du monde réel, je compre­nais qu’évidemment rien de tel ne se produirait, que si je restais assis sur ma pierre, seul dans l’air du soir embaumé de thym, pour pleurer, l’histoire s’arrêterait là, tout simplement, avec moi sur ma pierre, seul et pleurant.

Je crains parfois qu’arrive un jour où je commencerai d’oublier les détails. Cette idée me terrifie. Je veux garder en mémoire à jamais tout ce qui s’est passé entre nous, l’instant le plus infime – toutes les fois où elle m’a dit « je t’aime », toutes les fois où elle m’a touché de cette façon qu’elle seule, d’instinct, connaissait. Me souvenir à jamais de sa voix quand elle chuchotait, le contact de ses lèvres, l’odeur de son corps. Me souvenir non seulement de ce qui fut dit, mais de tous nos silences. Les gens meurent seulement quand nous les oublions. Gioconda doit rester vivante aussi longtemps que je vivrai – et plus longtemps que moi. Vivante ainsi que je l’ai connue, s’épanouissant sous mes regards, mes caresses, mes baisers.

Ils vinrent les chercher par une chaude fin d'après-midi. Un grand camion militaire arriva, avec trois soldats allemands et un officier, peu bavards, méthodiques et presque polis. Les voisins regardaient aux fenêtres, des enfants s’étaient rassemblés autour du véhicule, observant ce qui se passait avec une curiosité muette. Mes parents et moi étions chez eux pour les aider et leur dire adieu. On parlait peu, on s’affairait en hâte, en accordant beaucoup d'importance à des détails superflus. Chacun n'avait le droit d'emporter que quelques habits et un peu de nourriture. Tout cela fut entassé dans deux vieilles valises et un paquet maladroitement ficelé.  
(...)  
Les soldats les aidèrent à monter, leur passèrent les valises et le paquet, montèrent à leur tour, relevèrent le battant et mirent la chaîne. L’officier se tourna vers mon père et, à notre surprise, le salua militairement en claquant des talons, avant de monter à côté du chauffeur. Le camion démarra, avança jusqu'au coin de notre petite rue, tourna dans l'avenue et disparut à nos yeux. Le bruit nous parvint encore assez longtemps et tant que nous l’entendîmes, nous restâmes. Puis il cessa et tout fut tranquille. Les voisins s'étaient retirés chez eux en fermant les volets. Les enfants avaient disparu. Dans la cour de leur maison vide, nous étions totalement seuls.  Nous rentrâmes chez nous. 
 
Gioconda était juive, comme de nombreux Salo­niciens : la ville fut pendant des siècles, et jusqu’à son rattachement à la Grèce en 1913, peuplée en majorité par des juifs ; ceux-ci, en 1940, se comptaient encore par dizaines de milliers.         
Ils furent tous déportés en 1943. Presque tous – dont Gioconda – sont morts à Auschwitz ; mille à peine sont revenus. Et si quelques livres (dont l’admirable Sarcophage de Yòrgos Ioànnou) ne rappelaient pas leur existence avec tendresse, leurs traces elles-mêmes pourraient bientôt s’effacer : nombre de Grecs, ces temps-ci, voulant croire à une Thessalonique éternellement et purement hellène, s’empressent d’oublier tout ce qui, dans l’histoire de la ville, pourrait contredire cette vision grandiose.         
La ville elle-même a en grande partie disparu. Des vagues de béton ont recouvert ses villas et ses jardins. Cinquante ans après, il ne reste rien des personnages et des lieux évoqués dans ce récit ; ce qui lui donne, si véridique soit-il, des allures d’histoire de fantômes. La Thessalonique d’avant-guerre est plus lointaine, désormais, que l’Inde ou que la Chine.


 

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